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L’existence même des êtres humains est un signe merveilleux !

 

Interview avec l’archevêque Desmond Tutu

 

Bien que Desmond Tutu n’ait jamais rencontré Stephen Biko, c’est à lui qu’on demandera en 1977 de prononcer l’oraison funèbre du militant noir décédé d’une mort brutale dans les locaux de la police d’Afrique du Sud. Plus de30 000 personnes assistent à l’office, avec un sentiment de chagrin mêlé de colère à peine contenue. Avec Steve Biko, ils perdent non seulement un chef qui les a aidés à s’organiser, mais aussi un homme qui leur a élevé l’esprit, en les rendant fiers de la couleur de leur peau et en leur rappelant leur histoire illustre.

Ce jour-là, Desmond Tutu leur parlera de pardon, comme il l’avait déjà fait à maintes reprises et le referait souvent, que ce soit pour des martyrs ou des traîtres. Il exhortera les amis du défunt à « prier pour les dirigeants du pays, pour la police – particulièrement les forces de sécurité et les gardiens de prison –, afin qu’ils réalisent qu’ils sont aussi des êtres humains. Je vous demande de prier pour les Blancs en Afrique du Sud. »

Dans la tradition de Gandhi, de Martin Luther King et de Stephen Biko, Desmond Tutu sait que « l’oppression déshumanise l’oppresseur autant que l’opprimé ». Il conseille aux siens de garder leur dignité et leur rappelle que personne ne peut la leur prendre. Et il n’a cessé de plaider pour une solution non-violente au combat pour la liberté que mènent les Noirs en Afrique du Sud. En récompense de ses efforts, le prix Nobel de la Paix lui a été décerné en 1984.

* * *

Il y a dans chaque ville d’Afrique du Sud un ghetto appelé township, où les Noirs vivent séparés des Blancs de la ville ou du village le plus proche. Ils sont logés dans des conditions primitives, la plupart du temps dans des abris délabrés délibérément conçus pour décourager l’idée même d’installation permanente. Les habitants des townships n’ont pas le droit de posséder la terre ou les maisons où ils vivent. La majorité des townships n’a ni électricité ni système d’égout ni eau courante. De gros nuages de fumée noire sortent des fourneaux et restent suspendus dans l’atmosphère. Une moyenne de quatorze personnes cohabitent dans des logements de quatre pièces ; la maladie et la délinquance sont partout. Dans ces conditions sordides, de nombreuses fleurs précieuses se fanent avant même d’avoir éclos. Rares sont les êtres qui parviennent à sortir de ce ghetto, et quand ils y arrivent, on pense aux millions d’autres qui n’ont jamais eu cette chance.

Desmond Mpilo Tutu naît le 7 octobre 1931 dans une cité minière du Transvaal nord. Il grandit dans les townships où son père est instituteur et sa mère femme de ménage. Élève particulièrement brillant, il apprend à parler plusieurs langues africaines ainsi que l’anglais et l’afrikaans, « la langue de l’oppresseur ». De son enfance, il se souvient de son goût pour le jeu et des habituelles sottises, mais aussi d’une prise de conscience croissante de l’apartheid (lit. « séparation » en afrikaans), à l’école comme dans la rue. Il sentait la colère monter en lui quand il voyait son père humilié parce qu’il devait montrer son laissez-passer, un livret d’identité que tous les non-Blancs devaient porter sur eux en permanence et présenter sur demande. Le système faisait cependant tellement partie de leur réalité que Desmond en était arrivé à l’accepter comme quelque chose de « normal ». Il dira plus tard que l’un des plus grands dangers de la discrimination raciale, c’est que « les gens subissent un tel lavage de cerveau qu’ils finissent par accepter l’oppression et l’exploitation qu’ils subissent ».

