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Désobéissance civile

Nos sociétés sont dominées par une culture de l’obéissance. Dès sa plus petite enfance, le petit d’homme est « formaté » pour obéir. Il doit obéir dans sa famille et à l’école. Devenu adulte, il doit encore obéir dans sa vie professionnelle et dans sa vie civique, le cas échéant à l’armée. S’il pratique une religion, l’obéissance lui sera présentée comme la garantie de sa fidélité. Ainsi, l’individu doit toujours obéir à une autorité supérieure et la désobéissance est stigmatisée comme une faute grave. Comme telle, elle appelle une sanction sous la forme d’une punition. Ainsi, dès son plus jeune âge, l’individu intériorise la menace de la punition qui sanctionnerait sa désobéissance et il obéit pour ne pas connaître d’ennuis. L’obéissance lui apparaît comme la garantie de sa sécurité. Pour désapprendre à obéir, il lui faut avoir le courage de contourner la dissuasion exercée par la menace de la sanction.

Selon la théorie de l’État qui a prévalu jusqu’à présent dans nos sociétés, l’obéissance des citoyens à la loi de la majorité est l’un des fondements essentiels de la démocratie. Pratiquement, c’est la loi du nombre qui commande la démocratie. Mais la loi du nombre peut ne pas correspondre à l’exigence du droit. Et, dans ce cas, nul doute que le droit doit prévaloir contre le nombre.

Certes, toute vie en société implique l’existence de lois. Dès que nous voulons jouer ensemble, il nous faut élaborer une règle du jeu. Et le jeu n’est possible que si chacun la respecte. Il serait donc vain, au nom d’un idéal de non-violence absolue, de concevoir une société où la justice et l’ordre pourraient être assurés par le libre concours de chacun, sans qu’il soit besoin de recourir aux interdits et aux obligations imposés par la loi. Celle-ci remplit une fonction sociale qu’on ne saurait nier : celle d’obliger les citoyens à un comportement raisonnable, en sorte que ni l’arbitraire ni la violence ne puissent se donner libre cours. Il ne serait donc pas juste de considérer les contraintes exercées par la loi seulement comme des entraves à la liberté ; elles sont d’abord des garanties pour elle. En m’interdisant de voler les biens d’autrui, la loi garantit la sûreté de mes propres biens. Les lois justes sont le fondement même de l’État de droit.

Pour autant que la loi remplisse sa fonction au service de la justice, elle mérite le respect et l’obéissance des citoyens. Il est naturel qu’en démocratie le pouvoir politique bénéficie d’une présomption de légitimité, mais celle-ci n’est pas irréfragable ; c’est-à-dire qu’il est possible de lui apporter une preuve contraire. Lorsque la loi cautionne ou engendre elle-même l’injustice, elle mérite le mépris et la désobéissance des citoyens. La légalité des dispositions prises par l’État ne suffit pas à fonder leur légitimité. L’obéissance à la loi ne dégage pas le citoyen de sa responsabilité. La démocratie exige des citoyens responsables et non pas des individus disciplinés. Celui qui se soumet à une loi injuste porte une part de la responsabilité de cette injustice. Ce qui fait l’injustice, ce n’est pas tant la loi injuste que l’obéissance à la loi injuste. Dès lors, pour dénoncer et combattre l’injustice engendrée par la violation du droit, pour lutter contre l’injustice de la loi, il est nécessaire de désobéir à la loi. La loi injuste introduit une distorsion entre la légalité et la justice. Seule, la désobéissance permet de retordre le fil de la justice.

Dans une véritable démocratie, la désobéissance civile est un droit imprescriptible du citoyen. Certes, pour discréditer les indisciplinés, l’État ne manquera pas de vouloir criminaliser la désobéissance en la dénonçant comme une pratique incivique. Mais le « désobéissant » est un dissident ; il n’est pas un délinquant. Il ne se désolidarise pas de la collectivité politique à laquelle il appartient : il ne refuse pas d’être solidaire, il refuse d’être complice. Ce sont les citoyens qui donnent leur légitimité aux élus, et non l’inverse. Dans une démocratie participative, les citoyens ont donc le droit de dicter la loi aux élus.

