|
Cette vie est un
cadeau ! Interview
avec Frère David Steindl-Rast[1] David
Steindl-Rast n’était encore qu’un enfant quand les Nazis sont venus occuper
l’Autriche, et il a connu les raids aériens quotidiens. D’habitude, les sirènes
prévenaient la population pour qu’ils aient le temps de se trouver un abri
avant le début des bombardements, mais ce jour-là, les sirènes ont retenti au
moment même où les bombes commençaient à pleuvoir sur la belle ville de
Vienne. Le jeune David s’est précipité dans le bâtiment le plus proche, une
église, et il s’est caché sous un banc, le visage entre les mains. Dehors,
le ciel lançait des éclairs de terreur et le sol tremblait, brisant les
vitraux et projetant des débris partout autour de lui. Il jetait de temps en
temps un coup d’œil au-dessus de lui, espérant que le plafond voûté de
l’église tiendrait le temps du bombardement. Environ une heure plus tard, un
bruit de sirène prolongé signalait que le bombardement était terminé. Quand David est
sorti de l’église par cette belle matinée de mai, il était débordant de
joie et émerveillé d’être en vie. La plupart des bâtiments qui avaient résisté
jusque-là étaient réduits à l’état de ruines fumantes. C’est alors que
les yeux de David se sont posés sur un petit carré d’herbe verte au beau
milieu des décombres. « C’était
comme si un ami m’avait offert une émeraude dans le creux de sa main,
dira-t-il plus tard. Je n’avais jamais rien vu d’aussi étonnamment vert et
je ne l’ai plus jamais revu par la suite. » * * * Né le 12 juillet 1926 à Vienne en Autriche, David Steindl-Rast passe son
enfance dans un petit village des Alpes non loin de la capitale. Ses parents
ayant divorcé très tôt, David vit avec sa mère et ses deux jeunes frères.
Il fréquente l’école primaire du village, qui ne compte que deux classes, et
va skier dans les Alpes en hiver. De son enfance dans la campagne autrichienne, David a gardé le souvenir et
la vision de fêtes religieuses magnifiques. Dans les villages, presque tout le
monde était catholique pratiquant et il avait l’impression de passer « d’une
fête religieuse à l’autre ». À cette époque, la religion
faisait tellement partie du tissu de la communauté que, selon David
Steindl-Rast, « le sacré, le culturel et la nature ne faisaient qu’un ». Pour ses études secondaires, David devient pensionnaire d’une école
catholique progressive à Vienne pendant deux ans. Quand les Nazis arrivent en
1938, la mère de Steindl-Rast déménage à Vienne avec ses deux fils cadets
pour se rapprocher de son fils aîné. L’école est alors un foyer
d’opposition à l’occupation nazie, même si les seuls actes de défi
auxquels rêvent les adolescents consistent par exemple à partir camper en
petits groupes malgré les interdictions. Les jeunes garçons se rebellent aussi
contre le pouvoir établi par les Nazis en devenant profondément religieux à
un âge où ils auraient dû normalement se rebeller contre leur religion. La mère de David encourage les activités clandestines de son fils, éveillant
ainsi la suspicion de la Gestapo qui viendra plus d’une fois la questionner.
Malgré la guerre, malgré l’occupation nazie et la peur sous-jacente, David
s’amuse beaucoup en cette période de préadolescence, expliquant qu’à cet
âge « les enfants ne pensent pas à avoir peur ». Mais avec les années,
David réalise que ses aînés, et parmi eux nombre d’amis qui l’avaient
pris sous leurs ailes, sont envoyés à la guerre et tués sur les champs de
bataille. « Au bout de seulement six mois, la moitié d’entre eux étaient
morts », notera-t-il plus tard. David et ses amis commencent à accepter
l’idée d’une mort précoce comme quelque chose d’inévitable :
« Nous ne pensions pas vivre au-delà de 30 ans. » Steindl-Rast est appelé à servir dans l’armée nazie, mais « grâce
à son ange gardien, il ne sera jamais envoyé au front ». Au bout d’un
an, il quitte son uniforme et devient clandestin. Sa mère le cache chez elle
jusqu’à la fin de la guerre et l’arrivée des Russes à Vienne. Il n’y a
alors pratiquement plus rien à manger. Steindl-Rast se souvient qu’il se
nourrissait de l’ambroisie qui poussait au printemps dans les ruines poussiéreuses
des maisons bombardées, et des pois infestés de vers apportés par les Russes.
Steindl-Rast s’occupe dans un premier temps de mettre en place des camps de réfugiés,
puis de nettoyer les décombres de l’université. « Il fallait pelleter
des débris pendant des heures avant de pouvoir s’inscrire »,
rappelle-t-il en riant. C’est à cette époque qu’un ami lui offre la Règle de saint Benoît,
ce saint italien du VIème siècle considéré comme le père du
monachisme occidental. En 520 apr. J.-C., saint Benoît rédige une nouvelle règle
de vie pour les moines et les moniales, plus souple que les règles existantes,
mais qui met l’accent sur l’humilité, la quête constante de Dieu et
l’abandon de la quête pour soi-même, la prière, l’étude, le travail
manuel et la « stabilité dans la communauté », ou ce que nous
appellerions aujourd’hui un « dévouement à un lieu ». David est
fasciné par les idées présentées dans la Règle. S’imaginant au bord de la
mort, il se dit que la vie monacale telle que saint Benoît l’a proposée est
celle qu’il aurait aimé vivre. Mais il écarte cette vision, ne connaissant
pas de monastère où la Règle soit pratiquée. Steindl-Rast se consacre alors à ses études de peinture et de restauration
d’œuvres d’art à l’École des beaux-arts de Vienne. Il fête la
fin des années de guerre dans les merveilleuses soirées viennoises (bals, opéras
et festivals), négociant ses entrées contre des cigarettes qu’il se procure
auprès des soldats américains. Mais dans son cœur, le désir de vivre une vie
monacale est toujours aussi présent et il décide en secret de prendre ce qui
viendra en premier, « la femme ou le monastère qui lui conviendra ». En Europe, la guerre a détruit tellement d’œuvres d’art que David est
submergé de travail pendant des années. Il s’intéresse aussi à l’art
pour les enfants et à leur goût pour l’art primitif, ce qui le conduira à
faire des études de psychologie de l’enfant et d’anthropologie à
l’université de Vienne. Son doctorat en poche, Steindl-Rast décide de se rendre aux États-Unis
où vivent sa grand-mère maternelle, celle-ci depuis des années, et sa mère
qui s’est installée depuis peu à New York. Six mois plus tard, un ami lui
parle d’un groupe de moines bénédictins qui construisent un monastère où
ils vivront selon la Règle originale de saint Benoît. Avec le peu
d’informations dont il dispose, Steindl-Rast se met immédiatement à leur
recherche. Quelques jours plus tard, il se retrouve à Admira, dans une petite
ferme à la campagne dans l’État de New York, et rencontre un groupe de
moines qui vivent encore dans une grange et des tentes et pratiquent la Règle
dans sa forme la plus pure. Il lui faudra encore quelques mois avant de venir
s’installer au mont Sauveur, mais David Steindl-Rast sait qu’il a trouvé sa
maison. Il rejoindra les moines bénédictins du monastère du mont Sauveur en 1953,
où il deviendra Frère David. Pendant dix ans, il suit des études de
philosophie et de théologie et quitte rarement le monastère. La douzaine de
moines qui vivent au mont Sauveur n’en mènent pas moins une vie
intellectuelle très riche et ils reçoivent souvent les grands penseurs de l’époque
avec qui ils restent discuter jusque tard dans la nuit. Réputé pour son érudition
en liturgie et en art religieux, le père Damase Winzen, prieur du mont Sauveur,
ajoute au prestige du petit monastère d’avant-garde situé à la campagne. Pendant toutes ces années, Frère David devient de plus en plus conscient
des problèmes du monde par le biais de contacts extérieurs au monastère. Des
personnes très engagées socialement, comme Dorothy Day et l’équipe du
Catholic Worker, entretiennent alors un contact régulier avec les moines[1].
