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Sacrifice
La notion de sacrifice implique l’idée d’un
renoncement volontaire à un bien particulier en faveur d’un bien supérieur,
l’idée d’un dés-intéressement de l’individu qui se consacre au service
des autres. L’ultime sacrifice est de renoncer à sa vie. Les différentes
morales – tout particulièrement celles d’inspiration religieuse – ont
souvent exalté « l’esprit de sacrifice » en le plaçant au centre
de leur enseignement. Parfois, cela a donné lieu à de regrettables déviations
qui ont conduit à valoriser la souffrance elle-même. Celui qui s’engage dans l’action non-violente sait
qu’il se rend vulnérable à la violence de ses adversaires. Cette vulnérabilité
même est sa protection et sa force. En toute connaissance de cause, il prend
des risques qui le conduiront peut-être à affronter la souffrance et la mort.
Il doit se préparer à cela. En ce sens, il existe entre non-violence et
« sacrifice » un lien certain dont il convient de préciser la
nature. L’opinion qui prévaut généralement amène à croire que celui qui
opte pour la non-violence, dès lors qu’il refuse de prendre les armes pour se
défendre, ferait d’emblée le sacrifice de sa vie et se trouverait nécessairement
promis à la mort. En réalité, il n’en est pas ainsi. Le risque de la non-violence ne doit pas être pris
dans une quelconque « volonté de sacrifice ». Lorsque l’action
non-violente pour la justice, dans des situations extrêmes, rend le sacrifice
inéluctable, il doit être accepté, assumé, il ne doit être en aucune façon
voulu. Dans le risque de mourir, il ne doit y avoir aucune résignation à la
mort. Quand il affronte la mort, l’homme non-violent ne connaît pas la démesure,
l’outrance et l’exaltation du héros qui sait qu’il est promis à une mort
précoce et glorieuse. Celui qui encourt le risque de la non-violence ne veut
pas mourir, il veut vivre, donner aux autres toutes les chances de vivre. Celui
qui s’engage dans l’action non-violente s’expose à la mort avec la
conviction que ce risque donne sens à sa vie et, le cas échéant, à sa
mort. Sa vie, il ne la donne pas, il la met en jeu ; il la risque en ayant
conscience qu’il peut la perdre, mais dans l’espérance qu’elle ne lui
sera pas ôtée. Non seulement il n’entend pas « aller au devant de la
mort », mais il veut lui résister jusqu’au bout. Ce qui fonde et
structure le risque de la non-violence, c’est l’espérance qu’il
sera possible de défier la mort sans avoir à la subir. Il ne s’agit pas d’être prêt à mourir pour le
triomphe d’une « cause », mais pour faire grandir l’humanité de
l’homme dans un monde empli de violences. Il faut que la mort soit un acte de
bonté envers les autres hommes. Pour parler un langage convenu, il s’agit de mourir
d’amour. Tout au long de l’histoire, l’État, prétendant
incarner les valeurs de la civilisation, a exigé des citoyens qu’ils
consentent à faire le sacrifice de leur vie pour le défendre contre l’ennemi
extérieur. C’est ainsi que les plus hautes vertus spirituelles – le dépassement
des désirs égoïstes au service du bien commun, le courage devant la
souffrance et la mort, le sacrifice de sa vie – ont été réquisitionnées
dans la guerre au service du meurtre. Cela n’a pu se faire que par un
gauchissement radical de la pensée. Certes, il est vrai que celui qui prend les
armes pour une juste cause accepte le sacrifice de sa vie – et cela est son
honneur et fait sa grandeur –, mais ce qu’il veut d’abord et avant tout
c’est sacrifier la vie des autres. S’il prend le risque de mourir, il prend
d’abord le risque de tuer. Il faut donc délier de la guerre la rhétorique sur
le courage et le sacrifice de soi, pour la lier à la résistance non-violente.
Tout rentre alors dans l’ordre, et le philosophe peut affirmer qu’en effet
l’individu qui dépasse ses intérêts et ses désirs privés, en acceptant de
sacrifier ses biens particuliers et sa vie même pour prendre le risque de la
mort dans la défense de la justice et de la liberté, poursuit le bien
universel, réalise dans l’histoire l’œuvre de la raison et accomplit son
destin d’être spirituel. L’homme fort, en définitive, c’est celui qui a
le courage de prendre le risque de la non-violence. Courage
Mort
Répression
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