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Non-violence

Lorsqu’on parle de « non-violence », il importe d’introduire et de maintenir une distinction dont l’oubli engendre bien des équivoques : celle entre l’exigence philosophique de non-violence et la stratégie de l’action non-violente. L’une et l’autre se situent sur des registres différents qu’il convient de distinguer, non pour les séparer, mais pour ne pas les confondre. En tant que principe philosophique, la non-violence est une requête de sens, en tant que méthode d’action, elle est une recherche d’efficacité.

C’est Gandhi qui a offert à l’Occident le mot « non-violence » en traduisant en anglais le terme sanscrit ahimsa, qui est usuel dans les textes de la littérature hindouiste, jaïniste et bouddhiste. Il est formé du préfixe négatif a- et du substantif himsa qui signifie le désir de nuire, de faire violence à un être vivant. L’ahimsa est la reconnaissance, l’apprivoisement, la maîtrise et la transmutation du désir de violence qui est en l’homme et qui le conduit à vouloir écarter, exclure, éliminer, meurtrir l’autre homme.

Si l’on s’en tenait à l’étymologie, une traduction possible de ahimsa serait in-nocence. Les étymologies de ces deux mots sont en effet analogues : « in-nocent » vient du latin in-nocens et le verbe nocere (faire du mal, nuire) provient lui-même de nex, necis, qui signifie mort violente, meurtre. Ainsi l’innocence est, en rigueur de terme, la vertu de celui qui ne se rend coupable envers autrui d’aucune violence meurtrière. Cependant, de nos jours, le mot « innocence » évoque plutôt la pureté suspecte de celui qui ne commet pas le mal beaucoup plus par ignorance et par impuissance que par vertu. L’attitude non-violente ne saurait être confondue avec cette innocence-là. Cependant, cette distorsion du sens du mot est significative : comme si le fait de ne pas commettre le mal révélait une sorte d’impuissance… L’option pour la non-violence réhabilite l’innocence comme la vertu de l’homme fort et comme la sagesse de l’homme juste.

Lorsque l’homme fait l’expérience de la violence et qu’il met à distance ses affects pour réfléchir, il la reconnaît comme la violation de la dignité de l’humanité, en lui-même et en l’autre homme ; dans le même temps, il découvre la requête de non-violence qu’il porte en lui. Le moi empirique se découvre violent et se nomme tel parce qu’il se réfère à un moi intérieur qui exige la non-violence. Cette exigence de la conscience est en l’homme avant qu’il ne rencontre la violence : l’exigence de non-violence est antérieure et supérieure au désir de violence. Elle est originelle et principielle. Cependant, c’est seulement après l’avoir expérimentée que l’homme prend conscience de la déraison de la violence, de son inhumanité, de son non-sens. Il comprend alors qu’il ne peut construire son humanité qu’en opposant à la violence un non catégorique qui lui refuse toute légitimité. Dire non à la violence, en affirmant que l’exigence de non-violence fonde et structure l’humanité de l’homme, c’est refuser l’allégeance que la violence exige de chacun. Méconnaître cette exigence, c’est nier la possibilité humaine de briser la loi de la nécessité, c’est dénier à l’homme la liberté de s’affranchir de la fatalité pour devenir un être raisonnable. L’ambition de la non-violence est de civiliser la vie.

Celui qui opte pour la non-violence est un homme étonné ; il est, au sens propre de ce mot, stupéfait par la violence, la sienne propre ou celle d’autrui. Celui qui se décide à la non-violence est un homme blessé par la violence. La dé-figuration du visage par la violence lui apparaît comme le comble de l’ab-jection. Elle provoque en lui la révolte. Il s’insurge contre les routines de violence qui s’emparent du monde. Ce n’est pas la mort qui lui semble abjecte, mais le meurtre. Il voit dans le scandale de la violence l’évidence de la non-violence.

Il a souvent été dit que le mot « non-violence », parce qu’il est négatif, était mal choisi et entretenait par lui-même de nombreuses ambiguïtés. Tout d’abord, il convient de souligner qu’il ne s’agit pas d’une simple mais d’une double négativité, dès lors que l’on considère que la violence est le viol de la vie – et cela donne à ce mot un caractère affirmatif. Surtout, le mot « non-violence » est décisif par sa négativité même, car il permet, et lui seul, de délégitimer la violence. Il est le terme le plus juste pour exprimer ce qu’il veut signifier : le refus de tous les processus de légitimation et de justification qui font de la violence un droit de l’homme. Si le mot « non-violence » est formellement négatif, il ne signifie pas que la non-violence est la négation de la violence, mais qu’elle se trouve dans un rapport d’opposition réelle à la violence ; c’est-à-dire que sa visée est d’en détruire les causes et les conséquences. Le « non » que la non-violence oppose à la violence est un non de résistance. En définitive, la non-violence n’est pas tant le refus de la violence que la lutte contre la violence. Elle est certes abstention, mais cette abstention exige elle-même l’action.

