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Moyens
« La fin, dit le proverbe, justifie les moyens ».
Cela veut signifier qu’une fin juste justifie des moyens injustes. En définitive,
« tous les moyens sont bons » pour parvenir à sa fin, y compris les
moyens de la violence. Certes, le choix des moyens n’est pas plus important
que le choix de la fin. Les moyens ne sont justes que si, d’abord, la fin est
juste. Il est possible d’agir pour une fin injuste par des moyens non-violents
– comme la grève ou le boycott –, mais cette action n’est pas juste pour
autant. Par conséquent, elle n’est pas non-violente. Il ne suffit pas que la fin soit juste pour que les
moyens le soient également. Il importe que les moyens soient accordés à la
fin, cohérents avec elle. Le moyen de la violence, fut-il employé pour
atteindre une fin juste, contient en lui-même une part irréductible
d’injustice qui se retrouve à la fin. Une fin juste ne justifie pas des
moyens injustes. En réalité, c’est exactement le contraire qui se passe :
des moyens injustes rendent injuste une cause juste. Si les hommes raisonnables
justifiaient la violence au service d’une bonne cause, ne permettraient-ils
pas en définitive aux hommes déraisonnables de justifier la violence au
service d’une mauvaise cause ? Si le choix des moyens est second par rapport à la
fin recherchée, il n’est pas secondaire : il est primordial pour
atteindre effectivement la fin poursuivie. C’est précisément l’importance
accordée à la fin d’une action qui doit amener l’acteur à considérer
comme essentiel le choix des moyens. On ne récolte que ce que l’on a semé.
Qui sème la violence risque fort de récolter l’oppression, la servitude et,
en définitive, la mort. Non seulement les moyens de la violence pervertissent
la fin, mais ils risquent de se substituer à elle. Trop souvent, l’homme qui
choisit la violence en vient à délaisser la fin qu’il avait d’abord invoquée
et à ne plus s’en préoccuper, car les moyens l’occupent entièrement.
Certes, il évoquera encore la fin dans sa propagande, mais ce ne sera que pour
justifier les moyens. Justifier les moyens par la fin, c’est faire de la
violence un simple moyen technique, un outil, un instrument qui doit être jugé
selon le seul critère de l’efficacité. La violence ne serait ni bonne ni
mauvaise, mais seulement plus ou moins efficace. Elle sortirait du champ de l’éthique
pour entrer dans celui du pragmatisme. La violence serait éthiquement neutre.
Seule la probabilité de sa réussite et de son échec permettrait d’en apprécier
l’utilité. La décision qui commande l’action ne serait plus un choix, mais
seulement un calcul. « Qui veut la fin, veut les moyens », dit
un autre proverbe. Pourvu qu’on l’interprète comme il convient, c’est lui
qui exprime la sagesse des nations. Qui veut la justice, veut des moyens
justes. Qui veut la paix, veut des moyens pacifiques. C’est
pourquoi aux moyens de pure coercition de la violence, la non-violence veut
substituer des moyens de stricte justice. C’est l’action qui est importante
et non pas l’intention de l’acteur. La fin est de l’ordre de l’intention ;
seuls les moyens sont de l’ordre de l’action. Affirmer que les moyens
doivent être en cohérence avec la fin, ce n’est pas énoncer seulement un
principe moral et philosophique, c’est exprimer un principe stratégique sur
lequel repose l’efficacité même de l’action politique. Ce n’est point
s’enfermer dans un quelconque moralisme, mais faire preuve de réalisme. En définitive, il est erroné de considérer
l’action de l’homme comme n’étant qu’un moyen en vue d’une fin qui
lui serait extérieure. L’action humaine a déjà son sens en elle-même et
non seulement dans son résultat. Celui-ci ne peut être recherché
« à tout prix », c’est-à-dire à n’importe quel prix. Le
premier résultat de l’action, c’est l’action elle-même et, en cela, elle
doit être regardée comme une fin en soi. L’acteur politique n’agit pas
avec des instruments pour fabriquer des objets ; il agit pour construire
des relations justes entre les hommes. C’est pourquoi le sens de l’action
est d’abord dans l’action elle-même, c’est-à-dire dans ses moyens et non
pas dans sa fin. Faire le bien est un bien en soi, indépendamment du succès ou
de l’échec de l’action. Non pas qu’il soit indifférent que l’action réussisse
ou échoue – il importe au contraire de tout faire pour qu’elle réussisse
–, mais l’efficacité ne peut pas être le critère décisif de la décision.
L’efficacité est toujours incertaine et ne peut être appréciée qu’a
posteriori. Dans le temps de l’action, nous ne sommes maîtres
que des moyens mis en œuvre et non pas de la fin recherchée ou, plus
exactement, nous ne sommes maîtres de la fin que par l’intermédiaire des
moyens. La fin se rapporte à l’avenir ; seuls les moyens concernent le
présent. Il importe donc que les moyens soient le commencement de la fin…
Nous sommes toujours tentés d’abandonner le présent pour fuir dans le futur.
Aussi l’homme de la violence s’égare-t-il dans le futur. Il promet la
justice et la paix, mais toujours pour demain. Chaque jour, il renouvelle la même
promesse en remettant son accomplissement au lendemain. Et ainsi de suite
jusqu’à la fin de l’histoire. Et chaque aujourd’hui est empli de
violences et de souffrances, de destructions et de morts. Le présent de
l’homme ne peut pas être considéré comme un simple moyen pour atteindre un
futur qui serait sa fin ; il est à lui-même sa propre fin. L’homme violent sacrifie le présent à un avenir
incertain en s’abritant derrière une idéologie qui lui fait préférer
l’abstraction de demain à la réalité d’aujourd’hui. De ce fait, il
accepte de recourir à des moyens qui contredisent radicalement la fin qu’il
prétend poursuivre, mais dont la réalisation se trouve sans cesse reportée
vers un futur hypothétique. L’homme qui opte pour la non-violence a pris
conscience que c’est essentiellement du présent qu’il est comptable
et c’est au présent qu’il donne toute son attention. C’est pourquoi il
recherche des moyens qui, dès aujourd’hui, portent en eux-mêmes la réalisation
effective de la fin poursuivie. Efficacité
Tactique
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