C’est une maladie qui lui permettra de sortir du ghetto. À l’âge de 14 ans, il contracte la tuberculose et reste hospitalisé pendant deux ans. Trevor Huddleston, un pasteur anglican qui officie dans une importante paroisse noire, lui rend souvent visite à l’hôpital, se délectant de l’humour et de l’intelligence du jeune garçon. Huddleston deviendra une des forces du changement en Afrique du Sud et il aura une grande influence dans la vie de Desmond Tutu. Au contact du pasteur Huddleston, une dévotion religieuse s’est éveillée en lui et il lui arrivera souvent, une fois sorti de l’hôpital, de fausser compagnie à ses camarades de jeu pour aller prier seul dans l’église de la township.

Entre-temps, le système de l’apartheid n’a fait que déchirer un peu plus l’âme de l’Afrique du Sud. En 1948, le Parti national remporte les élections générales, avec la promesse faite à ses électeurs, tous des Blancs, d’instaurer l’apartheid. La ségrégation raciale qui était déjà en usage est désormais érigée en loi.

Desmond Tutu se retrouve directement confronté aux vicissitudes de l’apartheid au moment d’entrer dans la vie professionnelle : il aurait voulu faire médecine et doit abandonner son projet, faute de moyens. En 1955, il épouse Leah Nomalizo et commence une carrière d’enseignant dans le secondaire, qui le passionne. Pour ses élèves comme pour ses collègues, il est quelqu’un de « sensationnel » ! Il renoncera cependant à exercer son métier quand le gouvernement mettra en place un système éducatif inférieur pour les Noirs, pour se tourner alors vers l’Église anglicane.

En 1962, alors qu’il vient d’être ordonné révérend, Desmond Tutu quitte son pays pour la première fois et part étudier à l’université de Londres, bientôt suivi par sa femme et sa famille. Ce sera pour les Tutu une période d’allégresse. L’Angleterre n’est peut-être pas un modèle d’égalité raciale, mais on est bien loin de la réalité de l’Afrique du Sud. Pour la première fois de leur vie, les Tutu peuvent se déplacer librement, sans avoir à demander une autorisation ou à présenter leur laissez-passer. Complètement ébahis, ils regardent les couples mixtes se promener main dans la main en public !

Ils resteront quatre ans en Angleterre, le temps pour Tutu de terminer sa maîtrise de théologie. Une fois de retour en Afrique du Sud, le contraste leur paraît d’autant plus frappant. Tutu écrit alors : « Je ne voudrais pas paraître mélodramatique, mais depuis que je suis rentré, il m’est extrêmement difficile de devoir demander l’autorisation d’aller rendre visite à ma famille à des fonctionnaires blancs ! »

Une conscience sociale et politique commence à naître en lui, qui deviendra avec le temps une force inaltérable, profondément enracinée dans ses croyances religieuses. Desmond Tutu parle ouvertement de « la théologie de la libération » et il appelle les ministres du culte à « s’opposer à l’oppression, à l’injustice, à la corruption et au mal, partout où ils se trouvent. Cela peut ressembler à un appel au martyre, mais si Dieu est pour nous, qui peut être contre nous ? » Pour lui, il n’y a plus de séparation possible entre le spirituel et le politique. Il affirmera ainsi que la politique et la religion sont comme un « vêtement sans couture », et qu’il faut appliquer la résistance non-violente : « Si les lois sont en contradiction avec l’Évangile, alors les chrétiens ont non seulement le droit mais aussi le devoir de lutter pacifiquement pour qu’on les abolisse. » Tutu entre en campagne. Dans ses discours, à travers des actes de désobéissance civile, il attirera l’attention des masses opprimées et des autorités blanches sur le « caractère intrinsèquement mauvais de l’apartheid ».

