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Guerre
La guerre a souvent été honorée comme une épopée
héroïque au cours de laquelle les hommes faisaient montre des plus hautes
vertus, celles-là mêmes dont ils étaient incapables de témoigner en temps de
paix. On a alors exalté le courage et le désintéressement de ceux qui
quittaient leur maison et acceptaient de sacrifier leurs intérêts particuliers
pour s’en aller risquer leur vie pour la défense de leur patrie. La guerre,
a-t-on prétendu, substitue l’héroïsme des soldats à l’égoïsme des
individus qui prévaut en temps de paix. La guerre serait ainsi un événement
spirituel au cours duquel les grands peuples accomplissent leur destin. En réalité, l’état de guerre implique une
inversion radicale du code social de bonne conduite : l’obligation
universelle, inconditionnelle, éternelle, de la conscience raisonnable :
« Tu ne tueras pas » – cette exigence primordiale de la
philosophie qui fonde la vie en société – est non seulement suspendue et
contredite, mais récusée, niée, annulée, ridiculisée. Dès la déclaration
de guerre, les hommes sont sommés d’obéir au commandement impératif :
« Tu tueras ». Et malheur à celui qui refuse d’obéir ! La
guerre est toujours précédée et accompagnée d’une propagande qui incite au
meurtre de l’ennemi, le plus souvent à sa haine. Cette propagande est
porteuse de l’idéologie de la violence qui légitime et honore le meurtre. La
guerre est terrible, non seulement en ce qu’elle inflige l’humiliation aux
vaincus, mais aussi en ce qu’elle apporte la gloire aux vainqueurs. Cette
« gloire » acquise par le meurtre signifie la plus grande défaite
de l’humain. Tout commence par l’exaltation de la noblesse
d’une cause et tout se termine par l’acceptation des violences les plus
ignobles. On vante la grandeur du sacrifice de ceux qui acceptent de mourir ;
mais en réalité ceux-là mêmes n’ont reçu d’autre mission que celle de
tuer. Toute la « logique » de la guerre consiste précisément à
tuer pour ne pas mourir. Et parce que les hommes ont la fureur de vivre, ils
tuent furieusement. Au bout de la chaîne des ordres et des obéissances, les
soldats du rang exécutent les basses œuvres de la guerre qui sont la négation
même des « valeurs de la civilisation » au nom desquelles ils sont
supposés agir. À cette extrémité de la chaîne, l’exécutant n’est
plus qu’un instrument au service de la violence, un rouage mécanique. Dans
l’ivresse de la violence, il n’a que mépris pour toutes les valeurs exaltées
par l’homme « raisonnable » pour justifier la guerre. Tout
concourt alors à priver l’homme de son humanité. La guerre instrumentalise
l’homme qui se trouve prisonnier de son engrenage. Cette instrumentalisation
est une déshumanisation. Combien de soldats ne se sont-ils jamais guéris
d’avoir commis les meurtres qui leur étaient pourtant commandés ? Alors
que les discours patriotiques voudraient en faire des héros, combien de soldats
se sont-ils eux-mêmes considérés comme des criminels ? Combien ont-ils
été traumatisés par leur propres violences jusqu’à en perdre la raison ?
Combien ont-ils préféré mourir plutôt que de survivre à leur déchéance ? Selon la formule de Clausewitz, « la guerre est
une simple continuation de la politique par d’autres moyens. » En
affirmant cela, le général prussien ne voulait pas signifier, comme on l’a
laissé entendre parfois, que la politique était déjà la guerre, mais que la
guerre devait être encore une action politique. La guerre est un moyen au
service d’une fine politique et celle-ci doit rester la considération première
qui dictera la conduite des hostilités. Les moyens normaux de la politique, utilisés en temps
de paix, sont ceux de la diplomatie, c’est-à-dire des moyens pacifiques fondés
sur le dialogue et la négociation. Normalement, c’est-à-dire selon la norme
qui définit le droit, aussi bien la fin que les moyens de la politique excluent
le recours à la violence. En réalité, le recours à la violence ne peut
signifier qu’un échec de la politique dont tout le projet est précisément
de construire et de maintenir, dans la cité d’abord, mais également au-delà
de ses portes, un ordre qui ne doive rien à la violence. La politique et la
guerre sont fondamentalement contradictoires ; c’est-à-dire que les
lois de la guerre sont contraires aux lois de la politique. La guerre
n’est pas une continuation de la politique, mais son interruption. Au moment même
de la déclaration de guerre, la politique cède le terrain à la violence et
celle-ci l’occupera tant que durera la bataille. Dans le meilleur des cas, la
politique ne reprendra ses droits qu’au moment de l’armistice, lorsque les
armes cesseront de parler et que les adversaires viendront s’asseoir pour
parler à la même table de négociations. Aujourd’hui, de plus en plus souvent, la guerre
n’oppose pas des États, mais des communautés non-étatiques. Dans la
plupart des conflits locaux récents, ce ne sont pas des armées régulières
qui s’affrontent, mais des bandes armées. Celles-ci vivent le plus souvent de
la prédation des populations civiles en se livrant à toutes sortes de rackets
et de trafics. Ainsi, à la violence proprement militaire qui prétend agir dans
un but politique, s’ajoute une violence criminelle qui accroît le climat de
terreur. La criminalisation des mouvements de lutte armée accentue la situation
de non droit sur l’ensemble des territoires où se déroulent les conflits. De
ce fait, la guerre s’éloigne encore davantage de la politique. Dans la réalité, c’est-à-dire, littéralement,
dans le feu de l’action, il ne sera pas possible de surmonter la contradiction
entre les moyens violents de la guerre et la fin pacifique de la politique. Dès
lors, la probabilité est grande pour qu’en fin de compte les moyens effacent
les causes et occultent les buts de la guerre. Et cela d’autant plus que la révolution
technologique a donné aux armes modernes une telle capacité de destruction que
leur emploi risque fort de détruire ce que la guerre prétend défendre.
À tout le moins, cette probabilité est trop importante pour que nous ne
nous demandions pas s’il n’existe pas d’autres moyens que ceux de la
guerre, des moyens qui soient politiques, c’est-à-dire non-violents, pour
continuer la politique lorsque la diplomatie a échoué à résoudre un conflit.
Dans cette perspective, la stratégie de l’action non-violente veut rechercher
des « équivalents fonctionnels » de la guerre. Pour gagner la paix, il faut perdre la guerre, comme
on perd une habitude – une mauvaise habitude ! Courage
Défense
civile non-violente
Pacifisme
Politique
Sacrifice
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