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Démocratie
Pendant des siècles, le principe du commandement a
structuré l’organisation politique des sociétés. Corrélativement, l’obéissance
des individus au pouvoir – celui du Père, du Chef, du Prince, du Roi, de Dieu
– a été le fondement du lien social qui garantissait l’unité de la
collectivité. De ce fait, l’individu se trouvait privé d’une réelle
autonomie. C’est au cours d’un long processus historique que les sociétés
ont offert à chaque citoyen la possibilité de devenir libre et souverain, et
de se gouverner lui-même. Ce processus s’identifie à l’émergence de la démocratie. Aujourd’hui, il est généralement admis que la démocratie
est le projet politique qui correspond le mieux à celui d’une société de
justice et de liberté. Mais le concept même de démocratie se trouve recouvert
d’une ambiguïté fondamentale. Selon son sens étymologique, le mot démocratie
signifie « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Mais le mot démocratie signifie plus fondamentalement un gouvernement qui
respecte les libertés et les droits de l’être humain, de tout homme et
de tous les hommes. Ces deux significations ne sont pas contradictoires, mais
pour réaliser la démocratie, le peuple doit porter en lui l’exigence éthique
qui fonde l’idéal démocratique. La démocratie est un pari sur la sagesse du
peuple. Or, cette dernière n’est pas toujours au rendez-vous de l’événement
politique. Le peuple peut devenir une foule, et la passion s’empare plus
facilement d’une foule que la raison. En réalité, la vraie démocratie n’est pas
populaire, mais citoyenne. La démocratie veut être le gouvernement
des citoyens, par les citoyens et pour les citoyens. C’est la citoyenneté
de chaque femme et de chaque homme de la cité qui fonde la démocratie. C’est
l’exercice de la citoyenneté qui donne à l’existence de l’individu sa
dimension publique. L’homme est essentiellement un être de relation,
capable de s’allier aux autres hommes par la parole et l’action. Il n’accède
à l’existence que par cette relation fondée sur la reconnaissance mutuelle
et le respect réciproque. Cette reconnaissance et ce respect permettent de
construire une société fondée sur la liberté et l’égalité. L’idéal démocratique
implique une « égale » répartition entre tous les citoyens à la
fois du pouvoir, de l’avoir et du savoir. Cet idéal est parfait, mais il présente
l’inconvénient majeur d’être irréalisable. Cependant, il indique une
direction, permet une pédagogie et crée une dynamique. Dans une société composée de millions de personnes,
la « démocratie directe », si elle est intellectuellement
concevable, n’est pas réalisable. Dès lors, les citoyens doivent choisir des
représentants auxquels ils délèguent leur pouvoir par l’organisation d’élections.
Cependant, dans une « démocratie représentative », la parole des
citoyens n’a guère d’importance qu’au moment des élections et, éventuellement,
des référendums. L’espace public dans lequel le citoyen exerce son droit de
parole tend à se réduire aux dimensions de l’isoloir. Si l’essence de la démocratie
est la décision publique, rien n’est alors moins démocratique qu’une société
où le citoyen n’a réellement la possibilité de décider que dans la
solitude de l’isoloir. Nous ne saurions évidemment méconnaître le rôle décisif
de l’organisation d’élections libres dans la longue marche des peuples vers
leur libération des tyrannies et des despotismes. Mais si des élections libres
sont nécessaires à la démocratie, elles ne lui sont pas suffisantes. Pour
construire une « démocratie participative », il revient aux
citoyens de s’organiser pour exercer une réel « contrôle démocratique »
du pouvoir de décision de leurs représentants élus. La démocratie prétend fonder sa légitimité sur la
loi du nombre. Mais celle-ci peut ne pas correspondre au respect du droit. La
loi de la majorité ne garantit pas le respect de l’exigence éthique qui
fonde la démocratie. La dictature du nombre peut être plus implacable que la
tyrannie d’un seul. Que doit-il advenir lorsque la volonté du plus grand
nombre, c’est-à-dire « la volonté du peuple », s’oppose à la
justice et s’accommode de la tyrannie ? Pour le citoyen démocrate, il ne
peut y avoir aucun doute : l’exigence éthique doit primer sur la
volonté de la majorité, le droit doit prévaloir contre le nombre. En
vraie démocratie, le respect du droit est plus contraignant que le respect du
suffrage universel. La citoyenneté ne saurait être fondée sur la
discipline collective de tous, mais sur la responsabilité et donc l’autonomie
personnelle de chacun. L’histoire nous apprend que la démocratie est beaucoup
plus souvent menacée par l’obéissance aveugle des citoyens que par leur désobéissance.