Tutu sera parfois en danger, y compris parmi les Noirs. Lors des obsèques de quatre jeunes, une foule en colère s’en prend à une personne noire de l’assistance qu’elles accusent d’être un espion. Profitant d’une diversion créée par deux autres évêques, Tutu parviendra à traîner l’homme ensanglanté dans une voiture. À un autre enterrement, Tutu se lance sur le corps d’un policier noir pour le protéger de la foule qui lui lance des pierres. Il attend que la foule se calme pour remonter sur le podium, couvert de sang, mais d’une façon tragique, la foule finira par tuer le policier. Les relations entre Tutu et les autorités deviennent de plus en plus difficiles. Des mesures autoritaires sont prises contre lui : on lui retire ses papiers et il fait l’objet de harcèlements, de même que ses organisations, ses amis et parfois même sa famille.

Mais il n’est pas aussi facile de réduire Desmond Tutu au silence. L’Église a des pouvoirs et Tutu monte en flèche dans la hiérarchie. En 1975, il devient le premier doyen noir de l’Église anglicane d’Afrique du Sud. Nommé évêque du Lesotho en 1976, il rentre en Afrique du Sud en 1978 avec la fonction de secrétaire général du Conseil des Églises sud-africaines.

C’est alors qu’il commence à ressentir toute la force de la vision prophétique. Lors de conférences données en Afrique du Sud et à l’étranger, il appelle à cesser tout investissement en Afrique du Sud et invite le public blanc « à se réveiller, à se secouer de la léthargie et de l’apathie de l’abondance ». Sa position est claire : les Blancs ne pourront jamais être libres tant que les Noirs ne seront pas libres eux aussi. Pour les Noirs, son cri de ralliement est : « Rien de ce que vous faites n’est insignifiant. Tout le monde est quelqu’un. »

Le 15 octobre 1984, apprenant que le prix Nobel de la Paix vient de lui être attribué alors qu’il se trouve à New York pour trois mois dans le cadre d’un programme universitaire, Desmond Tutu rentre aussitôt chez lui pour partager son prix avec ses concitoyens. Acclamé par des centaines de gens débordants de joie qui refusent de se disperser, Tutu s’adresse à eux : « Ce prix est pour vous, les mères, vous qui passez vos journées assises près des gares à essayer d’assurer leur existence en vendant des pommes de terre, des meali et des pieds de porc. Ce prix est pour vous, les pères, vous qui demeurez dans des hôtels pour célibataires, séparés de vos enfants pendant onze mois de l’année. Ce prix est pour vous, les mères, vous qui vivez dans des taudis détruits chaque jour sans pitié, vous qui devez vous asseoir sur des matelas trempés par la pluie hivernale, tenant dans vos bras des bébés en pleurs, dont le seul crime dans ce pays est de vouloir vivre avec vos maris. Ce prix est pour vous, les trois millions et demi d’êtres déracinés que l’on jette comme s’ils étaient des ordures. Le monde dit que nous vous reconnaissons, nous reconnaissons que vous aimez la paix. »

Tandis que le monde se réjouit pour le peuple opprimé d’Afrique du Sud, les autorités blanches et les médias du pays ignorent le prix et tentent de discréditer la victoire de Tutu.

Peu après avoir reçu le prix Nobel, Desmond Tutu deviendra évêque de Johannesburg, la deuxième position dans la hiérarchie de l’Église anglicane d’Afrique du Sud, puis archevêque de la ville du Cap, la première position dans l’Église. Sa stature mondiale, son engagement infatigable en faveur de la justice, sa ferveur et ses talents d’orateur lui ont valu d’être comparé à Martin Luther King. On a ainsi pu dire de Tutu, à l’instar de King, qu’il pouvait « tailler une pierre d’espoir dans une montagne de désespoir ». Mais au-delà des similitudes personnelles, Tutu n’a jamais manqué de faire remarquer une différence de taille entre la lutte pour les libertés publiques des Noirs américains et celle des Sud-africains : aux États-Unis, les Noirs se battent pour qu’on leur reconnaisse des droits garantis dans la Constitution américaine, tandis qu’en Afrique du Sud, la loi elle-même est contre eux.

