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Morale

Dans sa confrontation avec les autres hommes, l’homme prend conscience que la violence, d’abord celle qu’il subit et le fait souffrir, mais aussi celle qu’il exerce et fait souffrir, risque à tout moment de surgir. Il fait alors l’expérience tragique que son humanité se trouve menacée par la violence dont le caractère essentiel est d’être inhumaine. L’exigence de « la morale de conviction » s’impose alors à lui : il ne peut donner sens à son existence qu’en refusant tout accommodement avec l’inhumanité de la violence.

Dans toutes les traditions sapientiales, la loi morale selon laquelle tout homme raisonnable doit agir est fondée sur la « Règle d’or ». Celle-ci s’exprime à la fois de manière négative et de manière positive. Sous sa forme négative, elle s’énonce ainsi : « Ce que tu ne veux pas que l’autre te fasse, ne le fais pas à l’autre. » Qu’est-ce que je ne veux pas que l’autre me fasse ? C’est précisément qu’il me fasse violence. De manière positive, la Règle d’or s’exprime en ces termes : « Ce que tu veux que l’autre fasse pour toi, fais-le toi-même pour l’autre. » Qu’est-ce que je veux que l’autre fasse pour moi ? C’est qu’il me fasse du bien, et d’abord qu’il me respecte. Ainsi, en nous déconseillant la malveillance et en nous conseillant la bienveillance, la Règle d’or nous invite à la non-violence.

L’homme moral refuse toutes les légitimations de la violence, car il a conscience qu’autrement il renoncerait à sa propre humanité. Le jugement moral, faisant droit à la requête fondamentale de l’esprit, récuse toutes les constructions rationnelles qui voudraient intégrer la violence dans le domaine de l’humain. Ainsi, dans les traditions philosophiques et spirituelles les plus authentiques, la conviction morale exige de l’homme qu’il refuse de se compromettre avec la violence.

Mais les idéologues ont contourné cette exigence fondamentale de la philosophie et de la spiritualité en affirmant qu’il est impossible de concilier la « morale de conviction » et la « morale de responsabilité ». Dès lors, celui qui veut rester fidèle à sa conviction morale se trouverait condamné à refuser d’agir dans le monde parce qu’alors il devrait nécessairement recourir au moyen politique de la violence. En revanche, celui qui entend assumer pleinement ses responsabilités dans l’histoire serait obligé de déroger à l’exigence de la morale pour se compromettre avec la violence.

En réalité, le fait même d’établir une telle incompatibilité entre la conviction morale – qui exigerait d’être non-violent – et la responsabilité politique – qui obligerait d’être violent – pervertit à la fois la morale et la politique. Renoncer à l’exigence morale au moment de l’action politique, c’est non seulement la renier, mais c’est tout simplement la nier. La responsabilité morale de l’homme, c’est précisément d’être fidèle à ses convictions dans son action dans le monde. L’engagement politique ne saurait se soustraire à l’exigence morale, puisque celle-ci a précisément pour fonction de définir le sens de l’action de l’homme parmi les autres hommes.

L’exigence morale est l’un des critères en fonction duquel doit être définie l’efficacité politique. Le fait même qu’une action nie l’exigence morale compromet son efficacité. Laisser entendre que, dans l’action politique, l’homme n’aurait le choix qu’entre des moyens moraux mais généralement inefficaces et des moyens efficaces mais généralement immoraux, c’est refuser tout sens à l’histoire en la soumettant à la fatalité de la violence. La stratégie de l’action non-violente vise à réconcilier la « morale de conviction » et la « morale de responsabilité » en recherchant l’efficacité politique par d’autres moyens que ceux de la violence meurtrière. L’homme peut alors espérer soumettre l’histoire aux exigences de sa raison.

L’exigence éthique présente une double face : l’une invite à ne pas se prêter au mal, l’autre à œuvrer pour le bien. Le refus de pactiser avec le mal ne peut pas être un renoncement à l’action. La revendication de l’exigence morale, qui relève à la fois de la conviction et de la responsabilité, est d’abord de renoncer aux moyens immoraux de la violence, mais elle est surtout de rechercher les moyens efficaces de la non-violence. Et l’homme moral lui-même ne saurait avoir la certitude de les trouver en toutes circonstances. Il serait vain de postuler dans l’abstrait qu’il existe toujours et partout des moyens non-violents opérationnels qui permettent d’assumer ses responsabilités face à l’événement. L’homme peut expérimenter que la morale de conviction et la morale de responsabilité entrent en conflit. Il peut alors échouer à les concilier sans que, pour autant, il récuse l’une ou l’autre. La nécessité de la violence, à laquelle l’homme moral lui-même peut se trouver confronté, ne supprime pas l’exigence de non-violence. Elle la rend plus impérieuse encore.

L’homme moral, en définitive, n’est pas celui qui affirme la nécessité d’être toujours non-violent, mais celui qui, dans chaque situation, s’efforce de rechercher les moyens pratiques de l’action non-violente les mieux appropriés. L’immoralité foncière des idéologies de la violence qui dominent nos sociétés, c’est précisément qu’en légitimant les moyens violents, elles écartent, occultent, excluent toute recherche de moyens non-violents. Et à force de ne pas chercher les moyens offerts par la non-violence, nous finissons par ne jamais les trouver. Si nous mesurons, d’une part, les investissements consentis par nos sociétés pour préparer la mise en œuvre des moyens de la violence et, d’autre part, les investissements qui ne sont pas consentis pour préparer la mise en œuvre des moyens de la non-violence, alors nous pouvons mesurer l’immoralité collective dans laquelle nous risquons de nous trouver enfermés.

La dimension de la morale n’est pas seulement individuelle ; elle est aussi collective. Il existe une morale politique qui offre des critères pour apprécier la légitimité des choix, des décisions et des engagements assumés par la société. La non-violence se présente comme une exigence philosophique fondamentale qui doit aussi animer et orienter la vie politique de la société.

 

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