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NIKOS KAZANTZAKI :
SON ŒUVRE,
SA PENSÉE,
SES RELATIONS AVEC LA
FRANCE ET L’ORIENT
Georges Stassinakis
Président du Comité de coordination de la Société internationale des Amis de Nikos Kazantzaki Lorsque vous demandez à quelqu’un s’il connaît Nikos Kazantzaki, la réponse
est souvent négative. Lorsque vous lui demandez s’il connaît le film Zorba
le Grec, la réponse est
souvent positive. Ainsi, Nikos Kazantzaki est plus connu par l’adaptation cinématographique
de son livre Vie et aventures de Alexis
Zorba que par son œuvre.
Heureusement, notre auteur représente quelque chose de plus profond, des
valeurs spirituelles, humanistes et cosmopolites, qui le rendent dune grande
actualité. L’objet de cette étude est de présenter l’ensemble de son œuvre, d’analyser sa pensée et, comme nous nous trouvons
en Syrie et au Centre Culturel français,
de rappeler son attachement et son amour de l’Orient et de la France. Me référant souvent aux écrits de Nikos Kazantzaki, je développerai les
thèmes suivants :
I.
L’ŒUVRE Elle est riche, multiple, cohérente et vivante. En effet, Nikos Kazantzaki
a embrassé tous les genres littéraires : poésie, théâtre, roman, essai, récit
de voyage, livres pour les jeunes, traductions, correspondance, scénarios. On
peut difficilement citer un autre auteur, grec ou non grec, créateur de tant
d’œuvres et ayant dépassé les frontières de son pays de
manière durable et si étendue. 1. Poésie Kazantzaki s’est toujours considéré comme poète. N’oublions pas que son œuvre romanesque appartient aux dernières années de sa vie. Quelques mois avant sa mort, il a écrit sur un livre d’or d’une librairie d’Antibes, en France (où il a vécu de 1948 à 1957) : « La
poésie est le sel qui empêche
le monde de pourrir. » Et
quelques minutes avant sa mort, il disait aux médecins : « Vous
savez, les poètes ne meurent jamais, presque jamais… » Kazantzaki a écrit trois grands poèmes : -
Son premier, le plus connu, est L’Odyssée. C’est une œuvre monumentale composée de 33.333 vers. Elle est
fondamentale pour Nikos Kazantzaki. Il y décrit l’aventure d’Ulysse,
c’est-à-dire sa propre aventure, et celle de l’homme moderne, à travers un
voyage qui va d’Ithaque au Pôle sud, en passant par Sparte, la Crète et
l’Afrique. -
Le second est Tertsines, œuvre
peu connue. Il s’agit de 21 poèmes dédiés, écrit Kazantzaki, « aux âmes
qui ont nourri mon âme. » -
Le troisième est inconnu. Il s’agit des Soneta. 2. Essais C’est un aspect essentiel et souvent négligé de l’œuvre du grand Crétois. Kazantzaki en a publié 7 :
3. Œuvres
dramatiques Cette partie de l’œuvre
est généralement connue, mais pas dans sa totalité. Au nombre de 20, ces œuvres se réfèrent à des thèmes historiques, religieux,
philosophiques et politiques. Tragédies
ayant des thèmes antiques :
Tragédies ayant des thèmes chrétiens et byzantins
Tragédies ayant des thèmes
divers
4. Romans C’est la partie la plus universellement connue de l’œuvre de Kazantzaki. Il a écrit 11 romans :
5. Récits de voyage Les voyages et les rêves représentaient pour Kazantzaki les guides de sa
vie. Il s’est rendu en Afrique, en Asie et en Europe. Il désirait aller aux
États-Unis d’Amérique du Nord, mais les autorités grecques ne lui ont
pas délivré de passeport. Les voyages pour lui n’étaient pas synonymes de tourisme. Il était
contre le tourisme qui défigure le paysage et fait perdre l’âme des peuples.