Desmond Tutu mène son combat avec une intelligence et un humour rares. Aimant plaisanter, il évoque parfois Dieu, complètement découragé, se plaignant d’avoir perdu son exemplaire du plan divin ! Au sujet des missionnaires, il dira : « Nous avions le pays et ils avaient la Bible. Alors ils nous ont dit de prier et nous avons fermé les yeux. Quand nous les avons rouverts, ils avaient la terre et nous avions la Bible. Mais tout compte fait, peut-être avons-nous obtenu la meilleure part du marché ! »

Son Dieu est un Dieu personnel qui prend parti pour la justice : il entend, il voit, il agit et il a un dessein pour toutes les choses et les créatures. Dans sa foi, il y a même de la place pour une sagesse empreinte d’ironie désabusée, quand il dit par exemple : « Tout ira bien et tout se passera bien de toute façon. Sinon, cela n’aurait été qu’une plaisanterie cosmique, une blague de très mauvais goût. »

Je savais qu’en mai 1989, l’archevêque Tutu devait venir passer deux jours à Washington avec Beyers Naudé et Allan Boesak et qu’ils avaient un programme très chargé, dont une entrevue avec le président Bush. Cela faisait un an que j’essayais d’avoir un rendez-vous avec l’archevêque mais, au dernier moment, son emploi du temps a été modifié et notre rendez-vous a été annulé. J’étais encore dans le restaurant de l’hôtel où était descendu Tutu, très déçue, à me demander comment je pourrais le rencontrer, quand je l’ai soudain vu passer. Il était seul et portait des vêtements de ville. Alors que le restaurant était quasiment vide, le maître d’hôtel l’a installé à une table juste à côté de la mienne. Je me suis présentée, expliquant mes efforts pour le rencontrer. Il a accepté de s’entretenir avec moi sur-le-champ en me disant qu’il devait de toute façon attendre sa fille, qui est d’ailleurs arrivée au moment où nous avons commencé notre entretien. Nous avons parlé pendant une vingtaine de minutes. Quand j’ai pris congé de lui, le remerciant encore pour sa générosité dans ces circonstances inhabituelles, il m’a dit d’un rire franc : « Ma chère, comment aurais-je pu vous dire non ? C’était prévu ainsi. »

Catherine Ingram

***

 

Interview de Desmond Tutu

Washington D.C. (18 mai 1989)

 

Catherine Ingram : J’imagine que vous ressentez un lien très fort avec le Mahatma Gandhi, car c’est en Afrique du Sud qu’il a commencé à lutter contre l’injustice. Y a-t-il des aspects de votre vie qui vous semblent liés à la sienne ?

Desmond Tutu : Je me sens très mal à l’aise quand on me compare à des êtres aussi importants que Gandhi. Il est vrai qu’en Afrique du Sud, nous avons presque tous été influencés par sa personne et ses actions, que ce soit dans notre pays ou en Inde. Mais je ne suis pas à la hauteur de Gandhi !

C.I. : Le fait que Gandhi ait gagné son combat pour l’Indépendance a-t-il joué un rôle dans votre engagement pour la non-violence ? Si les Noirs sud-africains n’obtiennent pas rapidement la liberté, pensez-vous que les stratégies non-violentes pourront tenir bon ?

D.T. : Bien sûr, le succès de Gandhi nous a beaucoup inspirés. Mais j’estime que la non-violence exige de la part de toutes les parties concernées un minimum de morale, et c’était le cas à l’époque. Je crois que Gandhi lui-même a dit que s’il s’était trouvé en Allemagne nazie, sa méthode n’aurait peut-être pas fonctionné. S’il a pu mener son combat à bien, c’est parce que les Britanniques respectaient une sorte d’impératif moral. Je ne sais pas si cette théorie est valable, mais c’est en tout cas la mienne.