Daniel Berrigan, le premier prêtre catholique romain dans l’histoire des
États-Unis à avoir été condamné à une peine fédérale pour
agitation pacifique, vient souvent animer des retraites au mont Sauveur pour les
membres du clergé protestant. Frère David commence aussi à s’intéresser à d’autres traditions
monastiques, notamment celles venues d’Orient. Il lit avec stupeur l’ouvrage
de D.T. Suzuki, l’érudit du zen japonais qui a été l’un des premiers à
influencer la communauté intellectuelle, tant en Angleterre qu’aux États-Unis.
« Je commençais à comprendre que cet appel monastique était ce qui nous
unissait », expliquera Frère David. Frère Damase est souvent invité à donner des conférences mais comme il
ne peut être partout, il envoie souvent ses moines à sa place. Frère David
ira ainsi donner des conférences sur le thème de la prière, mais aussi sur la
conscience sociale et la compréhension œcuménique des traditions religieuses,
parfois à la plus grande surprise de son public. « C’était une
position favorable, fait remarquer Frère David, car au lieu de parler à des
convertis, je m’adressais à des gens qui étaient venus pour qu’on leur
parle de la prière. Il y avait donc un certain impact quand j’abordais des
questions de société. » Son intérêt pour le zen amène Frère David à rencontrer Eido Roshi, un
moine zen japonais qui vient d’arriver à New York et s’appelle alors
Tai-Shimano. Les deux moines ressentent immédiatement un lien très fort entre
eux. Peu après leur rencontre, Frère David est invité à participer à un séminaire
organisé par l’université du Michigan contre la guerre du Viêt-nam, et il
propose à Tai-Shimano de se joindre à lui. Prenant le risque d’être expulsé
des États-Unis, Tai-Shimano viendra au séminaire avec Frère David et
les deux moines partageront la même chambre pendant plusieurs jours. « C’était
comme si nous avions vécu ensemble depuis des centaines d’années, dira Frère
David. Il m’a convaincu que la compréhension du monachisme jette un pont
entre les traditions. » Tai-Shimano ayant proposé à Frère David de venir étudier dans son zendo
à New York, ce qui n’est absolument pas courant à l’époque, Frère David
demande aux moines de son monastère la permission d’étudier le zen. Le
prieur invite alors Tai-Shimano à venir passer deux jours au mont Sauveur avec
les frères bénédictins. À la fin de son séjour, lors d’un échange
dont Frère David se souviendra comme d’une scène particulièrement pathétique,
les moines bénédictins demandent à Tai-Shimano de leur dire ce qu’il a
compris. « Ils lui ont posé toutes sortes de questions théologiques,
mais comme il ne connaissait pas grand-chose à la théologie chrétienne, il
est tombé dans tous les pièges. Cette expérience m’a mortifié, et j’ai
bien cru au moment de son départ que tout était fini. » Mais les moines
prennent Frère David à part pour lui dire que si le moine zen n’a rien
compris, ils l’ont néanmoins observé très attentivement. « Sa façon
de marcher, de s’asseoir, de manger, nous a convaincus qu’il était un vrai
moine, admettent-ils devant un Frère David plus que surpris. Vous pouvez y
aller. » Ces premiers liens entre Chrétiens et Bouddhistes allaient ouvrir la voie
à un dialogue entre les deux grandes religions. Frère David devient ainsi
l’un des premiers moines chrétiens à étudier officiellement le zen en Amérique,
même s’il doit s’inscrire en japonais à l’université de Columbia
« en guise de couverture ». À cette époque, à la fin des
années soixante-dix, « ce n’était vraiment pas acceptable pour un
moine catholique d’étudier le zen ». Frère David pratique la méditation
dans le zendo de Tai-Shimano à New York pendant les trois années
suivantes, et il étudiera par la suite auprès de nombreux grands maîtres zen
qui ont enseigné aux États-Unis, comme Suzuki Roshi, Yasutani Roshi ou
Soen Roshi. De son côté, le moine trappiste Thomas Merton s’intéresse aussi au lien
entre le Christianisme et les religions asiatiques, d’où la joie de
Steindl-Rast quand Frère Damase lui propose de rencontrer Merton. Pour
Steindl-Rast, « Merton avait tellement lu qu’il me dépassait dans la
compréhension de la relation entre le Bouddhisme et le Christianisme ».