Ce n’est pas la loi qui doit dire ce qui est juste, mais ce qui est juste qui doit dicter la loi. Aussi bien, lorsque le citoyen estime qu’il y a conflit entre la loi et la justice, il doit choisir la justice et désobéir à la loi. Ce qui doit inspirer le comportement du citoyen, ce n’est pas ce qui est légal, mais ce qui est légitime. Ici, plusieurs questions se posent. N’est-il pas dangereux de laisser à chaque citoyen la libre appréciation de la légitimité des lois ? Permettre à chacun la liberté d’agir à sa guise, n’est-ce pas instituer le désordre dans toute la société ? Ne va-t-il pas suffire qu’une loi déplaise à un individu pour qu’il revendique le droit de lui désobéir ? Selon quels critères, en définitive, un citoyen peut-il avoir la certitude qu’une loi est injuste ? À toutes ces interrogations, on ne peut répondre autrement qu’en affirmant que le citoyen doit assumer l’entière responsabilité de ses décisions et de ses actes. En dernière analyse, l’homme ne peut se décider à agir autrement qu’à travers les lumières et les exigences de sa raison et de sa conscience. Il court certes le risque de se tromper, mais ce risque serait encore plus grand s’il choisissait de se conformer aux décisions prises par d’autres. Il faut, pour avoir raison, prendre le risque de se tromper. Choisir l’obéissance inconditionnelle, c’est choisir l’irresponsabilité. Au demeurant, en se mettant délibérément hors la loi, le désobéissant prend pour lui-même des risques qui peuvent être considérables. Et ces risques sont de nature à le dissuader d’enfreindre la loi pour ne faire valoir que ses intérêts particuliers.

L’histoire nous apprend que la démocratie est beaucoup plus souvent menacée par l’obéissance aveugle des citoyens que par leur désobéissance. En réalité, l’obéissance passive des citoyens fait la force des régimes arbitraires et totalitaires ; dès lors, leur désobéissance peut être le fondement de la résistance à ces mêmes régimes. La désobéissance civile apparaît nécessaire à la respiration de la démocratie. Loin d’affaiblir la démocratie, elle la protège et la renforce. Il faut beaucoup de désobéissants pour faire un peuple libre.

Il convient de distinguer deux formes de désobéissance civile : l’une directe et l’autre indirecte. La première s’oppose directement à une loi injuste dans le but de la supprimer ou, du moins, de la modifier ; la seconde consiste à s’opposer indirectement à une décision politique injuste en transgressant une loi dont on ne demande ni l’abrogation ni le changement. L’action désobéissante est alors le moyen tactique choisi pour faire apparaître au grand jour l’injustice de la décision prise et d’exercer une pression sur les décideurs afin qu’ils changent de politique. Ainsi, des usagers du chemin de fer peuvent bloquer les trains en organisant un sit-in sur la voie ferrée, non pas pour obtenir une modification de la loi qui interdit toute entrave à la circulation sur une voie publique, mais pour obtenir un changement de la politique ferroviaire qu’ils contestent. S’ils sont poursuivis en justice pour leur délit – et c’est vraisemblablement ce qu’ils souhaitent… –, ils feront alors du tribunal une tribune pour prendre l’opinion publique à témoin de la justesse de leur cause.