Compte tenu de ce qui se passe actuellement en Afrique du Sud, si nous ne parvenons pas à endiguer rapidement la violence de l’apartheid en faisant appel à la communauté internationale, comme nous sommes nombreux à le souhaiter, alors il y a un risque d’escalade de la violence en Afrique du Sud qui pourrait même s’étendre aux pays voisins. C’est pourquoi, quand les Nations unies disent que l’apartheid est une menace pour la paix dans le monde, ce n’est pas une formule creuse. D’une certaine façon, le monde entier est concerné par l’apartheid, ne serait-ce qu’indirectement.

C.I. : Vu de l’extérieur, il semblerait qu’il y ait aujourd’hui moins d’unité au sein de la communauté noire, si l’on pense, par exemple, au procès de Mme Mandela et de ses gardes du corps[1]. Avez-vous le sentiment que les murs de la solidarité se lézardent peu à peu dans la communauté ?

D.T. : Non, il y a un niveau de consensus et d’entente remarquable. Prenez une organisation comme le United Democratic Front, le degré de consensus y est considérable. Tous les groupements politiques du monde sont en fait des coalitions. Ici, par exemple, le Parti démocratique dira qu’il a une aile conservatrice, mais aussi une aile gauche radicale. Idem pour les Républicains. Le chef est celui qui est capable de rassembler ces tendances opposées au sein d’un seul et même groupe.

Nous avons de toute évidence été très peinés et très touchés par les faits reprochés à Mme Mandela, mais ce qu’il y a de plus remarquable dans tout cela – et je l’ai souvent dit –, ce n’est pas tant que cela se soit produit mais que cela ait mis si longtemps à arriver, compte tenu de la pression exercée par le système. Cela dit, je ne cherche pas à minimiser la gravité de ce qui s’est passé quand j’invite les gens à se rappeler que Mme Mandela était un réel symbole – n’oublions pas qu’elle était très jeune quand elle a épousé son mari et que pendant vingt-cinq ans elle a dû élever seule ses enfants. Et elle n’était pas la seule ! Certains ont les ressources nécessaires pour faire face à ce genre de pression – des ressources intérieures –, et nous ferions mieux de nous demander comment contribuer à sa réhabilitation. C’est en tout cas mon opinion.

Pour ce qui est des divergences de vues au sein du mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud, il est naturel que les gens aient des perspectives et des stratégies différentes. C’est pourquoi je suis surpris de l’accord qui a régné dans nos actions. Vous savez, quand on regarde ce qui se passe par exemple en Ulster, on s’aperçoit que les personnes qui sont accusées d’être des « traîtres » à la cause ne font l’objet d’aucun ménagement[2]. La prétendue violence des Noirs contre les Noirs en Afrique du Sud n’est pas un phénomène qui nous est propre. Il ne faut pas perdre de vue que la cause première de tout cela, c’est le système de l’apartheid ; et tant que nous n’en aurons pas extirpé la source et la cause, nous serons toujours confrontés aux symptômes ou aux conséquences d’un mal très grave.

C.I. : J’ai lu que vous priez tous les jours pour Pik Botha et ses partisans. Où trouvez-vous la force de pardonner à ceux qui sont considérés comme les oppresseurs des Noirs en Afrique du Sud ?

D.T. : Eh bien, vous ne pouvez pas prier pour quelqu’un si vous n’êtes pas prêt à lui souhaiter que cela s’arrange pour lui, sinon cela affecte vos prières et crée des tensions en vous. Ce n’est pas une question de réalisation personnelle et c’est lié à la dynamique de la prière. En priant Dieu, vous êtes dans le paradigme de la prière, et vous savez que Dieu ne vous pardonnera que si vous êtes prêt à pardonner à autrui. Ce n’est pas aussi facile que cela. Je veux dire par là qu’il y a de quoi être en colère, surtout quand vous voyez que le système de l’apartheid ne s’en prend pas seulement à vous, mais aussi à votre famille.