Il voulait connaître le monde, les êtres humains, leur civilisation, la
nature. « Le grand espoir du
voyageur,
écrit-il, est celui-ci : de trouver
aux terres lointaines les images qui expriment son âme et l’aident à sauver
et à se sauver. Plus je voyage, plus je sens que le voyage est pour moi un
besoin de liberté. » Nikos Kazantzaki a écrit des dizaines d’articles et de reportages sur ses
voyages en Europe, en Afrique et en Asie, réunis pour la plupart, dans 5
volumes :
6. Livres
pour enfants Il en a publié 2 : Alexandre le Grand et Dans le
Palais de Minos, ainsi que des livres scolaires. 7. Scénarios C’est une partie ignorée de son immense œuvre.
Ils sont au nombre de 9, mais aucun n’a servi pour réaliser un film :
8.
Correspondance Des centaines de lettres, échangées avec sa famille, ses amis, des hommes
de lettres, de sciences et de la politique, des ecclésiastiques, font découvrir
la personnalité de Kazantzaki et l’étendue de son œuvre. 9. Articles,
monographies et études Kazantzaki a écrit des centaines d’articles et d’études, publiés dans des revues littéraires et dans la Grande Encyclopédie (grecque) Elethéroudakis, sur des personnages historiques, sur les plus grands savants et hommes de lettres du monde entier, démontrant ainsi son immense culture. 10.
Traductions en grec effectuées par Nikos Kazantzaki Même si cet aspect est méconnu, grâce à la connaissance des langues française,
anglaise, allemande, italienne et castillane, Kazantzaki a traduit en grec
l’ensemble de l’œuvre
de Jules Verne, des ouvrages d’Alphonse Daudet, William James, Nietzsche,
Maeterlinck, Bergson, Machiavel, Dante, Jiménez, Pirandello, Cocteau,
Hauptmann, Gœthe, Shakespeare, Platon, Homère, Dickens, etc. II.
LA PENSÉE DE NIKOS KAZANTZAKI C’est une pensée cohérente, très actuelle, liée à la vie, au cœur et à l’esprit. Je la présenterai en examinant successivement les points suivants :
Tous ces éléments de la pensée kazantzakienne sont étroitement liés. Je
ne les ai séparés que pour des raisons méthodologiques. 1. La
recherche de l’essentiel et de la liberté L’homme, selon Kazantzaki, doit toujours rechercher l’essentiel, ne pas
perdre son temps à des conversations futiles, à des choses éphémères, à la
luxure, aux luttes politiciennes et à une littérature à l’eau de roses. Il
doit dépasser le « quotidien »
et le « normal », car
tout cela conduit à la perte de l’homme lui-même et le transforme en une
personne « quelconque ». Il
doit rechercher ce qui guide un être humain et une société, les fils
conducteurs, pour aller plus loin et encore plus loin, sans s’arrêter, se dépasser. S’adressant à son illustre compatriote, Domenicos Théotocopoulos, il écrit
dans le Rapport au Greco : « Nous n’avons tous deux chassé pendant notre vie qu’une seule chose,
une vision cruelle, sanguinaire, indestructible, la substance… Je ne t’ai
jamais parlé des détails de la vie quotidienne, ce sont des coquilles vides. » Dans un autre passage du même livre, il écrit : « Le temps est devenu pour moi le bien suprême. Quand je vois les
hommes se promener, flâner ou gaspiller leur temps en discussions vaines, il me
prend l’envie d’aller tendre la main au coin des rues comme un mendiant
: - Faites-moi l’aumône, braves gens,
donnez-moi un peu du temps que vous perdez, une heure, deux heures, ce que vous
voulez. » Les fondements de toute destinée sont pour Kazantzaki la flamme et le fil
rouge. Une citation : Ce
n’est pas la Russie qui m’intéresse mais la flamme qui démange la Russie.