Les aspects pratiques – les expériences personnelles – l’intéressaient
aussi, et c’était justement ce que je connaissais. Ce premier échange entre
les deux moines chrétiens, Merton qui connaît bien la théorie et Steindl-Rast
plutôt tourné vers la pratique, crée une affinité entre eux qui se
poursuivra jusqu’à la mort accidentelle de Merton à Bangkok en 1968. Merton
dit un jour à Steindl-Rast : « Il nous faudra du courage pour faire
le contraire des autres. » Frère David est devenu depuis un conférencier renommé, un constructeur de
ponts entre l’Orient et l’Occident, entre moines et laïcs, et même entre
le mouvement pacifiste et l’armée. En 1985, j’ai assisté à une conférence
que Frère David a prononcée devant les bérets verts, un groupe de forces spéciales
de l’armée américaine, qui effectuaient un stage de six mois dans le
Massachusetts portant sur l’aïkido, la méditation, le biofeedback et la
psychologie. Après leur avoir retracé son expérience dans l’armée, Frère
David a poursuivi son intervention sur le thème de la paix. Il a été leur
conférencier le plus apprécié. Frère David défend de nombreuses causes depuis des dizaines d’années.
Il a marché pour la paix ; il a parlé de la faim et de la nécessité
pour les pays riches de pourvoir aux besoins des pays pauvres. Et il nous a
rappelé les défis de notre temps face aux crises écologiques. Si ses conférences
l’ont fait voyager dans le monde entier, que ce soit pour parler à des étudiants
affamés au Zaïre, à des intellectuels en Allemagne ou à des Indiens Papago
en Arizona, au fond il est resté un ermite. Il dépend toujours du monastère
du mont Sauveur à New York, mais consacre aujourd’hui une bonne partie de son
temps à des retraites solitaires en Californie. L’essence spirituelle de Frère David est certainement ce qui
frappe le plus chez lui. Son message est celui de la gratitude. Dans son
livre Gratitude, le cœur de la Prière, il écrit : « Si
l’abondance de gratitude qu’implique le mot re-co-(n)naissance peut être
atteinte un jour, ce doit être l’abondance de l’amour et l’abondance de
la vie. » D’après Frère David, cette abondance nous donne un sentiment
d’appartenance car elle nous aide à prendre conscience de l’interdépendance.
Comme me l’a dit Frère David : « La gratitude est la seule réponse
appropriée à ce qui nous est donné, et cette vie est un cadeau. » J’ai rencontré Frère David à de nombreuses reprises et je l’ai
interviewé pour la première fois en 1983 au prieuré de Weston dans le
Vermont. C’est un homme d’une grande profondeur, délicieusement enjoué,
qui aime aussi rire et faire de l’esprit. Notre entretien a eu lieu au Centre
zen de San Francisco où, la veille au soir, Frère David avait donné une conférence
devant huit cents personnes dans un dialogue avec le maître de méditation
bouddhiste Jack Kornfield. Le thème de la conférence était : « La
véritable libération du cœur ». Catherine
Ingram * * * Interview de
David Steindl-Rast San Francisco,
Californie (1er juillet 1988) Catherine Ingram : Il y a quelques années, vous avez écrit : « Le gaspillage, la peur et l’indifférence nous détruisent
rapidement. Le temps presse. » Qu’en pensez-vous maintenant ? Frère David Steindl-Rast :
À mon sens, il n’y a pas eu beaucoup de progrès, même s’il est
surprenant de voir à quel point le « rapide » est si
lent ! Cela nous aide à vivre en sachant que nous sommes constamment au
bord de la destruction et de réaliser qu’en même temps, cela pourrait durer
encore longtemps comme ça. Nous devons faire ce que nous avons à faire sans
nous préoccuper du temps que cela prendra en tout. Paradoxalement, nous devons
agir comme si nous disposions de tout le temps possible, et comme si nous
n’avions absolument pas le temps. Si nous gardons ces deux impératifs à
l’esprit, nous parviendrons peut-être à faire ce que nous avons à faire.
Après, cela ne dépend plus de nous. C.I. : Que faites-vous personnellement à ce sujet ? D.S.-R. : J’ai
compris qu’il fallait passer beaucoup de temps au même endroit pour pouvoir
s’en occuper vraiment, et j’essaie par conséquent de voyager moins et de
passer plus de temps dans le même lieu. C.I. : Vous m’avez dit la dernière fois que vos déplacements vous avaient fait
prendre conscience des problèmes du tiers-monde et du quart-monde. D.S.-R. : Oui,
et c’est toujours un sujet qui me préoccupe. Je continue à voyager plus que
je ne le voudrais, et je suis au courant de ce qui se passe dans d’autres
parties du monde par des gens qui y vivent depuis longtemps et sont profondément
enracinés dans la réalité de ces lieux. Je pense que la situation s’aggrave
en de nombreux endroits. L’une de mes questions est
donc : « De quoi
avons-nous besoin ? » C’est par là qu’il faut commencer avant de pouvoir faire quelque
chose. Depuis notre dernier entretien, je me suis dit que ce dont nous avons
besoin, c’est ce que j’appellerais, faute d’avoir trouvé un meilleur
terme, des « héros planétaires ». Les
valeurs pour lesquelles nous nous battons doivent être incarnées dans des
personnes réelles. Or s’il est vrai qu’à certains égards le monde a
rapetissé, il s’est élargi pour la majorité des gens. Les petites communautés
sont désormais ouvertes sur la totalité du monde, tandis qu’elles ne
connaissaient autrefois que leur petit village et les villages environnants.