En quel sens la désobéissance est-elle civile ? La racine étymologique du mot « civil » est le terme latin civilis, qui lui-même provient de civis, citoyen. Le premier sens de la désobéissance civile est donc qu’elle est une désobéissance citoyenne. Mais le terme civilis signifie plus que cela. D’une part, il s’oppose à militaris. Un second sens de la désobéissance civile est donc qu’elle n’est pas militaire. Mais cette signification est équivoque. Certes, le moyen de la désobéissance civile n’est pas militaire, mais les militaires eux-mêmes peuvent recourir à ce moyen en refusant de se soumettre à des ordres qu’ils jugent contraire à la déontologie de leur métier, comme ceux qui leur commanderaient de pratiquer la torture sur leurs prisonniers. D’autre part et surtout, civilis s’oppose à criminalis. Ainsi, la désobéissance est civile en ce sens qu’elle n’est pas criminelle ; c’est-à-dire qu’elle respecte les principes, les règles et les exigences de la civilité. La désobéissance civile est la manière civilisée de désobéir. Elle est « civile » en ce sens qu’elle n’est pas violente. La violence exercée par des citoyens est toujours une désobéissance, dès lors que la loi, par principe, leur interdit toute violence, l’État s’octroyant le monopole de la violence légale. Mais la violence est une désobéissance criminelle dès lors qu’elle enfreint les règles de la civilité. En définitive, la désobéissance est civile en ce sens qu’elle est non-violente. Pour que la désobéissance puisse se prévaloir de la légitimité démocratique, il est essentiel qu’elle reste civile, c’est-à-dire non-violente. Certains, voulant souligner le caractère citoyen de la désobéissance à une loi injuste, préfèrent l’expression « désobéissance civique ». Cependant, cette expression a l’inconvénient de faire passer au second plan le caractère « civil », c’est-à-dire non-violent, que doit garder l’action de désobéissance pour rester… civique. C’est pourquoi, l’expression « désobéissance civile » semble préférable. Elle dit plus et elle dit mieux en mettant en valeur que ce qui donne tout son sens à la citoyenneté, c’est la civilité. La citoyenneté est un statut ; la civilité est une vertu. Elle est précisément la vertu du citoyen. Par ailleurs, ce changement de concept présente l’inconvénient majeur d’opérer une rupture dans la longue tradition de la désobéissance civile qui s’étend de Gandhi à nos jours.

Le devoir de désobéissance civile à une loi, à un règlement ou à un ordre injuste concerne tout particulièrement le citoyen-fonctionnaire. Le code de déontologie des agents de l’État devrait explicitement préciser que tout fonctionnaire doit refuser d’obéir non seulement à un ordre illégal, mais également à un ordre illégitime. Il convient donc que, dans une démocratie, les pouvoirs publics élaborent des instructions officielles sur les obligations des fonctionnaires lorsqu’ils se trouvent confrontés à un ordre illégitime. Ces instructions doivent souligner que les administrations publiques ont un rôle stratégique majeur dans la défense de l’État de droit. Cependant, la déontologie du fonctionnaire, comme toute déontologie, ne peut être définie par la seule référence aux dispositions juridiques ; elle doit impérativement se référer aux exigences éthiques.

Il ne suffit pas que l’action de désobéissance civile soit justifiée ; elle doit être efficace. En tant qu’action politique, la désobéissance civile est une initiative collective et organisée visant à exercer sur les pouvoirs publics une pression qui les oblige à rétablir le droit. Il ne s’agit pas seulement de définir le droit à l’objection de conscience, fondé sur l’obligation de la conscience individuelle de refuser d’obéir à une loi injuste ; il s’agit, au-delà de cette reconnaissance, de définir le droit des citoyens de désobéir à la loi pour affirmer leur pouvoir et faire aboutir leurs revendications. Ainsi, la désobéissance civile n’exprime pas seulement la protestation morale de l’individu face à une loi ou une décision injuste, mais aussi et surtout la volonté politique d’une communauté de citoyens qui entendent exercer leur pouvoir. Les désobéissants, par leur action effrontée, visent donc à créer un rapport de force qui oblige les décideurs politiques à céder à leurs revendications. Dans cette perspective, le nombre des réfractaires est un facteur décisif. Il est également essentiel qu’ils puissent acquérir le soutien d’une large minorité, sinon d’une majorité des citoyens, afin que la pression de l’opinion publique s’exerce en leur faveur. Il appartient donc aux résistants d’expliquer de la manière la plus claire et la plus crédible possible les enjeux de leur action.

