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Conflit
Au commencement est le conflit. Ma relation aux autres est constitutive de
ma personnalité. Mon existence, ce n’est pas mon être-au-monde, mais mon être-aux-autres.
Je n’existe qu’en relation avec autrui. Cependant, le plus souvent, j’expérimente
ma rencontre avec l’autre d’abord comme une adversité, un affrontement.
L’autre est celui dont les désirs s’opposent à mes désirs, dont les intérêts
heurtent mes intérêts, dont les ambitions se dressent contre mes ambitions,
dont les projets contrarient mes projets, dont la liberté menace ma liberté,
dont les droits empiètent sur mes droits. La venue de l’autre chez moi, alors même
que je ne l’ai pas invité, est un dérangement. L’autre est l’envahisseur
de mon aire de tranquillité ; il trouble mon repos. Je perçois le
surgissement de l’autre dans l’espace que je m’étais déjà approprié
comme une menace pour mon existence. La rivalité pour la conquête d’un même
territoire crée inévitablement un conflit. Chacun est persuadé que l’autre
veut lui « prendre sa place ». Dès lors, le conflit ne peut être
surmonté que si les deux ad-versaires, ayant pris conscience qu’« il y
a de la place pour deux », décident d’inventer ensemble un « aménagement
du territoire » qui permette à chacun d’« avoir sa place ». L’individu jalouse l’autre qui jouit
de la possession d’un objet que lui-même ne possède pas. Ainsi, le sentiment
de jalousie, qui fait envier l’objet possédé par l’autre, est l’un des
ressorts les plus puissants des conflits qui opposent les individus entre eux. Le mot « conflit » vient du
latin conflictus, participe passé du verbe confligere qui
signifie « heurter ». Le conflit est un « heurt » entre
deux personnes, deux groupes, deux communautés, deux peuples, deux nations.
Entrer en conflit avec un autre homme, c’est se heurter à lui comme on se
heurte à un obstacle sur la route. Lorsque nous voyons un obstacle, nous ne fonçons
pas sur lui, mais au contraire nous nous efforçons de nous arrêter à temps
pour ne pas venir s’écraser contre lui. Nous tentons de « négocier »
l’obstacle pour le surmonter et le franchir. De même, quand nous nous
heurtons à un autre homme, efforçons-nous d’éviter le choc violent, et
tentons de négocier avec lui afin de trouver ensemble un accommodement qui
permette à chacun de poursuivre sa route. L’individu ne peut fuir une situation
de conflit sans renoncer à ses propres droits. Il doit l’accepter. À
travers le conflit, chacun pourra se faire reconnaître des autres. C’est en
accueillant l’altérité de l’autre homme que l’individu se construit en
tant que personne. Le conflit est un élément structurel de toute relation à
l’autre. Il n’est point d’amitié, même il n’est point d’amour qui ne
doivent rester vigilants pour désamorcer tout conflit qui risque de gauchir la
relation. Le conflit peut être destructeur, mortifère ; il peut provoquer
la mort. Mais il peut aussi être constructif et permettre d’organiser la vie.
La fonction du conflit est d’établir un contrat entre les adversaires qui
satisfasse les droits respectifs de chacun. Ce pacte doit permettre de parvenir
à construire des relations d’équité et de justice entre les individus à
l’intérieur d’une même communauté et entre les différentes communautés.
Il s’agit de « transformer » le conflit de sorte qu’il quitte le
registre de l’affrontement entre deux adversaires, où il a pris naissance,
pour aller se situer sur le registre de la coopération entre deux partenaires,
où il doit trouver sa solution. Souvent, la recherche d’un compromis
permet d’inventer une solution constructive du conflit. Cette recherche
suspend la violence lorsque celle-ci s’est déjà manifestée et rétablit la
communication entre les adversaires. Le mot « compromis » vient du
verbe latin compromittere (formé de cum, ensemble, et promittere,
promettre) et exprime l’idée d’un engagement mutuel à respecter un accord
pour régler un différend. En dernière analyse, le conflit ne doit
pas être considéré comme la norme de la relation à l’autre. Le conflit est
premier, mais il est le plus primaire de la relation à l’autre. Il est fait
pour être surmonté. Vis-à-vis de celui qui lui fait face, l’homme ne doit
pas s’installer dans une relation d’hostilité, où chacun est
l’ennemi de l’autre, mais il doit établir avec lui une relation d’hospitalité,
où chacun est l’hôte de l’autre. (Les termes « hostilité » et
« hospitalité » ont la même origine étymologique : les mots
latins hostes et hospes désignent tous deux l’« étranger ».) Toute situation politique est
conflictuelle, ne serait-ce que de manière potentielle. La coexistence entre
les hommes et les peuples doit devenir pacifique, mais elle restera toujours
conflictuelle. C’est pourquoi il est prioritaire pour l’action politique de
rechercher et d’expérimenter la résolution (du latin resolutio,
action de « dénouer ») non-violente des conflits. La violence
tranche le nœud du conflit tandis que la non-violence s’efforce de le dénouer. Agressivité
Lutte
Pouvoir
Violence
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