Pour nous, pays développés, le monde a rétréci. Vous ne pouvez plus faire
quelque chose quelque part dans le monde sans que cela ait un effet sur
d’autres personnes à l’autre bout du monde. Mais nous ne sommes pas encore
une véritable communauté mondiale. Une communauté se crée à partir du
moment où un groupe de personnes a le même héros. Si nous trouvons nos héros
planétaires, ils changeront la masse de l’humanité en une communauté planétaire. Pour moi, ces héros sont
des « gens qui osent »,
qui osent vivre les valeurs que nous avons besoin de cultiver aujourd’hui. Par
leur témérité, ils nous mettent au défi de devenir ce que nous pouvons être,
de devenir en quelque sorte comme eux, sans les imiter, mais en essayant de
mettre en pratique les valeurs humaines les plus profondes. Certains parmi nous
envisagent de publier la vie de ces héros planétaires. C.I. : S’agit-il de nos contemporains ? D.S.-R. : Non,
dans cette collection précise, nous mettons plutôt l’accent sur des gens qui
sont morts, généralement en défendant leur cause. Actuellement je me pose
aussi la question de savoir sur quelle base commune nous pourrions résoudre les
nombreux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Comment exprimer à notre
époque ce qu’autrefois nous appelions, par exemple, le « Tao » ou le « Logos » ? Peut-être l’expression
le « sens commun »,
quelque chose proche du « bon sens » ou
de la « Sagesse populaire »,
avec un S majuscule. C’est l’expression qui me semble la plus proche de ce
que Lao-Tseu appelait le « Tao ». À l’époque, « Tao » voulait dire « voie » et il lui a donné un sens plus profond. Héraclite parlait, quant à
lui, du « Logos »,
signifiant « Monde » ou
« Pensée », et
il lui a aussi donné un sens plus profond, ce que l’on pourrait appeler notre
« conscience la plus profonde ». Nous pouvons appréhender le monde parce que nous avons en nous-mêmes
ce qui rend le monde vivant – le Logos –, le principe qui anime et ordonne
le monde. Héraclite et les philosophes grecs avaient ainsi une compréhension
intellectuelle des choses. Ce qui intéresse Lao-Tseu
et les Taoïstes, c’est la Voie. Le « Comment vivons-nous ? Comment avançons-nous dans la vie en harmonie avec la
Force, avec le Flux ? » Si les Taoïstes se demandaient comment saisir la signification de ce
monde, cela allait plus loin qu’une simple compréhension intellectuelle, leur
question étant plutôt : « Comment pouvons-nous donner un sens à la vie et au monde ? » Nous ne pouvons
comprendre les choses qu’en ayant recours au sens commun, au bon sens.
C’est d’ailleurs ce que suggère l’expression « faire
preuve de sens commun ». Plus nous aurons une vision élargie du mot « commun », plus
nous serons à même d’appréhender le monde. Nous parlons ici du sens commun
ou d’un esprit de communauté non seulement avec les gens, mais aussi avec les
animaux, les végétaux et tout le Cosmos – comme c’était le cas avec le
Logos et le Tao. Ce qui rend cette expression difficile à employer, c’est
qu’elle a été usurpée par des gens qui l’utilisent à tort et à travers,
pour parler par exemple de l’« opinion publique » ou
des « convenances ». C.I. : Je crois que c’est Voltaire qui a dit que le sens commun est certainement
l’une des choses les moins bien partagées. D.S.-R. :
Exactement. Les gens disent : « Ne
pensez-vous pas que vouloir être numéro un dans un monde où les chiens
mangent les chiens relève du sens commun ? » C’est pourtant le contraire du véritable sens
commun, car il provient dans ce cas non pas de la communauté mais de l’aliénation.
C.I. : Les gens ont souvent peur de se retrouver à contre-courant de la société.
Quand il y a une croyance largement répandue, comme celle de vouloir être numéro
un, toute personne qui s’en écarte est considérée comme un excentrique,
hors du coup et hors du temps. D.S.-R. : Oui,
et pour en revenir à l’idée de « ceux qui osent », leur action consiste à briser la croûte de convenances qui recouvre la
force profonde de cet esprit de communauté qui nous unit avec le Tout. Ils sont
donc aux prises avec les pouvoirs de l’époque, car ceux qui détiennent le
pouvoir ont été élus conventionnellement par l’opinion publique. Mais si
l’on s’appuie sur l’autorité du sens commun, on peut prendre position
contre l’opinion publique. De tels êtres sont des étoiles qui nous guident,
car c’est exactement ce que nous devons faire aujourd’hui :
défendre l’autorité qui nous unit et lutter contre les autorités qui nous
divisent. C’est le message que j’essaie de faire passer dans mes
interventions, celui de vivre par l’autorité du sens commun. En termes
bibliques, c’est l’idée du Royaume de Dieu. C.I. : Pourriez-vous développer ? D.S.-R. : En
termes bibliques, c’est par le Saint-Esprit que nous autres humains sommes
vivants, par le souffle de vie même de Dieu. Cet Esprit transperce la croûte
de la loi, de la lettre et de la chair, de toutes les positions qui sont pour
les convenances, la séparation et la division. Le Royaume signifie vivre par le
pouvoir de l’Esprit. Il me semble que nous
pouvons imaginer aujourd’hui un monde où l’enfant présent en chacun de
nous deviendrait vivant. Cet esprit de l’enfance unirait le monde. Libérer
cet esprit de l’enfance en nous est une tâche extrêmement importante. Il y a
une vingtaine d’années, nous avons découvert qu’il fallait libérer la
femme en nous. Et ce n’était pas limité aux femmes ; de nombreux hommes ont vu
clairement que leur anima avait besoin d’être libérée. Suite à quoi
on a pu prévoir un événement sociologique majeur : la
libération de la femme. Et si la libération de la femme a des accents
sociologiques, cela va bien au-delà de la sociologie. Ce qui est en jeu,
c’est de libérer tous les êtres humains en libérant l’anima en
nous. De
plus en plus de gens commencent à prendre conscience de l’urgence qu’il y a
à libérer l’enfant en nous. Notre survie dépend de notre capacité à libérer
notre enfant intérieur, et c’est certainement l’une des questions