Amélioration du niveau de vie, bonheur, justice, vertu – des appâts
populaires qui ne m’accrochent pas. Une seule chose m’emporte : je la
cherche partout et je la poursuis des yeux, avec peur et bonheur : le fil rouge
qui perce et transperce, comme un chapelet, les crânes, les hommes. Je n’aime
que ce fil rouge, mon seul bonheur est de le sentir percer et traverser mon crâne
en le morcelant. Tout autre chose est éphémère, stupide, philanthropique et végétarienne,
sans valeur pour une âme
libérée de tout espoir. Ayant découvert la flamme et la ligne rouge, l’homme doit parler, crier.
Le Cri est capital pour Kazantzaki. En 1949, il note : Je
suis l’homme le plus simple qui existe, mais lorsque je sens un « Cri »
je n’accepte pas, pour faire plaisir aux muets et aux bégayeurs, de le
transformer en une « petite voix ». Dans Rapport au Greco, il écrit : Tout
homme a un Cri à lancer dans les airs avant de mourir, son Cri ; il faut se hâter
pour avoir le temps de le lancer. Ce cri peut se disperser, inefficace, dans les
airs ; il peut ne se trouver ni sur terre ni dans le ciel d’oreille pour
l’entendre, peu importe. Tu n’es pas un mouton, tu es un homme : et un homme
cela veut dire quelque chose qui n’est pas confortablement installé mais qui
crie. Crie donc ! Flamme, fil rouge et cri symbolisent l’évolution créatrice de la vie
avec laquelle l’homme doit composer, en rassemblant et en utilisant toutes ses
forces, condition indispensable pour promouvoir la lutte pour la liberté. La liberté pour Kazantzaki signifie d’abord absence de crainte et
d’espoir. L’homme ne doit pas avoir peur du perfectionnement personnel et de
la vie future. Il ne peut rien espérer des hommes, il ne doit pas rechercher
les récompenses et les honneurs. Comme l’écrit justement le philosophe
musulman Averroès : « Une
morale fondée sur l’espoir de la récompense et la crainte du châtiment est
indigne de l’homme de Dieu ; elle est immorale. » C’est l’aspect le plus important de sa pensée et ce n’est pas un
hasard si l’épitaphe suivante figure sur sa tombe, à Héraklion, en Crète :
« Je n’espère rien, je ne crains
rien, je suis libre. » Cela signifie qu’il ne craint pas l’avenir,
qu’il s’est débarrassé de toutes les superstitions, qu’il est donc libre
et qu’il est arrivé à son « Dieu ». Il s’agit d’un message
de délivrance et de liberté. Pour atteindre la liberté, l’homme doit toujours « monter ».
La « montée » est toujours le moyen suprême pour Kazantzaki.
Monter en permanence, lutter à chaque instant pour arriver à une marche. Et
lorsqu’on y arrive, monter plus haut. Ce qui est important, selon Kazantzaki,
ce n’est pas la liberté mais la lutte pour la liberté. Quelques citations permettront de mieux saisir la portée de ces
affirmations : Dans un entretien avec Pierre Sipriot à la Radio française en 1957, il
note à propos des héros de ses romans : « Il
ne s’agit pas d’un triomphe définitif mais d’une lutte sans fin. » Dans Rapport au Greco, il précise : Nous
avons le devoir, au-delà de nos préoccupations personnelles, au-delà de nos
habitudes commodes, au-dessus de nous-mêmes, de nous fixer un but, et ce but,
jour et nuit, dédaignant les rires, la faim et la mort, de nous efforcer de
l’atteindre. Non pas de l’atteindre ; une âme fière, dès qu’elle
atteint son but, le déplace encore plus loin. Non pas de l’atteindre, mais de
ne jamais nous arrêter dans notre ascension. C’est le seul moyen de donner à
la vie noblesse et unité. En 1952, il écrit à Knös, ami et traducteur suédois : Le
sujet principal, presque unique, de toute mon œuvre est : le combat de 1’homme avec « Dieu »,