Si nous visualisons le rapprochement des deux mots : « violence / non-violence », nous voyons clairement que la structure même du mot « non-violence » brise, vis-à-vis de la violence, toute symétrie, toute réciprocité, toute imitation. La violence s’exerce toujours dans la réciprocité vis-à-vis de l’adversaire ; la non-violence s’exerce toujours dans la non-réciprocité.

L’option pour la non-violence, c’est l’actualisation dans notre propre existence de l’exigence universelle de la conscience raisonnable qui s’est exprimée par l’impératif, lui aussi formellement négatif : « Tu ne tueras pas ». Cette interdiction du meurtre est universelle. Elle est essentielle, parce que le désir du tuer se trouve en chacun de nous. Le meurtre est interdit parce qu’il demeure toujours possible, et parce que cette possibilité ouvre sur l’inhumanité. L’interdiction est impérative parce que la tentation est impérieuse ; et celle-là est d’autant plus impérative que celle-ci est plus impérieuse. La non-violence est donc d’abord une exigence négative. Elle demande à l’homme de dés-armer ses affects, ses désirs, ses sentiments, son intelligence et ses bras afin qu’il puisse se déprendre de toute mal-veillance à l’encontre de l’autre homme. Il sera alors libre de lui manifester sa bien-veillance, de lui exprimer sa béné-volence.

Avant d’être une méthode d’action, la non-violence est donc, d’abord et essentiellement, une attitude. Elle est l’attitude éthique et spirituelle de l’homme debout qui reconnaît la violence comme la négation de l’humanité, à la fois de sa propre humanité et de l’humanité de l’autre, et qui décide de refuser de se soumettre à sa loi. La non-violence est le respect de la dignité de l’humanité de l’homme, en lui-même et en tout autre homme. Pareille attitude se fonde sur une conviction existentielle : la non-violence est une plus forte résistance à la violence que la contre-violence. Une caractéristique de la violence est de provoquer une autre violence. La violence est un enchaînement. La non-violence veut briser cet engrenage. La contre-violence, en définitive, ne permet pas de combattre le système de la violence parce qu’elle en fait elle-même partie et ne fait que l’entretenir. La violence croit détruire le mal, mais elle est elle-même un mal. Elle croit purifier le monde, mais elle est elle-même une souillure. En toute rigueur, la contre-violence est une violence contraire, mais elle n’est pas le contraire de la violence. Elle n’est pas la même violence, mais elle est elle-même une violence. Elle est une violence autre, mais elle est une autre violence. Opter pour la non-violence, c’est, face à la violence subie, refuser de ré-agir en rendant la violence pour la violence, reproduisant ainsi le mal subi. C’est, tout au contraire, décider d’agir librement pour interrompre la chaîne des revanches et des vengeances.

Ici l’enjeu est la liberté, rien de moins, la liberté d’un sujet qui oppose la force et le courage à l’arbitraire des circonstances. Il s’agit de décider. Mais qu’est-ce qui nous empêche de choisir vraiment notre camp, de nous décider pour la non-violence ? Ne serait-ce pas parce que nous nous abandonnons facilement à la foi naïve dans la nécessité, parce que nous refusons finalement de croire en la liberté de l’homme ? Parce que nous jouons avec cette pensée que, la violence étant ancestrale, elle est honorable, respectable, inscrite en quelque sorte dans la destinée humaine. Un héritage, pour ainsi dire, une tradition. Ces arrière-pensées ne désarment-elles pas insidieusement notre capacité de vouloir ? Ces pensées de l’arrière ne minent-elles pas le sol de notre décision ? Avant même que nous choisissions, c’est déjà décidé : nous nous accommodons de la nécessité.

L’exigence de non-violence est une invitation à la conversion : conversion du cœur, du regard, de l’intelligence. Et toute conversion est rupture, dissidence, dépassement, déplacement, dérangement, retournement, basculement, déménagement. Toute conversion est une partance. Mais toute partance est une re-création. Pour que l’homme se décide à la non-violence, il faut qu’il se réveille du sommeil existentiel dans lequel son humanité se trouve endormie. Dans ce sommeil, l’individu se soumet passivement aux habitudes séculaires de la société qu’il n’a pas l’énergie de remettre en cause. Que doit-il décider en définitive ? Eh bien de faire reculer les limites de la nécessité en cultivant la non-violence.

