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Armes
nucléaires
Pendant
tout le temps de la guerre froide, les idéologues de la dissuasion nucléaire
ont assuré que « l’équilibre des terreurs » était la meilleure
garantie pour la sécurité des peuples et la paix du monde. Lorsqu’on
contestait la logique de la course aux armements nucléaires, en faisant valoir
qu’il n’était pas raisonnable de prendre pour se défendre le risque de se
détruire, on était aussitôt accusé de « pacifisme », c’est-à-dire
de défaitisme et de forfaiture. Lorsqu’on affirmait que l’action
non-violente était la méthode la mieux appropriée pour permettre aux citoyens
des pays de l’Est de résister à l’oppression totalitaire, on devait faire
face au scepticisme ironique des « réalistes ». Pourtant, force
nous est de reconnaître qu’en 1989, ce ne sont pas les armes nucléaires de
l’Occident qui ont fait tomber le mur de Berlin ! En réalité, c’est
la résistance non-violente des citoyens des sociétés civiles de l’Europe
orientale qui a provoqué l’effondrement des régimes totalitaires de l’Est. Certes,
nombre de stratèges et d’hommes politiques ne manquent pas de prétendre que,
tout au long de la guerre froide, la dissuasion nucléaire a sauvegardé la paix
en Europe et dans le monde. La guerre, en effet, n’a pas eu lieu. Mais rien
n’est moins sûr que cela doit être porté au crédit des armes de
destruction massive dont chaque camp s’était pourvu. Au contraire, les armes
nucléaires de chacun des deux camps nourrissaient et entretenaient la menace
adverse plutôt qu’elles ne la contenaient. Lorsque
le mur de Berlin s’effondre, l’ère de Yalta prend fin. Pendant plus de
quarante ans, le monde s’était trouvé divisé en deux blocs antagonistes
dans une confrontation idéologique et politique dont chacun prétendait que
l’enjeu était l’hégémonie de la terre. Aujourd’hui, cette ère est révolue
et tout laisse à penser qu’elle l’est définitivement. Ainsi, la chute du
mur de Berlin a provoqué une transformation radicale du paysage stratégique
international. Cela oblige les gouvernements à redéfinir les enjeux
politiques, diplomatiques, militaires, sociaux et économiques des choix effectués
en matière de défense. Certes, les menaces de toutes natures qui pèsent sur
la dignité et la liberté des hommes sont bien réelles en Europe et partout
dans le monde, mais, de toute évidence, ce ne sont pas les armes nucléaires
qui permettront d’y faire face. Cependant,
le postulat sur lequel reposent les doctrines de défense affichées par les
États possesseurs de l’arme nucléaire demeure inchangé : la
dissuasion nucléaire demeurerait l’ultime garantie contre une menace sur les
intérêts vitaux de chacun d’entre eux et resterait un facteur déterminant
du maintien de la paix dans le monde. Dès lors, les responsables militaires et
politiques affirment que la dissuasion nucléaire garde son impérieuse nécessité.
Pour autant, ils ne disent pas quels sont les scénarios stratégiques dans
lesquels ils pourraient envisager l’emploi de l’arme nucléaire – car la
menace est forcément la menace de l’emploi. Pourtant, ne rien dire de ces scénarios,
c’est s’enfermer dans une rhétorique abstraite essentiellement fondée sur
une idée surannée de la grandeur nationale. Dans
le nouveau paysage stratégique dessiné en Europe et dans le monde après la
chute du mur de Berlin, l’arme nucléaire n’est-elle pas devenue obsolète ?
Aucun scénario crédible ne peut être construit qui permettrait, par la
possession de l’arme nucléaire, de faire face aux dangers du monde et aux
menaces pesant sur la paix. Aucun scénario ne peut faire valoir la faisabilité
de l’emploi de l’arme nucléaire, et si l’emploi n’est pas possible la
menace elle-même devient inutile. Dès lors, l’arme elle-même perd sa raison
d’être. La pensée stratégique se trouve ici devant un grand vide
conceptuel. Par lui-même, ce vide suffit à délégitimer l’arme nucléaire. La
dissuasion nucléaire est rigoureusement inopérante face aux nouvelles formes
de la guerre et aux menaces concrètes qui se manifestent aujourd’hui. Force
est de reconnaître que, depuis la fin de la guerre froide – à vrai dire,
c’était déjà le cas pendant la guerre froide –, les armes nucléaires
n’ont permis d’éviter aucun des conflits meurtriers qui ont éclaté en
plusieurs régions du monde, et qu’elles n’ont pu en résoudre aucun. En
outre, depuis les attentats meurtriers qui ont été perpétrés ces dernières
années en de nombreux pays, chacun a pu prendre conscience que face à de tels
actes accomplis avec des moyens rudimentaires et mis en œuvre par des commandos
terroristes ou des sectes fanatisées, l’arme nucléaire n’exerce aucune
dissuasion. Le
nouveau contexte géostratégique européen et mondial a ouvert l’opportunité
d’un désarmement nucléaire général et complet sous un contrôle
international strict. Dès lors que la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire
n’offre aucune réponse pertinente aux différents types de conflits auxquels
les États se trouvent confrontés sur la scène internationale, aucune
raison convaincante ne peut conduire les États à vouloir maintenir ou
prendre leur place dans la course aux armements nucléaires. Celle-ci accentue
la menace qui pèse sur la « sécurité commune » des peuples et des
nations. Il est donc urgent que les cinq puissances nucléaires officielles réduisent
unilatéralement leurs arsenaux et prennent conjointement l’initiative d’une
négociation internationale visant à l’élimination concertée des armes nucléaires.
Cette élimination est désormais possible. Certes, il ne s’agit pas de
« désinventer » l’arme nucléaire. Il s’agit, face aux risques
de prolifération et de dissémination, de maîtriser les dangers qu’elle a
apportés à l’humanité. Pour cela, l’élaboration d’une Convention sur
l’interdiction des armes nucléaires, sur le modèle de celle qui proscrit les
armes chimiques, serait une puissante contribution au renforcement de la paix
dans le monde.
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