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Amour

L’amour présente de multiples visages. Le mot « amour » peut être entendu dans différents contextes avec des sens multiples et, de ce fait, la notion qu’il signifie est brouillée. Aimer signifie à la fois « aimer prendre », « aimer recevoir », « aimer posséder », « aimer donner ». Il existe une réelle opposition entre l’amour de bienfaisance et l’amour de concupiscence. L’amour peut exprimer l’intéressement comme le désintéressement. Il ne faut donc pas cesser d’élucider le sens de l’amour pour tenter de dépasser ces équivoques et ces incertitudes.

L’amour peut signifier une élection réciproque entre deux êtres qui, de quelque manière, exclut le tiers. Mais l’amour signifie également l’amour du prochain. Il n’est plus alors une élection. Car mon prochain, c’est tout homme qui s’approche de moi alors même que je ne le connais pas et que je ne l’attends pas. L’amour exige d’aimer celui-là même qui n’est pas aimable.

Différentes traditions spirituelles enseignent que l’amour de l’homme pour l’autre homme est la plus grande vertu, la quintessence de la sagesse. Dans l’idéal, l’amour est célébré comme la manifestation la plus forte de la bonté, de la bienveillance, de la compassion. Malheureusement, cet enseignement de l’amour, souvent prisonnier de la rhétorique des casuistes, n’a pu empêcher les hommes de s’accommoder de la violence et de se soumettre à sa loi en toute bonne conscience. En de multiples circonstances, l’amour et la violence n’ont-ils pas été conjugués dans la même exaltation d’une cause sacralisée ? Combien de fois n’a-t-on pas prêché la violence au nom de l’amour ! C’est ainsi que « l’amour de la patrie » – qui s’est trouvé identifié à « l’amour de la liberté » – a engendré la haine de l’ennemi en devenant lui-même meurtrier. De même, « l’amour de la religion » a mobilisé les croyants dans des guerres saintes contre les infidèles ou les hérétiques et s’est fait criminel.

Lorsqu’il affronte l’autre homme, la première réaction de l’homme n’est pas l’amour. L’amour est une lente, patiente et subtile conquête de l’homme sur lui-même, sur son désir de violence, sur ses pulsions primaires qui le portent à dominer l’autre, à lui imposer, par la force ou par la ruse, les exigences d’un moi arrogant, en perpétuelle recherche de pouvoir. Conquête historique décisive, aujourd’hui constitutive de l’humanité de l’homme, mais conquête tragiquement fragile, toujours menacée par ses possibilités de déchéance. Conquête à recommencer sans cesse, au plan individuel et collectif.

Parce que la bonté est l’expression privilégiée de l’amour, il existe une contradiction irréductible entre l’amour et la violence. L’exigence première de l’amour, c’est de n’exercer aucune violence envers le prochain. L’amour enjoint à l’homme de remettre son épée au fourreau et de déposer ses armes. Rien de moins naturel !

Dans le même temps où l’homme éprouve un désir de violence envers l’autre homme, un interdit se présente à sa conscience : « Tu ne tueras pas ». Cet interdit, en interrompant la chaîne des violences, ouvre la voie à l’amour ; il aménage le lieu de la possibilité d’aimer. Moment décisif où l’homme accepte de renoncer à la barbarie d’« hier » pour être capable de vivre l’amour de « demain ». Une dialectique s’établit entre l’interdit qui est absolu, premier, et l’amour qui est éternel, primordial. En interdisant la violence et le meurtre, l’exigence « Tu ne tueras pas » inaugure l’amour. C’est à travers l’interdit que l’homme prend conscience des exigences de l’amour. L’interdit révèle l’amour, et l’amour éclaire l’interdit et lui donne sens. L’amour invite l’homme au dépassement de son égoïsme, à le faire entrer dans la miséricorde et à lui ouvrir la voie de la transcendance.

La non-violence, qui est retenue, abstention, apparaît ainsi comme la première exigence de l’amour : ne pas perpétrer la violence ! Certes, considérée sous sa forme négative, la non-violence n’accomplit pas toutes les exigences de l’amour, mais au moins permet-elle de les accomplir. Prise à la lettre, la non-violence n’exige qu’un minimum. Celui-ci n’est pas suffisant, mais il est nécessaire ; et l’expérience nous enseigne que le plus souvent les hommes souffrent et meurent précisément parce que ce minimum auquel ils ont droit ne leur est pas accordé. Littéralement, ce minimum est vital, et son manque est mortel. Le refus de la violence n’est qu’une condition de l’amour, mais il en est une condition sine qua non. L’exigence de non-violence n’est que l’exigence négative de l’amour, l’exigence en creux de l’amour, mais elle en est l’exigence première.

L’amour vise l’universel dans le respect de tous les êtres humains, fussent-ils les plus lointains et les plus étrangers, fussent-ils en définitive des ennemis. Cette visée universelle de l’amour n’évacue pas le conflit, n’exclut pas le combat. Nous sommes conviés, en son nom, à venir nous placer aux côtés des victimes de l’injustice et à lutter activement contre ceux qui sont responsables de cette iniquité. La non-violence récuse le mol amour qui, sous prétexte d’universalisme, s’évade du conflit, refuse l’action, déserte la lutte, se détourne de l’histoire et se fige dans l’idéalisme. Si l’amour évite de se compromettre dans l’action, la violence ne tardera pas à envahir le conflit et à le pervertir en un processus de mort. Face à l’injustice, l’amour provoque le conflit, l’engage, le fait vivre d’une dynamique qui mène à sa résolution.

Une certaine rhétorique spiritualiste aime à parler de la « force de l’amour », voire de la « toute-puissance de l’amour ». Mais parler ainsi, n’est-ce point recourir à des métaphores qui risquent de s’avérer trompeuses ? N’est-ce pas une caractéristique essentielle de l’amour de ne posséder aucune force de contrainte ? Face à la force de la puissance et de la violence, il y a un dénuement, une im-puissance, une faiblesse radicale de l’amour ; ainsi en est-il également de la vérité. Il n’est certainement pas dans le pouvoir de l’homme d’abolir le mal, mais sa dignité est d’agir sans cesse contre lui et de donner sens à sa vie à travers cet agir. Demeurent le tragique de l’existence, la cruauté et la folie de l’histoire des hommes. Comment rendre à jamais impossible le malheur de l’innocent ? Face à l’injustice, l’amour nous presse de nous engager dans l’action pour venir aux côtés des victimes dont la vie ne mérite pas d’être privée du sens qui rend possible l’espérance. La stratégie de la non-violence est cet art à la portée de tous qui consiste à imaginer et à mettre en œuvre des moyens d’action qui garantissent dès aujourd’hui de ne pas ajouter au mal et de ne pas bafouer l’amour. Moyens qui nous permettent d’espérer réduire le mal et la violence.

Il n’est pas vrai que le pouvoir de l’amour est plus grand que tout autre pouvoir. La « toute-puissance » de l’amour, ce n’est pas qu’il soit capable de vaincre le mal et la violence, mais que le mal et la violence ne peuvent pas vaincre l’amour. C’est pourquoi l’espérance demeure.

 

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