Voyez-vous, ma femme s’est retrouvée récemment avec les menottes aux poignets et elle a été humiliée. C’est le genre de choses qui peut nous arriver à tous. Et quand ils se sont rendu compte que c’était ma femme… eh bien, on aurait pu au moins s’attendre à des excuses ou à des efforts pour réparer ce qu’ils avaient fait, mais cela n’a pas été le cas. Cela vous touche, et c’est d’ailleurs ce qu’ils veulent. Ce sont des choses comme ça qui vous mettent en colère.

C.I. : On peut imaginer ce qui aurait pu lui arriver si elle n’avait pas été Mme Tutu…

D.T. : C’est juste. Et vous savez, de telles choses se produisent à tout moment.

J’appartiens à une communauté qui prie pour les autres. En ce qui me concerne, je n’aurais jamais pu survivre sans l’intercession des autres. C’est pourquoi, mes ressources ne sont pas seulement personnelles, car Dieu et les autres contribuent en grande partie à la personne que je suis. Il n’y a aucune gloire à en retirer et ce n’est pas une question d’accomplissement personnel. En fait, j’ai été influencé par de nombreuses personnes et je me suis aussi rendu compte que je ne pouvais pas survivre sans la prière. Après tout, Dieu est responsable de ce monde.

C.I. : D’après vous, quelle leçon nous offre l’Afrique du Sud ?

D.T. : Je pense qu’elle est au moins double. La première leçon, c’est que les méthodes du gouvernement sud-africain ne permettent pas de résoudre les problèmes. Ils se contentent de recourir à la force et refusent d’admettre qu’il est possible de s’asseoir ensemble à la table des négociations. L’expérience de la Rhodésie, devenue Zimbabwe, nous le montre bien[3]. Ils auraient pu arriver au même résultat sans subir le traumatisme de plusieurs centaines de morts, ni les tensions et l’aliénation qui ont fait partie du lourd tribut à payer pour libérer le Zimbabwe. Nous autres, en Afrique du Sud, nous aurions dû en tirer la leçon. Mais les cyniques ne disent-ils pas que nous apprenons de l’histoire ce que nous n’apprenons pas de l’histoire ? L’autre aspect des choses, c’est qu’en dépit des efforts du gouvernement, l’Afrique du Sud va prouver que des groupes d’origines culturelle, raciale, ethnique et religieuse incroyablement différentes peuvent trouver une cohésion.

C.I. : Pensez-vous que les Blancs et les Noirs pourront vivre heureux ensemble si les Noirs obtiennent la liberté ?

D.T. : C’est déjà le cas au Zimbabwe, même si l’indépendance a été durement gagnée. Quand le Zimbabwe est devenu indépendant, les Blancs ont pris peur et ils sont venus s’installer en Afrique du Sud. Maintenant ils retournent en masse au Zimbabwe pour ne plus avoir à revivre cela ! Et au Zimbabwe, ils se sont aperçus que très peu de choses avaient vraiment changé. Les êtres humains s’adaptent à toutes sortes de situations. Il y en a parmi eux, probablement, d’anciens racistes forcenés, qui disent aujourd’hui : « Vous savez, nos enfants sont morts pour rien parce qu’on nous a trompés en nous disant de nous battre contre une situation qui n’était que propagande des médias sous contrôle d’État. » C’est la même chose en Afrique du Sud. Les perceptions des Blancs sud-africains sont souvent déformées par un système réellement mauvais et faussé, et ce qu’ils croient sur certaines personnes est souvent à l’opposé de la vérité.

C.I. : Monseigneur, nous vivons dans un monde désespéré, terriblement menacé par les problèmes écologiques, la violence, la surpopulation et l’épuisement des ressources de la planète, etc. Vous parlez beaucoup d’espoir. Quelle espérance avez-vous à nous offrir ?

