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Bonté
L’extrême
tragique de la violence, c’est qu’elle est exercée par des hommes envers
d’autres hommes. Mais, dès lors qu’elle est une affaire d’hommes, une
affaire entre hommes, elle n’est pas une fatalité. La violence est une
possibilité de la nature humaine et, en ce sens, elle est « naturelle ».
Mais l’homme possède une autre possibilité tout aussi « naturelle ».
Cette autre possibilité est la bonté. Si l’homme est capable de faire
le bien, c’est parce que sa nature est bonne. S’il est capable de faire le
mal, c’est parce qu’il est libre par nature. L’homme est bon
volontairement ; il l’est par une libre décision de sa volonté. C’est
cette liberté qui donne une dignité et un sens à son existence. Plus que
cela, elle est son existence. La conscience de soi, c’est cette liberté :
l’homme n’a conscience de lui-même que par sa liberté. Sans cette liberté,
l’homme resterait pour lui-même un inconnu. La liberté, donc la liberté de
faire le mal, n’est pas une imperfection de l’être humain ; elle en
est la fondation et la réalisation. La
bonté est l’antithèse de la violence. Elle est l’expression parfaite de la
non-violence. Mais il est plus facile d’être violent que d’être bon. La
violence est primaire et obéit à la loi de la pesanteur. Tandis que la bonté
est un dépassement, une conquête, une ascension qui exige une grande volonté.
Mais si la violence est une défaillance de l’être, la bonté est son
accomplissement. La
bonté exprime la vertu d’humanité. Dans la bonté manifestée à l’autre
homme, le moi s’affirme et se construit. La bonté est la plénitude de
l’être. Dans le mouvement de la bonté, le moi se dés-intéresse de
lui-même pour se soucier de l’autre, d’abord. Le don – la donation –
est l’essence de la bonté. L’expérience la plus intense du don, ce n’est
pas de donner, mais de recevoir. Cet acte de recevoir procure une joie qui
n’est pas contentement de soi, mais re-connaissance envers l’autre. Elle est
reconnaissance de l’autre. Dans l’acte du don, la relation entre le « je »
et le « tu » prend toute sa dimension. Si la violence est une malé-diction
– du verbe latin maledicere : dire du mal –, c’est-à-dire une
parole mauvaise qui fait du mal, la bonté est une béné-diction – du verbe
latin benedicere : dire du bien – c’est-à-dire une parole bonne
qui fait du bien. En
accueillant le visage de l’autre homme dans la rencontre, je deviens
responsable de lui. Je suis alors mis en demeure de répondre à sa requête en
faisant preuve de bonté à son égard. Et cela sans attendre de l’autre homme
une attitude réciproque. Son attitude lui appartient. La
transcendance de l’homme n’est pas de « faire le bien » en
accomplissant les devoirs imposés par une loi morale édictée de l’extérieur,
mais d’être capable de bonté envers l’autre homme. La notion de « bien »
n’a pas toujours dissuadé l’homme de « faire le mal ».
Facilement pervertie, elle justifie souvent le mal. Désincarnée, devenue
abstraite, elle légitime la violence. Alors, ceux qui croient posséder le bien
se donnent la mission de triompher du mal. Pour cela, ils font la guerre aux méchants.
Au nom d’une idée du bien, ils versent le sang. Pour faire lever l’aube du
bien sur l’histoire, ils tuent. Et, comme une gangrène qui envahit le corps,
le mal ne cesse de corrompre le monde. Comment délivrer l’humanité du
« bien » qui fait mourir les hommes ? Par la bonté, répond la
sagesse. Le bien s’accommode du meurtre. La bonté non. L’intuition
la plus forte de la philosophie, c’est que l’attention portée à
l’humanité de l’homme met en lumière cette vérité essentielle : la
bonté de l’homme envers l’autre homme révèle la transcendance de l’être
humain et donne sens à sa vie. L’homme
fait l’expérience de la bonté, non pas quand lui-même est bon – au
demeurant, comment pourrait-il avoir la certitude de l’être ? –, mais
quand il rencontre un autre homme qui lui manifeste de la bonté. J’éprouve
la bonté de l’autre par le bien qu’elle me fait, par le bien-être
qu’elle me procure. Par la bonté de l’autre, je me sens bien – bien dans
mon corps, bien dans la vie. Par la bonté de l’autre, j’éprouve la douceur
de vivre. Parce que, en m’exprimant sa bonté, l’autre me « considère »,
littéralement, il me donne toute sa considération. Je peux moi-même me
prendre en considération. La
bonté est l’une des sources les plus pures du bonheur. Si la violence dé-figure
le visage, la bonté le trans-figure. La bonté ne supprime pas la souffrance
d’autrui, mais elle peut l’endiguer. La bonté ne se penche pas sur
l’homme souffrant ; elle n’est pas apitoiement, elle n’est pas commisération.