sociologiques les plus importantes de notre époque. C.I. : Je pense que nous pouvons considérer cette question sous deux angles. Bien
sûr, la majorité des traditions spirituelles parlent de l’émerveillement,
de la fraîcheur et de la curiosité de l’enfance, ce qu’on appelle « l’esprit du débutant » dans le zen – une manière spontanée
d’aborder le monde, sans idées préconçues. Mais à nouveau, il y a parfois
une image toute faite des enfants, celle de « petits monstres »,
avides et immatures face à la souffrance, incapables d’éprouver de la
compassion ou de l’empathie. Par exemple, on a souvent comparé l’Amérique
à un adolescent qui voudrait jouer les durs sur la scène mondiale. Si d’un côté,
j’adore l’idée de développer nos qualités d’enfant, il me semble aussi
que nous devrions faire preuve d’une plus grande maturité dans notre
comportement, d’un peu plus de sagesse. D.S.-R. : Avant
que les enfants ne deviennent ces affreux mômes, si on les prend avant, ils ont
parfois l’air très vieux, comme des sages. Et c’est cela que nous devons
cultiver. Mon intuition, c’est que ce côté « petit
monstre » est créé par la société ; ce n’est pas l’attitude naturelle de l’enfant. Il y a dans
notre culture une sorte de méprise au sujet de l’enfant, quelque chose que
nous ne pouvons pas ou ne voulons pas voir. Nous partons de l’idée que
l’enfant est rebelle dès le départ et qu’il faut le contrôler. L’enfant
qui arrive dans la famille est considéré comme un petit « sauvage » qu’il faut « domestiquer » ou « civiliser ». C’est la vision qu’on en a avant l’école
maternelle : sauf preuve du contraire, on considère que tous les
enfants ont tendance à se rebeller. Et même plus tard dans la société, on
est supposés être indisciplinés et insoumis par nature, ce qui justifie la nécessité
de nous dompter pour nous faire plier à l’autorité. Le
fait est, ce qui est vérifié psychologiquement, que les êtres humains ont une
tendance immodérée à se plier aux autorités extérieures, parce que c’est
plus facile pour nous, que cela exige beaucoup moins d’efforts de notre part
que vivre selon nos convictions les plus profondes. Par conséquent, tous les
pouvoirs dans notre société conspirent à nous rendre plus serviles face à
l’autorité extérieure. Or le juste usage de l’autorité, le seul usage
juste de l’autorité que je puisse voir, c’est de renforcer ceux qui nous
gouvernent afin qu’ils soient vraiment responsables. Les livres et les études
d’Alice Miller vont dans le même sens. C.I. : Dans son livre C’est pour ton bien – Racines de la violence dans
l’éducation de l’enfant ? D.S.-R. : Oui,
et aussi dans l’Enfant sous terreur. Il y a par ailleurs les études
menées par Stanley Milgram à Yale[2]. Son objectif était de comprendre
pourquoi l’Holocauste a été possible, comment des gens qui rentraient le
soir chez eux pour jouer de la musique de chambre et lire de la poésie en
famille ont pu mettre à mort des Juifs, des Tsiganes et des Polonais pendant
leurs heures de travail. Milgram voulait voir dans quelle mesure des gens
moyens, et pas seulement en Allemagne, pouvaient infliger des douleurs atroces
à une victime innocente uniquement parce qu’une figure autoritaire leur avait
dit de le faire. Il a alors mis au point ce test extrêmement controversé et
fort ingénieux… C.I. : Avec des acteurs qui faisaient semblant de recevoir des décharges électriques… D.S.-R. :
Tout à fait. Cette expérience n’a pas eu l’accueil qu’elle méritait
dans le monde de la psychologie et de la psychiatrie, car nous n’avons pas
envie de voir à quel point nous sommes prêts, nous, la moyenne des gens, à
nous plier aux autorités extérieures. C.I. : On a parfois l’impression que cela ne va jamais s’arrêter. Je viens de
lire un article sur l’incident tragique dont a été victime le militant
pacifiste Brian Wilson[3]. Les deux hommes qui conduisaient le train
affirment qu’ils ont simplement obéi aux ordres. Les gens ont tendance à
renoncer à leur propre pouvoir. Ils préfèrent qu’on leur dise ce qu’ils
doivent faire, car il est plus difficile de suivre son propre chemin, jugé plus
angoissant et solitaire. Ils préfèrent avoir un chef qui leur dise ce qu’ils
doivent faire et penser. C’est peut-être d’ailleurs le danger avec votre idée
d’un « héros planétaire ». D.S.-R. : Oui,
et en Allemagne où nous travaillons actuellement sur ce projet, vous ne pouvez
pas employer le mot « héros ». C’est totalement impossible. Nous n’avons encore rien trouvé à la
place, peut-être l’expression « étoiles
qui nous guident ». C.I. : À moins de se référer simplement à l’inspiration que Jésus
nous a donnée, celle de l’amour et du pardon. D.S.-R. : Oui,
et c’est bien ainsi que je vois Jésus, comme une percée du sens commun dans
toute la profondeur du terme. Par exemple, dans l’épître de Paul aux
Galates, Paul a compris la position de Jésus et il l’exprime en vers : « En Christ il n’y a ni Juif ni Grec, en Christ il n’y a
ni homme ni femme, en Christ il n’y a ni esclave ni homme libre. » Il a
fallu attendre des dizaines d’années pour qu’un petit groupe de gens
commence à comprendre ce que voulait dire « En Christ il n’y a ni Juif ni Grec ». Et plus de 1700 ou 1800 ans pour reconnaître qu’« en Christ il n’y a ni esclave ni homme libre ». Et nous continuons à nous battre sur le plan de l’homme et de la
femme ! C’est là où la fissure des
convenances sociales permet l’émergence d’un peu de sens commun. Et quand
nous en aurons fini avec ce problème, d’autres apparaîtront. C.I. : Ce serait donc une conscience qui se manifeste progressivement ? D.S.-R. : Oui,
et ce n’est pas comme si j’avais dit que les choses vont de mieux en mieux.
Oui, c’est vrai, d’une façon générale cela va de mieux en mieux, et il y
a des aspects où les choses vont mieux. Mais je ne fais pas partie de ceux qui
affirment que tout va pour le mieux du monde, que nous sommes complètement
sortis de la pagaille. À certains égards, les choses vont de mal en pis.