D.T. : L’existence même des êtres humains est un signe merveilleux ! Ainsi, quand vous avez un tremblement de terre en Arménie, toutes les différences sont oubliées, qu’elles soient idéologiques, politiques, religieuses ou autres, car les gens sont réunis par la compassion et le désir de se rendre utiles. Et quand la tragédie de l’Ethiopie a eu lieu, il y a eu des concerts pour rappeler aux gens : We Are the World. C’est peut-être dommage, me direz-vous, de devoir en arriver là pour prendre conscience de notre humanité et de la nécessité de devenir encore plus humains, mais cela ne se passe pas toujours ainsi. Quand vous avez des jeunes gens qui se mobilisent pour la paix dans le monde, et, comme on l’a vu récemment en Angleterre, des jeunes qui organisent une marche de l’Ecosse jusqu’à Londres pour célébrer la naissance de Nelson Mandela ; des jeunes issus de milieux aisés qui partent travailler au bout du monde comme bénévoles dans les Peace Corps ; quand vous avez, comme en Afrique du Sud, des jeunes Blancs qui refusent de servir dans les forces de défense sud-africaines, parfaitement conscients des conséquences que ce refus pourrait entraîner – comme ce jeune homme de 18 ans condamné à six ans de prison pour insoumission à l’armée –, vous vous rasseyez et vous vous dites : « Eh oui, peut-être bien que Dieu regarde le monde et qu’il voit les holocaustes, les génocides et toutes les immenses souffrances qui sont commises chaque jour. » Vous pouvez imaginer ses pensées : « Je ne sais pas ce qui m’a pris de créer tout cela ! » Mais en y regardant de plus près, Dieu verra aussi toute la compassion, tout le sacrifice et toutes les choses incroyables que les gens sont prêts à faire pour aider les autres. Alors il se frottera les mains de joie et de satisfaction en disant : « Ne sont-ils pas adorables ? Ne sont-ils pas une justification de ce que j’ai fait en prenant le risque de les faire ? »

* * *

La lutte pacifique de Desmond Tutu contre l’apartheid a bien sûr servi la cause de Nelson Mandela qui, en 1964, fut à la fois condamné à perpétuité « pour incitation à la lutte armée » par le gouvernement boer de l’époque et nommé président honorifique de l’African National Congress par les membres du plus ancien parti d’opposition sud-africain que Gandhi lui-même avait soutenu.

Nelson Mandela fut libéré en février 1990 et légalement élu président de la République d’Afrique du Sud en mai 1994. Il dut néanmoins se séparer de sa femme Winnie, emprisonnée pour enlèvement et coups et blessures le 14 mai 1991, puis libérée en 1993, et actuellement en procès pour meurtre, ce qui ne l’empêche pas de tenir une place privilégiée dans le cœur des citoyens, et notamment des citoyennes. Nelson Mandela poursuit, pour sa part, le développement de son pays pour lequel la communauté internationale s’accorde à reconnaître que l’apartheid a, sinon totalement disparu dans les mentalités, du moins disparu des textes de lois et du mode de vie quotidien. Il quittera la présidence de l’ANC en décembre 1997.

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[1] Winnie Mandela est la femme de Nelson Mandela, le dirigeant de l’ANC (African National Congress) qui a passé des années de sa vie en prison à l’époque où l’ANC, le plus ancien mouvement anti-apartheid, était interdit. Suite à l’inculpation de Mme Mandela et de ses gardes du corps, par ailleurs membres de l’équipe de football de Mandela, dans le cadre d’une instruction portant sur trois assassinats et la mise à tabac de jeunes noirs sud-africains, les deux plus grandes organisations antigouvernementales d’Afrique du Sud ont appelé la communauté noire à prendre leurs distances vis-à-vis de Mme Mandela.

[2] L’Ulster est une communauté connue pour les affrontements violents qui opposent régulièrement catholiques pro-irlandais et protestants pro-britanniques. De nombreux « traîtres » y ont été assassinés depuis le début du conflit.

[3] En 1980, après une guerre civile de sept ans qui a coûté la vie à 30 000 personnes, la Rhodésie, qui était jusqu’alors dirigée par une minorité blanche présidée par Ian Smith, a accédé à l’indépendance pour devenir le Zimbabwe.

 

 

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