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État

L’État est constitué par l’ensemble des institutions politiques, administratives, juridiques, policières et militaires qui organisent les pouvoirs et les services publics. La mission spécifique de l’État est d’organiser la vie collective des citoyens dans le respect des droits de chacun. Pour cela, il lui faut établir, maintenir et, le cas échéant, rétablir la paix civile afin de garantir l’unité de la cité et d’assurer la sûreté des citoyens. L’ordre public ne peut résulter que d’une organisation contraignante de la société reposant sur des obligations et des interdits. L’État exerce donc un pouvoir de contrainte. Il serait illusoire de prétendre gérer une société en n’ayant recours qu’à des moyens de persuasion ; le cas échéant, des moyens de contrainte doivent pouvoir obliger les individus à respecter le « contrat social » qui fonde l’ordre et la cohésion de la cité. L’État se donne, au nom de l’intérêt général, la mission de suspendre l’état de guerre civile entre les citoyens lorsque ceux-ci se soucient seulement de faire prévaloir leurs intérêts particuliers.

Il existe un droit et un devoir de défense de la société contre ceux qui troublent l’ordre public. Une société de droit ne peut se dispenser d’une justice et d’une police institutionnalisées, capables de « mettre hors d’état de nuire », c’est-à-dire de neutraliser par la « force publique », les individus et les groupes qui mettent en danger la paix civile. On ne saurait donc organiser une société de justice et de liberté sans reconnaître la légitimité de l’obligation de la loi et de la contrainte de la justice.

Une question se pose dont l’enjeu politique est décisif : si la contrainte sociale et l’usage de la « force publique » sont nécessaires pour assurer la paix civile, quels sont les moyens légitimes de cette contrainte et de cette force ? Les États répondent à cette question en revendiquant pour leur propre compte le monopole de la violence légitime. Certes, la contrainte légale (définie par le droit pénal) pouvant impliquer la violence physique n’est pas l’unique moyen auquel l’État a recours pour organiser la société. Dans une démocratie, l’État veut persuader les citoyens, mais, dans le même temps, il se donne les moyens de les dissuader et cela implique déjà une menace contraignante. Ainsi la contrainte et, en dernier ressort, la violence sont les moyens spécifiques de l’action de l’État. Il existe une relation organique entre l’État et la violence. Ce lien est irréductible ; il est constitutif de l’État.

L’État fonde la légitimité de sa propre violence sur la nécessité de s’opposer efficacement à la violence des individus et des groupes sociaux qui troublent l’ordre public. Certes, il peut exister des situations limites où il s’avère difficile, voire impossible, sans recourir à la violence, de neutraliser et de mettre hors d’état de nuire des délinquants, dont la dangerosité publique est avérée et qui sont « prêts à tout » pour atteindre leurs fins. Mais on fait subir à la pensée politique une grave distorsion en prenant prétexte de ces cas limites où la violence peut être nécessaire, pour construire une doctrine qui confère à l’État le droit de recourir normalement à la violence physique pour assurer la paix civile. Dès lors que les citoyens ont, une fois pour toutes, concédé à l’État le droit de recourir à la violence pour maintenir l’ordre public, il sera facile à l’État d’invoquer ce droit pour défendre sa propre sûreté contre les citoyens dans l’exercice de leur fonction. Ce seuil franchi – et l’histoire nous montre que ce n’est pas une hypothèse d’école –, l’État ne constitue plus une garantie pour la sûreté des citoyens, mais une menace pour elle. Car l’ordre étatique tend à normaliser aussi les opinions. L’État est continuellement tenté de criminaliser la dissidence et de la réprimer comme une délinquance. L’histoire officielle de l’État, comme celle de la guerre, est écrite par les survivants et les vainqueurs ; elle passe par profits et pertes les victimes innocentes de l’État qui se trouvent souvent condamnées à l’anonymat et à l’oubli.

En institutionnalisant la violence comme moyen normal – qui sert de norme – et régulier – qui sert de règle – de gérer les inévitables conflits qui surgissent au sein de la société, l’État lui donne droit de cité. Dès lors, c’est l’ensemble des rapports sociaux qui se trouvent contaminés par la logique de la violence. En démocratie, le but premier de la politique est de mettre la violence hors la loi ; aussi l’État va-t-il à l’encontre de ce but en mettant la violence dans la loi.