Si l’on regarde les sociétés et les communautés premières, on s’aperçoit
que le sens commun y était très répandu, et que les mythes, les rituels et
les symboles permettaient d’exprimer ce sentiment d’appartenance à la
communauté. Sur un autre plan, il y avait aussi énormément de peur dans ces
sociétés, beaucoup d’étroitesse d’esprit et d’intolérance : « Tous
ceux qui ne sont pas comme nous ne sont pas humains »,
ou des idées similaires. Il y a donc des points à améliorer. Mais ce n’est
pas une ligne ascendante, ni même clairement descendante. D’un côté, il y a
certains progrès et, de l’autre, les choses deviennent plus difficiles. C.I. : La question qui se pose actuellement est celle de notre survie. Nous vivons
à une époque devenue si dangereuse et si destructrice que cela va peut-être
nous réveiller, ne serait-ce que par intérêt personnel, et nous pousser à
vivre en étant plus respectueux de la Terre, à coexister avec toutes les
formes de vie sur cette planète. Pensez-vous que nous pourrons nous en sortir ? D.S.-R. :
C’est une bonne question, mais je ne sais pas si on doit y répondre. Je ne
crois pas qu’une réponse, quelle qu’elle soit, puisse nous aider. Si nous
disons : « Oui,
c’est sûr, nous y arriverons », il sera tout d’abord
difficile de réaliser une telle promesse, et si l’idée est vraiment acceptée,
cela pourrait même avoir des effets négatifs, par exemple de continuer comme
avant sans rien faire pour mettre fin à la destruction. Maintenant la réponse opposée,
« Nous ne nous en sortirons pas », peut aussi avoir un impact négatif, car les gens pourraient se dire : « Si de
toute façon nous n’y arriverons pas, pourquoi s’en faire ? » Aucune de ces réponses ne peut donc nous aider. En réalité,
nous devons faire tout ce que nous entreprenons sans que cela dépende ou non du
fait que nous nous en sortirons. Et nous devons vivre d’une manière telle
que, même si nous n’y arrivons pas, nous pourrons nous dire : « Ce que
j’ai fait en valait la peine. » Mais cette valeur ne doit
jamais dépendre du succès de nos actions. W.S. Merwin a écrit dans un
très beau poème : « Le
dernier jour du monde, j’aimerais planter un arbre »[4]. Son idée, c’est que vous ne
plantez pas un arbre pour qu’il porte des fruits, ni en signe d’espoir, mais
simplement pour planter cet arbre pour la première fois, en ce lieu, où il
vivra ou non pendant longtemps, où il verra ou non le soleil se lever, où il
sentira peut-être la fraîcheur du soir et vivra sa première nuit. Cet arbre,
cette petite semence, a en soi une énorme valeur, pas seulement dans l’idée
qu’elle portera des fruits. C’est pour moi une image poétique très forte
et convaincante, bien meilleure que d’essayer de répondre à la question de
notre survie. C.I. : On en revient toujours à l’idée de vivre dans le moment présent et de
pratiquer sans être attaché à des buts, que ce soit sauver la planète ou
atteindre l’éveil. D.S.-R. : Je
pense que oui. Pour moi, la prière et la contemplation sont une célébration
de la vie, non un moyen pour arriver à une fin. La célébration de la vie,
c’est la célébration du vivant, ce qui a comme effet secondaire de me rendre
plus vivant, de même que la poésie est le fruit de la pleine conscience qui
vous rend plus attentif. Ce n’est pas la vie en soi, c’est la poésie. La
vie est plus grande que la poésie. La prière et la contemplation ne sont pas
la vie, la vie est plus grande que cela. La prière est la poésie de votre « super-vitalité », qui
est la spiritualité. Plus vous êtes vivant, plus
vous voyez le temps qu’il vous faut, et plus vous avez l’énergie et la
volonté de vous y consacrer. Spiritus signifie « souffle de vie ». Votre spiritualité est
donc une forme particulière de votre vitalité, au même titre que votre
engagement social. Si tel n’est pas le cas, il y a quelque chose qui ne
fonctionne pas. Vous n’êtes pas vraiment vivant. Je ne peux séparer les
choses ; cela forme un tout. J’ai eu récemment le
grand luxe de participer à un atelier d’une semaine sur le corps et
l’esprit. Lors de cet atelier, nous avons fait un exercice qui consistait à
visualiser notre corps et à le dessiner, puis la même chose avec notre âme et
notre esprit. J’ai été très surpris des résultats. La plupart des gens
avaient visualisé ces trois réalités d’une façon beaucoup moins imbriquée
que moi. À mon sens, elles ne peuvent que se chevaucher, je ne peux pas
les envisager autrement que comme dimensions d’une seule et même réalité.
Pour dessiner le corps, j’ai simplement tracé le contour du corps en brun.
Puis pour l’âme – ce n’est pas à mes yeux quelque chose qui se situe
quelque part dans le corps, plutôt une forme de vie particulière – j’ai
juste dessiné des feuilles. Maintenant ce corps brun avait de petites feuilles
qui poussaient partout ; comme un arbre avec des
feuilles. Pour l’esprit, c’était toujours le même arbre avec des feuilles,
mais j’ai pris un crayon jaune et l’esprit s’est mis à rayonner. Et c’était
toujours le même dessin. C’est pourquoi quand je parle de ces différentes
dimensions, spiritualité et engagement social, ce sont pour moi des aspects de la
vitalité d’une personne. Le degré de votre vitalité dépend de votre
degré d’engagement, de votre vision, de votre tolérance. Vous voyez ce que
je veux dire ? C.I. : Oui, très bien. Pensez-vous que cette qualité de vitalité et de compréhension
entraîne « automatiquement »
une forme d’engagement social ? D.S.-R. : Comme
nous parlons de la vie et que la vie n’a rien d’automatique, le mot « automatique » ne
me semble pas approprié. Ce n’est en tout cas pas celui que j’emploierais. C.I. : Eh bien, disons à la place « d’une manière évolutionniste ». D.S.-R. : Je
serais d’accord. En d’autres termes, ce qui ne va pas avec une mauvaise
spiritualité, c’est qu’elle n’est pas aussi vivante ou évoluée
qu’elle devrait l’être. Quant à ceux qui s’enferment dans la méditation,
sans voir le lien avec la responsabilité sociale, je dirais que ce n’est pas
parce qu’ils ne sont pas assez spirituels ou pas assez vivants, mais parce
qu’ils ne sont pas assez actifs. La vitalité intérieure vous rend forcément
attentif aux besoins des autres et aux occasions de les aider. Ce qui à son
tour vous rend plus vivant et vous donne l’énergie dont vous avez besoin pour
les servir. C.I. : Bien sûr, la position inverse est celle du renonçant, pour qui le fait même
de méditer profite au monde. D.S.-R. : Je
vois seulement le niveau où l’on peut dire : « Ma vie étant limitée, mon énergie limitée et mes
chances limitées, tout ce que je peux faire pour le moment, c’est me
consacrer à la méditation et cela remplira ma vie. » Mais
il y a un risque, c’est qu’un tel renoncement vous conduise à renoncer à
la notion de renoncement que vous aviez au début, et que cela vous
conduise vers des choses auxquelles vous n’auriez jamais pensé avant, des
activités auxquelles vous auriez cru avoir renoncé. Si vous excluez cette
possibilité, il y a quelque chose de résolument faux dans votre renoncement,
qui nie la vie au lieu de l’affirmer. C.I. : Parlons, si vous le voulez bien, de l’Église en Amérique centrale. La dernière
fois que nous nous sommes vus, vous m’avez parlé de l’archevêque Oscar
Romero[5]. Avant de devenir archevêque, il avait déjà
atteint cette fonction en esprit, un peu comme dans l’histoire de Beckett.