La bonté s’efforce de relever l’homme souffrant ; elle est compassion,
elle est communion. Même à l’homme le plus malheureux, l’acte de
bonté apporte un peu de bonheur. C’est pourquoi l’homme est un mendiant de
bonté. La bonté est une réjouissance et toute réjouissance est une joie
partagée. Il faut parier que l’homme bon est un homme heureux qui a le
pouvoir de rendre heureux. La
violence et la bonté sont des virtualités qui prennent racine dans la même
humanité. Le même homme est capable de violence et de bonté également. Et
cet homme-là, cruelle évidence, c’est nous-même… Il existe ainsi une
similitude essentielle entre le méchant et nous-même. Le méchant, c’est
celui qui n’a pas de chance. L’étymologie nous enseigne que « méchanceté »
et « malchance » ont la même racine. En ancien français, méchant
(de l’ancien verbe mesheoir, composé de me, préfixe négatif,
et de cheoir, tomber), signifie « qui tombe mal », d’où
« qui n’a pas de chance » ; la chance évoque la manière
dont tombent les osselets ou les dés. Le méchant est celui qui est « mal-tombé ».
Le mot mal-heureux a la même signification (dérivé de heur, chance)
que le terme mal-chanceux. Le méchant est tout à la fois mal-chanceux et
mal-heureux, deux bonnes raisons pour que sa méchanceté éveille notre
com-passion et notre bien-veillance. Parce
que nous sommes tous capables d’être violents ou d’être bons, la première
exigence de la bonté est de ne pas condamner autrui. L’un des ressorts de la
violence, peut-être l’un des plus puissants, c’est d’accuser l’autre
homme de faire le mal dont on s’estime soi-même exempt. Partant en croisade
contre le mal, on use alors de violence envers le méchant, l’âme sereine.
À l’encontre d’une pareille attitude, les sages ont enseigné que la
seule méthode qui permette de combattre réellement le mal, c’est de faire
preuve de bonté à l’égard du méchant. La bonté veut offrir un signe
d’amitié à celui-là même qui n’est pas un ami. Seule, l’acte de bonté
peut briser la spirale du mal et du malheur. Aux
jours de lassitude, nous sommes tentés de croire ceux qui nous assurent que la
bonté est l’impuissance des faibles. Eh bien non ! La violence est une
faiblesse, et la bonté est la puissance des forts. Au nom du réalisme,
d’aucuns ont suggéré que la violence est moins violente que la bonté, parce
que celle-ci laisserait libre cours à la violence des méchants. Et ils dénoncent
l’attitude de ceux qui, « trop bons », laissent se commettre les
abus et les injustices qui engendrent le malheur des hommes. En réalité, si la
bonté est indulgente vis-à-vis des méchants, elle n’est pas complaisante
vis-à-vis du mal. La bonté commande d’agir pour rendre justice aux
victimes. La bonté prend la défense des plus faibles et des plus démunis ;
elle résiste aux prétentions des puissants et aux outrecuidances des riches.
La bonté veut s’allier avec la justice jusque dans le conflit. La force ne
peut être que le fruit de l’action, mais pour être efficace, elle ne doit
pas congédier les exigences de la bonté. Il
nous faut apprendre à distinguer la bonté de la gentillesse des faibles qui
n’est que complaisance. La bonté peut être exigeante et ferme, mais elle
n’use pas de violence. Car la violence n’est pas bonne. La bonté est
essentiellement non-violence.
Amour
Non-violence
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