Certes, l’État démocratique et l’État totalitaire ne présentent pas le même visage et ne méritent pas le même jugement. Mais si leur rapport à la violence est différent dans la pratique, il ne l’est pas vraiment dans la théorie. Entre la doctrine de l’État libéral et celle de l’État totalitaire, il y a continuité. Celle-ci procède de celle-là ; elle lui emprunte non seulement l’essentiel de son argumentation, mais aussi l’essentiel de son arsenal technique. L’État libéral est lui-même sous-tendu par une idéologie de la violence nécessaire et légitime qui porte déjà en elle l’idéologie qui servira à l’État totalitaire pour affirmer sa propre légitimité. La machine bureaucratique fabriquée par l’État libéral est toujours prête à servir un régime totalitaire. Les garanties constitutionnelles et légales pourront rester ; il suffira qu’elles restent lettre morte. L’histoire nous montre souvent que la démocratie est durement et durablement malmenée par les violences des agents de l’État contre les citoyens, alors même qu’ils prétendent agir pour garantir la paix civile.

La raison d’État choisit trop souvent d’ignorer les raisons de la démocratie. Lorsque l’idéologie sécuritaire, au nom de la nécessité de l’ordre, innocente l’État de ses actes de violence, alors peut naître la tyrannie. L’idéologie de la violence légitime engendre et nourrit les doctrines de l’État totalitaire. Pour combattre celles-ci, il faut commencer par récuser celle-là dès le moment où elle apparaît, feutrée et bien intentionnée, au sein des doctrines de l’État démocratique. La philosophie politique de la non-violence récuse les doctrines de l’État en ce qu’elles engendrent par elles-mêmes un processus de légitimation idéologique de la violence qui menace la démocratie.

La non-violence postule une transformation profonde et constante de l’État dans la mesure même où elle vise à résoudre les conflits sans recourir à la violence. Cependant, un tel processus ne saurait conduire à la disparition de tout pouvoir politique de contrainte. Vouloir construire une société sans gouvernement, sans lois, sans police et sans justice relève de l’utopie. Une telle société, si elle était jamais instituée, se déstructurerait aussitôt sous l’effet de la force dissolvante des individualismes et des particularismes, et ferait en définitive le lit des mafieux. Les réseaux du banditisme viendraient occuper tout naturellement les espaces sociaux vides de toute présence « policière ». La société tout entière deviendrait une « zone de non-droit ». Aussi le projet de société qui s’inspire de la philosophie de la non-violence vise-t-il à instituer un pouvoir politique de régulation, de coordination, de médiation, d’arbitrage et, le cas échéant, de contrainte qui soit un « équivalent fonctionnel » de l’État. Un tel pouvoir politique se différencierait profondément de l’État dans son rapport à la violence. Plutôt que de supprimer les conflits par la violence, il s’efforcerait de les assumer et de les résoudre par la non-violence. Cet effort devrait s’enraciner dans une volonté politique tenace et s’incarner dans des solutions techniques suscitées par une vigoureuse inventivité institutionnelle. Celles-ci ne pourraient être trouvées dans un quelconque manuel théorique ; elles devraient être mises en œuvre progressivement à travers de multiples expérimentations sociales qui ne seraient pas conduites en marge de la société mais constitueraient un investissement institutionnel prioritaire.

La non-violence politique ne saurait être absolue ; elle est nécessairement relative, c’est-à-dire reliée aux hommes, aux situations et aux événements. Il ne s’agit donc pas de partir de l’idée pure d’une société parfaite pour tenter ensuite de la plaquer sur la réalité, mais, à partir de la réalité des violences, de créer une dynamique qui vise à les limiter, à les réduire et, pour autant que faire se peut, à les supprimer.

Il existe une réaction en chaîne des violences économiques, sociales, culturelles, politiques, policières et militaires qu’il est impossible d’interrompre dès lors qu’à un moment ou un autre de ce processus, la violence se trouve légitimée par une idéologie. Pour rompre la logique de la violence, la seule voie est le développement d’une dynamique qui inverse le processus violent des conflits. C’est cette dynamique que la philosophie politique de la non-violence invite à mettre en œuvre.

Dans cette perspective, une tâche primordiale du pouvoir politique serait de mettre en place une politique d’éducation et de formation permanentes à la gestion non-violente des conflits pour tous les citoyens. C’est à travers une telle politique que le gouvernement pourrait créer les conditions qui lui permettent d’exercer son autorité sans devoir recourir à des méthodes de coercition violente. Mais pour créer cette dynamique sociale et politique, il ne faut pas tant compter sur les hommes d’État que sur les citoyens. Il appartient à la société civile de se mobiliser pour construire un contre-pouvoir qui oblige les dirigeants politiques à prendre des décisions qu’ils ne prendraient pas par eux-mêmes. Les hommes d’État ne suivront que si, sur le chemin de la non-violence, ils sont précédés par les citoyens.

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