Une campagne de désobéissance civile, comme toute action de non-collaboration, ne doit pas s’enfermer dans une position négative de refus et de contestation. En même temps que les désobéissants dénoncent l’injustice de la loi, ils doivent proposer une solution positive et constructive au conflit qu’ils ont eux-mêmes créé. Ils doivent donc établir un « programme constructif » qui permette de faire prévaloir l’État de droit. Dans cette perspective, la désobéissance civile vise non seulement à la suppression de la loi injuste, mais à la promulgation d’une nouvelle loi qui garantisse la justice. La désobéissance civile est productrice de droit. Les désobéissants revendiquent, non sans quelque impudence, le droit et le pouvoir de « dire la loi », une loi usurpée qui rétablit le droit. Leur transgression est une restitution.

Par sa propre logique, la loi prévoit des sanctions contre le citoyen qui se dérobe à ses injonctions. Toute action de désobéissance civile vient se heurter à la répression de l’État qui entend veiller à ce que « force reste à la loi ». Mais, dans la mesure où la loi transgressée est véritablement injuste, les sanctions infligées aux citoyens désobéissants sont également injustes. Celui qui désobéit à une loi injuste ne saurait se sentir obligé de se soumettre aux sanctions que l’État veut lui imposer. Il est donc fondé à leur « désobéir » également. Mais on ne saurait définir ici une règle absolue. Il s’agit de rechercher quelle est la conduite la plus opportune en fonction de chaque situation. Il s’agit de discerner quelle est l’attitude qui donnera à l’action sa plus grande efficacité politique. Il peut être préférable de ne pas échapper aux sanctions prévues par la loi : l’injustice de la condamnation frappant les citoyens récalcitrants est de nature à révéler aux yeux de l’opinion publique l’injustice de la loi transgressée et à discréditer les pouvoirs publics. Dans d’autres circonstances, il peut être préférable d’échapper aux sanctions afin d’amplifier le défi lancé aux pouvoirs et de mieux mettre en évidence le caractère illégitime de la peine prononcée. On peut alors envisager d’entrer dans la clandestinité pour un temps plus ou moins long. Il est possible alors de choisir soi-même la date de son arrestation en lui donnant l’impact médiatique le plus fort possible. L’essentiel est de chercher à toujours garder l’initiative.

Ce qui donne à une action de désobéissance civile toute sa force, c’est le nombre de ceux qui s’y engagent. La multiplication des arrestations et des procès peut être le meilleur moyen d’embarrasser les pouvoirs publics et de les obliger, en fin de compte, à satisfaire les revendications du mouvement de résistance.

Ainsi, même dans une « société démocratique », les citoyens peuvent légitimement ne pas vouloir attendre un hypothétique changement de pouvoir pour changer une loi injuste – car il ne convient pas de « faire attendre » la justice… – en organisant une campagne de désobéissance civile. Il peut être urgent de changer la loi, avant de pouvoir changer de gouvernement.

Un autre scénario peut être envisagé. Il ne s’agit plus de s’opposer à une loi injuste dans une société démocratique, mais de résister à un pouvoir injuste qui viole délibérément les principes de la démocratie. La désobéissance peut alors prendre la forme d’une véritable « insurrection pacifique » des citoyens qui se donnent pour but, non plus de changer telle ou telle loi, mais de changer le pouvoir lui-même. La légitimité de la désobéissance civile se fonde alors sur le droit du peuple de résister à l’oppression. Et de même qu’on peut envisager que la constitution d’un régime démocratique reconnaisse le droit de l’individu à l’objection de conscience, on peut concevoir que soit reconnu constitutionnellement le droit du peuple à la résistance à l’oppression, qui impliquerait tacitement le droit à la désobéissance civile. Si la loi ne peut pas donner au citoyen le droit de lui désobéir, la constitution pourrait lui donner le droit de désobéir à la loi. Pour penser la désobéissance civile en démocratie, il convient de reconnaître au droit à la résistance, non seulement une valeur morale et philosophique, mais aussi une valeur juridique.

  

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