Comme toute exigence éthique, la non-violence présente une double face : l’une invite à ne pas collaborer avec la violence, l’autre à œuvrer pour la justice. Une fois la violence récusée, l’homme peut accomplir l’œuvre positive de la non-violence et manifester de la bienveillance et de la bonté envers l’autre homme. La vertu de non-violence est l’exigence première de la philosophie : elle est le principe même du courage et de la sagesse. La non-violence est l’exigence qui s’impose d’emblée à l’homme dès qu’il se découvre incliné à être violent. Elle conditionne la possibilité d’être bon. C’est pourquoi la philosophie reconnaît l’exigence de non-violence comme la source la plus haute de l’humanité de l’homme. L’exigence de non-violence oblige essentiellement envers les ennemis, c’est-à-dire envers les violents. C’est alors seulement qu’elle prend son véritable sens. Quelle portée aurait-elle si elle n’obligeait qu’envers les amis ? La non-violence est le porche qui désigne à l’homme le chemin du respect, de la compassion, de la bonté, de l’amour. Au-delà encore, celui de la transcendance. Oui, la non-violence propose une transcendance, mais elle n’impose aucun absolu – et cela protège de tout virus idéologique.

Le respect, la compassion, la bonté et l’amour n’invitent pas l’homme à se cantonner à l’intérieur de sa maison ; elles l’obligent à l’action vers l’extérieur. Et s’il convient d’affirmer le caractère universel de la non-violence en tant qu’exigence spirituelle, il faut reconnaître le caractère relatif de la non-violence en tant qu’action politique. Par elle-même, l’exigence de non-violence ne donne pas de réponse directe et immédiate à la question de savoir comment agir concrètement dans la situation historique du lieu et du moment. Lorsqu’il faut agir, la certitude fait place à l’incertitude : nous ne savons jamais quelle est l’action la mieux appropriée pour bien faire. Nous ne sommes jamais certains des conséquences de notre action. Jamais, une situation concrète n’impose avec évidence ce qu’il convient de faire pour bien faire. Il n’y a pas d’action qui ne soit sans ambiguïté. Toute action est une expérimentation dont les résultats sont contingents et aléatoires. L’action est toujours à inventer, sans que, le plus souvent, nous soyons certains d’avoir trouvé la bonne méthode. L’action est une école d’humilité.

La non-violence se trouve souvent récusée comme une chimère sous prétexte que « la non-violence absolue » n’est pas possible. Mais il y a mal-entendu. La non-violence n’a jamais prétendu être absolue. Certes, l’état de non-violence est en soi une u-topie – c’est-à-dire qu’il n’existe nulle-part, qu’il n’est réalisé en aucun-lieu. Et il y a certainement un bon usage de l’u-topie pour représenter un idéal qui éclaire l’à-venir. Mais le mouvement de réalisation de la non-violence dans la société et dans l’histoire ne part pas de l’u-topie pour s’inscrire dans le réel : il part du réel pour inventer le possible. L’option pour la non-violence ne s’enracine pas dans l’idéal d’une société parfaitement non-violente qu’il s’agirait de mettre en œuvre dans la réalité. La démarche est exactement inverse. La non-violence se fonde sur la prise de conscience de la réalité des multiples violences qui existent dans la société et sur la volonté de transformer cette réalité dans la mesure du possible. Non, la non-violence n’exige pas l’absolu. Simplement, elle demande le possible. Le langage du « tout ou rien » lui est étranger. Entre le tout et le rien, elle veut discerner ce qui est possible ici et maintenant, rien que le possible mais tout le possible. Ce « possible » qui est généralement délaissé quand il n’est pas dédaigné. Ainsi, non seulement, la non-violence n’est pas un idéalisme, mais, au sujet de la violence, elle invite à un plus grand réalisme.

En définitive, c’est la violence qui est une u-topie. Certes, la violence existe partout, mais jamais, en aucun-lieu, elle n’atteint la fin qui prétend la justifier. Jamais, nulle-part, elle ne réalise la justice entre les hommes. Jamais, en aucun-lieu, la violence n’apporte une solution humaine aux inévitables conflits humains qui constituent la trame de l’histoire.

Au-delà des chimères et des illusions de l’optimisme, des résignations et des démissions du pessimisme, la non-violence entretient l’espérance fragile que l’homme peut faire croître, en lui et chez les autres, la vertu d’humanité. Cela donne sens à son existence et à son histoire. À sa vie. À sa mort même.

 

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