Au nom de sa conscience, chaque citoyen peut et doit s’opposer à la loi de la
majorité lorsque celle-ci engendre une injustice caractérisée. Il existe
ainsi un civisme de dissentiment, une dissidence civique qui, au nom de l’idéal
démocratique, refuse de se plier à la loi de la majorité. Lorsque, au sein d’une même société, tous les
individus aspirent à se gouverner librement en faisant prévaloir leurs droits
légitimes, surgissent inévitablement des conflits. La démocratie est
conflictuelle. Il importe alors que les conflits qui surviennent entre les
citoyens ne dégénèrent pas en affrontements violents. L’objet de la démocratie
est de gérer les conflits en maîtrisant la violence ; l’une de ses tâches
principales est d’inventer des institutions pour réguler de manière
constructive les conflits par des méthodes non-violentes. Ainsi, la maîtrise démocratique
de la violence est l’un des éléments essentiels d’une culture de la
non-violence. Ce qui garantit la démocratie, ce n’est pas un
État tout-puissant mais l’État de droit. Les menaces qui
pèsent sur l’ordre démocratique sont d’abord engendrées par les idéologies
fondées sur la discrimination et l’exclusion, qu’il s’agisse du
nationalisme, du racisme, de la xénophobie, de l’intégrisme religieux ou du
libéralisme économique exclusivement fondé sur la recherche du profit. Dès
lors, promouvoir et défendre la démocratie – ces deux démarches se
renforcent l’une l’autre et doivent être entreprises ensemble –, c’est
d’abord lutter contre ces idéologies dont les germes prolifèrent aussi bien
à l’intérieur qu’à l’extérieur de la société. Elles ne connaissent
en effet pas de frontières. Les idéologies antidémocratiques sont toutes liées
à l’idéologie de la violence. Elles n’hésitent jamais à proclamer que la
violence est nécessaire et légitime dès lors qu’elle est mise à leur
service. C’est pourquoi, en définitive, la menace contre la démocratie est
toujours celle de la violence et, par conséquent, la défense de la démocratie
est toujours une lutte contre la violence et donc contre les idéologies qui
la véhiculent. Les menaces qui pèsent sur la démocratie ne
s’expriment pas seulement par la diffusion d’idées perverses minant les
principes de la démocratie ; elles se manifestent aussi et surtout par
l’organisation d’actions qui visent à déstabiliser les institutions de la
démocratie. La lutte contre ces idéologies ne saurait donc se réduire à un débat
d’idées ; elle doit être un combat. Il revient donc aux citoyens qui
restent attachés à la démocratie de se mobiliser, de se rassembler et de
s’organiser pour résister. Mais, là encore, il est essentiel que les moyens
de la lutte pour la défense de la démocratie soient cohérents avec les
valeurs et les principes de la démocratie, c’est-à-dire qu’ils soient non-violents. Pour instituer la citoyenneté, il importe de se référer
à des principes universels qui reconnaissent et garantissent les droits et les
libertés inaliénables de tout être humain. Dès lors que, pour fonder la
citoyenneté, on se réfère à des critères particuliers, que ce soit
l’ethnie, l’idéologie ou la religion, la démocratie est déjà niée. Car
on crée ainsi des divisions, des oppositions et des conflits qui risquent fort
de dégénérer un jour en violences. La citoyenneté n’est possible
qu’entre des hommes qui, au-delà de toutes leurs différences, se
reconnaissent égaux et semblables. Dans les sociétés pluriethniques et
multiculturelles qui sont désormais les nôtres, il n’y a de démocratie
possible que si nous savons trouver des référents éthiques qui puissent
fonder une citoyenneté commune. Seule, la philosophie peut apporter ces
référents éthiques communs. Autogestion
Désobéissance
civile
État
Politique
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