Cela me rappelle une citation de Shakespeare : « Certains naissent grands, d’autres atteignent la grandeur, certains ont de
la grandeur sans la rechercher. » Oscar Romero faisait de toute évidence partie de cette dernière catégorie. D.S.-R. :
Tout à fait. Il n’était pas très connu avant. C.I. : Ces exemples de courage héroïque sont-ils nombreux parmi les prêtres,
les religieuses et les Chrétiens qui travaillent en Amérique centrale ? Et que pensez-vous de la pratique de la
non-violence face aux inégalités et aux injustices subies chaque jour ? Je suis persuadée que les Chrétiens présents
dans ces pays sont souvent tentés d’aider ceux qui luttent contre
l’oppression. D.S.-R. : Oui,
et je suis particulièrement bien informé sur la question car j’ai rencontré
récemment des membres de la communauté Maryknoll[6]. Des milliers et des milliers de gens, particulièrement
au Salvador et au Guatemala, prennent une position courageuse et sont prêts à
souffrir et à mourir pour leur cause. Et si, pour la plupart, ils ne se font
pas autant remarquer qu’Oscar Romero, certains sont dans des positions très
exposées. C’est merveilleux de savoir que des gens très simples défendent
le sens commun. Le sens commun nous dit que la force crée la contre-force, la
pression crée la contre-pression. C’est pourquoi, même si l’on peut être
tenté à un moment donné d’aider cette libération avec des armes ou toute
autre forme de violence, à long terme cela n’amènera ni la paix ni la
justice. La tentation de recourir à la violence doit être terrible, et
j’admire réellement les gens qui résistent à cette tentation. Et même ceux
qui ont recours à la violence, j’admire leur courage, même si je pense
qu’ils ne sont pas aussi profondément enracinés dans le sens commun que ceux
qui restent non-violents. L’histoire nous le confirmera. Jésus lui-même n’est pas
qu’une « réussite » ;
c’est une grande erreur historique de croire qu’il a été crucifié et
qu’il est mort de cette façon. Mais l’erreur était extérieure. Ce qu’on
doit retenir de sa résurrection, c’est qu’on ne peut réprimer ce genre de
vie. Quelqu’un d’autre la reprendra. Ce genre de vie n’est pas soumis à
la mort : tant qu’il y aura des êtres humains, il y en
aura. Même la mort des martyrs peut devenir une graine de foi, comme on dit
souvent, car elle peut servir de catalyseur pour encourager les autres à
exprimer le même sens commun. C.I. : Kierkegaard a dit :
« Qu’un tyran meure et son règne se termine ; qu’un martyr meure et son règne
commence. » Vous affirmez sans équivoque que la
non-violence relève du sens commun. D.S.-R. :
Oui. C’est ce qui me paraît le plus vrai théoriquement, mais je le dis en
tout respect et admiration pour les gens qui choisissent héroïquement
d’autres voies. J’ai le luxe ne pas subir les mêmes pressions, ce qui me
permet d’en parler avec détachement. Mais si j’étais au milieu de tout
cela, je ne verrais peut-être pas les choses aussi clairement. C.I. : J’aimerais connaître votre vision personnelle de la mort. J’ai lu
votre essai Pourquoi devenir moine, dans lequel vous évoquez la relation
du moine avec la mort. Pour vous, la condition préalable – et là je
paraphrase – c’est de vivre pleinement sa vie. Quelle est votre relation
avec la mort ? Quels sont vos sentiments à l’égard de
la mort ? À ce
moment-là de l’interview, on entend sonner la cloche de midi du centre zen.
Frère David me propose de me joindre à lui dans une minute de silence pour la
paix mondiale. C.I. : Faites-vous cette prière tous les jours ? D.S.-R. : Oui,
et j’invite tous ceux que je rencontre dans le monde à la faire. Merci de la
faire avec moi. Vous m’avez posé une
question sur la mort. Que voulez-vous dire par « sentiments » ? C.I. : Avez-vous accepté votre propre mort ? Vous sentez-vous prêt à mourir ? D.S.-R. :
Si je me sens prêt à mourir. Oui, je le suis. C’est une réponse qui n’est
pas difficile. Parfois, j’aimerais bien. [Rires.] C.I. : Je vois ce que vous voulez dire. [Rires.] D.S.-R. : J’ai
atteint un stade dans la vie où je peux dire que si j’apprenais aujourd’hui
que je n’en ai plus pour très longtemps à vivre, je n’aurais de regrets
que pour tous ceux qui devront nettoyer ce que je laisse derrière moi !
C’est mon principal souci. J’essaie de mettre un peu d’ordre dans mes
livres et mes manuscrits de manière à ne pas laisser trop de travail à ceux
qui restent. Quant à mon sentiment d’avoir accompli ce que je voulais faire,
ou de ne pas avoir fait tout ce que je voulais faire, il y aura toujours quelque
chose d’inachevé. J’ai eu une vie très riche, très pleine ;
j’en suis reconnaissant et n’en demande pas plus. Mais
il y a aussi des jours où je vois tout ce que je pourrais faire encore autour
de moi, et j’éprouve une immense gratitude d’avoir la possibilité et l’énergie
de le faire. C.I. : N’avoir à penser qu’à ce qu’on laisse derrière soi est une
position assez privilégiée. C’est en fait le genre de détachement que
l’on peut avoir en menant une vie de moine – un détachement plus grand que
si on vit dans le monde en laissant une famille derrière soi. Je ne sais pas.
