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Pardon
Il faut en convenir, le pardon n’a pas bonne réputation.
Il est trop souvent revêtu d’une connotation religieuse qui brouille sa
signification en l’associant à l’obscure notion de péché. Les religions
historiques – et tout particulièrement le christianisme – ont ainsi développé
toute une rhétorique sur le pardon des péchés qui, en définitive, ne
concernait guère l’histoire des hommes. C’est donc une entreprise
difficile, mais en même temps nécessaire, légitime et féconde, de rapatrier
l’attitude du pardon dans son ordre propre, celui de l’éthique, et donc de
la philosophie. Il sera alors possible de lui restituer sa dimension politique. L’importance décisive de l’exigence éthique du
pardon dans les relations humaines est mise en évidence par ce que sa négation
implique fatalement : l’enchaînement impitoyable des vengeances et des
revanches. La vengeance est stricte réciprocité, elle est pure imitation de la
violence de l’adversaire. D’abord, le pardon vient briser cette réciprocité
et cette imitation. Alors que le ressentiment, la rancune et la haine
emprisonnent l’individu dans les chaînes du passé, le pardon vient l’en
libérer pour lui permettre d’entrer dans l’avenir. La vengeance prolonge et
répercute dans l’avenir les conséquences destructrices d’un acte
malfaisant commis dans des circonstances qui déjà n’existent plus. La
vengeance est inopportune, intempestive, anachronique ; elle vient toujours
à contretemps. Celui qui pardonne n’ignore pas le désir de
vengeance, mais il décide de le surmonter et de le surpasser. La décision de
ne pas se venger ne peut être prise que parce que, précisément, le désir de
se venger est là, bien présent en nous, et qu’il voudrait s’imposer à
notre volonté. C’est pour cela que le pardon demande un grand courage.
C’est parce que la vengeance est désirable que le pardon est un devoir
difficile. Le pardon n’est pas le fruit de l’inclination, il ne s’enracine
pas dans un sentiment, mais dans une décision de la volonté ; il est un acte,
une action, un événement qui advient dans l’histoire pour en changer le
cours. Le pardon, certes, ne perd pas la mémoire du passé
– l’oubli n’est pas une vertu, mais seulement une distraction –, mais il
se tourne résolument vers l’avenir. Il existe un « devoir de mémoire »
du passé qui est vigilance pour l’avenir, mais la mémoire du mal encombre
l’avenir, elle trouble nos perceptions. Le pardon ne détruit pas le souvenir,
il est un pari sur l’avenir. Ce pari peut être perdu, il n’en perd
pas pour autant son sens. Le pardon est sans condition, il est donc sans
garantie. Le pardon est un don. Il est la perfection du don. Il ne
se mérite pas et ne se reprend pas. Pour devenir effective dans le devenir
historique, la décision de pardonner doit s’établir dans la durée. Tandis
que la vengeance est une forme de désespoir, le pardon est tout entier animé
par l’espérance du recommencement. L’obligation du pardon se situe au cœur même de
l’exigence de non-violence. Pardonner, en définitive, c’est toujours
pardonner une violence. Pardonner, c’est décider unilatéralement de rompre
la chaîne sans fin des violences qui se justifient les unes les autres, c’est
refuser de continuer indéfiniment la guerre, c’est vouloir faire la paix avec
les autres comme avec soi-même. Car celui qui est occupé par le souci de se
venger ne se tient pas en paix. Pardonner, c’est pacifier son propre avenir en
refusant de rester soi-même prisonnier d’un cycle perpétuel de violences. La
vengeance rend véritablement la vie impossible et la mort fort probable. Mais le refus de la vengeance n’est pas toute l’œuvre
du pardon : il doit encore reconstruire une nouvelle relation entre
l’offensé et l’offenseur. Il convient ici de distinguer le pardon personnel,
lorsque l’offense elle-même s’inscrit directement dans un rapport de
personne à personne, et le pardon collectif, lorsque l’offense se
situe dans le rapport d’une collectivité à une autre, c’est-à-dire dans
un rapport social ou politique. Dans une relation personnelle, il s’agit de
pardonner à son prochain ; dans un rapport politique, il s’agit de
pardonner à son lointain. Dans un cas comme dans l’autre, le pardon rend
possible, sinon la réconciliation, du moins la conciliation, c’est-à-dire
qu’il permet de rétablir ou d’établir des relations de justice. Mais pour
que celles-ci deviennent effectives, il importe que le malfaiteur reconnaisse
ses responsabilités, entre lui-même dans l’histoire du pardon et participe
à sa dynamique. Les exigences de justice et de pardon ne se situent
pas dans un rapport antagoniste. Elles ne se contredisent pas, mais, au
contraire, se conjuguent pour concourir ensemble à créer une dynamique de
paix. L’œuvre de la justice ouvre le chemin au pardon et, réciproquement. Lorsqu’un régime s’effondre après s’être
rendu coupable de multiples violations des droits de l’être humain, il ne
serait pas raisonnable de demander immédiatement aux victimes de pardonner à
leurs bourreaux. Pour retrouver confiance dans l’avenir, les victimes doivent
pouvoir exprimer leur souffrance et obtenir que justice leur soit rendue. Il
s’agit d’abord d’établir les faits. C’est pourquoi il est important
que, sous l’égide d’un organisme national ou international, soit constituée
une « Commission Vérité » pour faire la lumière sur les crimes
perpétrés. Certes, il est probablement impossible de juger tous ceux qui se
sont rendus coupables d’exactions durant une dictature, une guerre civile ou
un génocide, mais il est indispensable de juger au moins ceux qui portent la
responsabilité de crimes caractérisés. Or, les responsables de ces crimes
exercent de fortes pressions pour obtenir une amnistie générale qui les
blanchisse avant même d’avoir été jugés. La proclamation d’une impunité
générale ne permettrait pas la cicatrisation des blessures subies par les
victimes. Ce n’est qu’après que la justice a été rendue que des mesures
d’amnistie peuvent être envisagées et que la réconciliation peut être
possible. En réalité, les grands massacres de l’histoire
n’ont pas été engendrés par des rancunes personnelles, mais par des haines
collectives. Ce sont donc surtout celles-ci qu’il faut éteindre et seule, en
définitive, l’œuvre du pardon peut y parvenir. Le pardon apparaît alors
comme un moment décisif de l’action politique qui se donne pour finalité de
libérer l’histoire du mécanisme aveugle de la violence. Justice
Réconciliation
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