Vous n’êtes pas marié, vos parents sont partis, vous n’avez pas
d’enfants… D.S.-R. :
J’ai beaucoup d’enfants, d’enfants spirituels ! C.I. : Je voulais parler des liens spéciaux (comme une épouse ou des enfants),
ceux pour lesquels on est prêt à accepter le genre d’attachement qui est une
émotion naturelle quand on a une famille. N’avez-vous jamais eu le sentiment
que cela vous ait manqué ? D.S.-R. :
Non, je ne le ressens pas comme une perte ; mais aussi loin que je m’en
souvienne, j’ai toujours su que quel que soit votre choix vous choisissez
aussi de ne pas prendre un autre chemin – la route non choisie. C.I. : Oui, faire un choix peut aussi être perçu comme la fin des options. D.S.-R. : Et
c’est ce que je voulais, laisser les autres options de côté. En réalité,
ma vie est si riche en bien des aspects que je ne peux absolument pas me
plaindre. J’ai aussi cette image –
c’est une réelle conviction – que chacune de nos expériences nous rend
plus mûrs face à la mort. Et nous avons de telles expériences non seulement
parce que quelque chose nous arrive, mais parce que nous sommes attentifs
et ouverts. Ainsi, chaque fois que nous répondons vraiment au monde, il
y a un élément d’éternité. C’est quelque chose qui ne peut être détruit
par le temps. Le temps va et vient, mais le « maintenant » n’est pas dans le temps. Dans le temps, il n’y a qu’une couture
entre le passé et l’avenir, et rien d’autre. Dans le « maintenant », nous vivons ce qui
n’est pas soumis au temps. Il y a quelque chose dans
l’amour et la fidélité, la beauté et la bonté, qui n’est pas assujetti
au temps. Pour moi, cela me console et me rassure énormément de savoir que
nous ne disposons que d’un temps limité pour faire ce que nous avons à
faire, que tôt ou tard, notre heure viendra. À ce moment-là, tout aura
eu le temps de mûrir de mon vivant. Seuls les aspects du temps disparaissent.
Ne se dissipe que ce qui peut se dissiper. Et quand se dissipe ce qui peut se
dissiper, alors reste ce qui « est ». C.I. : L’« ainsité » reste. D.S.-R. :
Exactement. Quand mon heure arrive, tout ce que j’ai vécu – toutes les
relations, les amitiés, la beauté, la bonté – est. Dans ma
perspective actuelle, je devrais employer le futur, mais ce ne serait pas bien
exprimé. Et après, je peux voir le monde entier à travers la fenêtre de ma
vie qui vient de se terminer. Bien sûr,
en regardant notre vie passée, nous voyons aussi les défauts, tout ce que nous
aurions aimé faire autrement. Et comme cela se perpétue chez les autres, cela
crée une certaine douleur. Quand je vois clairement le mal que j’ai pu faire
aux autres ou que je pense à ce que j’ai fait en croyant agir pour le mieux
et qui s’est révélé néfaste ou destructeur, j’ai beaucoup de peine. Mais
j’ai confiance et je crois qu’en général, cela prendra un sens ou que cela
va s’arranger. Cette manière de travailler au-delà du temps est un peu
difficile à expliquer et je n’ai moi-même pas tout compris, mais nous savons
que c’est parfois à des moments où la vie semble ne pas bouger que,
justement, nous en faisons plus, nous travaillons plus et que plus de choses se
réalisent qu’à d’autres périodes beaucoup plus longues. Comme l’a dit T.S. Eliot : « Ce
qui a été et ce qui aurait pu être indiquent la fin de ce qui est toujours présent. » D’une certaine façon, je sais que c’est dans le « maintenant qui ne meurt pas »[7] que toutes les possibilités
peuvent éclore. À travers les gens que j’ai connus ou les choses que
j’ai touchées, je suis relié à tout ce qui a été et à tout ce qui sera. Tout
est rattaché à tout le reste. Quand les limitations du temps et de
l’espace ne seront plus parce que mon temps sera écoulé et que mon espace ne
sera plus, je serai en contact avec tout ce qui a toujours été et sera
toujours. C’est quelque chose que j’attends avec impatience. [1]
Écrivain
et militante sociale de tradition catholique romaine, Dorothy Day
(1897-1980) a co-fondé à New York le mouvement Catholic Worker, une
organisation pacifiste offrant des « foyers
d’hospitalité »
aux pauvres. Elle est surtout connue en tant que co-fondatrice de Catholic
Worker, une publication fondée en 1933 sur les idéaux chrétiens de
charité et de pauvreté volontaire qui milite pour la justice sociale et la
résistance non-violente dans un « état
de guerre ». [2]
Au début des années soixante, le chercheur en psychologie Santley Milgram
(1933-1984) dirige des travaux de recherche sur « l’obéissance
à l’autorité » à l’université de Yale, dont les premiers résultats
seront publiés en 1963. Recrutés par petites annonces dans les journaux,
les quarante hommes qui participent à l’expérience pensent que le test
vise à déterminer l’efficacité des châtiments dans les tâches
d’apprentissage. Chaque homme doit administrer ce qu’il pense être une
décharge électrique à un « apprenant » situé dans la pièce
d’à côté, chaque fois qu’il se trompe de réponse dans un test
verbal. Les décharges ne sont pas réelles et l’apprenant simule la
douleur en tapant violemment contre le mur ou en refusant de répondre à de
nouvelles questions. Alors qu’ils pouvaient choisir des décharges
comprises entre 15 et 450 volts, soixante-cinq pour cent des sujets, souvent
poussés par le responsable de l’expérience qui fait « figure
d’autorité » et se trouve dans la même pièce, ont tourné le
bouton jusqu’à 450 volts. Ce voltage, sans autre indication que « XXX »,
était situé deux crans au-dessus de celui marqué « Danger, choc sévère » ! [3]
Le 1er septembre 1987, l’ancien combattant du Viêt-nam Brian
Wilson a organisé une manifestation silencieuse et non-violente devant le dépôt
d’armes navales californien pour protester contre le transport de bombes
et de munitions en Amérique centrale. Il avait envoyé une lettre aux
autorités du dépôt d’armes pour les prévenir qu’ils allaient entamer
une grève de la faim et s’installer sur les voies. Le premier jour du
mouvement de protestation, un train ayant reçu l’ordre de ne pas s’arrêter
lui est passé dessus et il a perdu les deux jambes ! [4]
Du poème de W.S. Merwin « Espace ». [5]
Issu
du clergé traditionnel salvadorien, Oscar Romero s’est fait remarquer
parmi les archevêques d’Amérique centrale pour avoir dénoncé la répression
brutale exercée par le gouvernement salvadorien avec le soutien des Américains,
et pour avoir appelé à des réformes sociales et agraires pour les
pauvres. Il a été assassiné le 24 mars 1980 alors qu’il officiait dans
son église des faubourgs de San Salvador. [6]
Connus pour leurs actions en faveur des Droits de l’homme, les
missionnaires Maryknoll sont très présents en Amérique centrale. En 1980,
il y avait deux sœurs Maryknoll parmi les quatre religieuses assassinées
au Salvador. Cet événement avait à l’époque attiré l’attention du
monde sur les violations des Droits de l’homme et la corruption politique
dans le pays. [7]
« Le maintenant qui ne meurt pas », c’est ainsi que saint
Augustin a défini j’éternité.
|
|
|