la lutte acharnée du ver qui s’appelle « homme » contre les
forces toutes-puissantes et ténébreuses qui se trouvent en lui et autour de
lui ; l’obstination, la lutte, la ténacité de la petite Étincelle qui
tâche de percer et de vaincre l’immense Nuit éternelle. La lutte et
l’angoisse pour transformer les ténèbres en lumière, l’esclavage en
liberté. Inconsciemment,
tout ce que j’ai écrit pendant l’Occupation, c’était sur la liberté,
soif, désir profond de liberté : Prométhée, Zorba, Constantin Paléologue,
etc. Lorsque les communards ont demandé à Renoir ce qu’il faisait pendant la
Commune, il répondit : - Je peignais des fleurs. Moi, je peignais la
Liberté ! Cette liberté, qui concerne la totalité de l’individu et de la société
: liberté personnelle, sociale, économique et politique, est la base du
cheminement politique de Kazantzaki. Nikos Kazantzaki, comme d’autres intellectuels grecs et étrangers, a été
influencé par les grands courants politiques et sociaux de son époque :
nationalisme, communisme, socialisme, christianisme social. Mais il n’a jamais
été militant, engagé véritablement et durablement dans an parti politique.
Un homme libre ne pouvait pas agir autrement. Cela ne l’a pas empêché, quand c’était nécessaire, de prendre des
positions publiques pour la défense des opprimés, conte la faim, contre la
guerre et pour la paix. Ses positions étaient guidées par des soucis humains
et éthiques mais jamais par des préoccupations politiciennes. En 1957, dans un
entretien à la Radio française, il déclarait : « Je crois qu’aujourd’hui, la mission
d’écrivain « éveilleur » est indispensable pour tous les
pays où l’injustice règne, je veux dire presque sur toute la terre. » Cette déclaration, et celles qui suivront, précisent la clairvoyance et la
profondeur de ses analyses politiques. Jusqu’à
1923, je suis passé, tout consumé d’émotion et de flamme, par le
Nationalisme…… De 1923 à 1933 à peu près, j’ai parcouru, avec la même
émotion et la même flamme, les rangs de la gauche (je n’ai jamais été
communiste ; comme vous le savez). Maintenant je parcours la troisième étape – sera-ce la dernière
? – je l’appelle liberté. Aucune
ombre. La mienne seule, dégingandée, d’un noir sombre, ascendante. J’ai été
délivré du rouge et des autres couleurs, j’ai cessé d’identifier le sort
de mon âme – mon salut – avec
celui de quelque idée que ce soit. En 1928, il voyage en Asie soviétique. Il est émerveillé par les paysages
et les monuments de Samarkand et de Boukhara. « Malheureusement, écrit-il, toutes
deux vont maintenant vers leur déclin : elles commencent à se civiliser,
c’est-à-dire à perdre leur âme et à
singer Moscou qui singe l’Europe, laquelle singe l’Amérique. » 2. L’adoration de la nature Kazantzaki a été un idolâtre de la nature, un physiolâtre. Il aime la nature et la décrit en permanence dans
son œuvre.
Il lui consacre dans Ascèse deux chapitres. Il trouve dans la nature une
dimension divine. Il est tellement émerveillé par la terre qu’il regrette de
devoir la quitter. Dans la nature, Kazantzaki inclut le paysage, la terre, l’eau, la mer, le
vent, la montagne, la campagne, les plantes, les fruits, les animaux, le ciel,
le soleil. Tout est lié chez lui. Dans Alexis Zorba, il demande : « Si
on savait ce que disent les pierres, les fleurs, la pluie ! Peut-être bien
qu’elles nous appellent, et que nous, on n’entend pas. Quand est-ce que les
oreilles des gens s’ouvriront ? Quand est-ce qu’on aura les yeux ouverts
pour voir ? Quand est-ce qu’on ouvrira les bras pour s’embrasser tous, les
pierres, les fleurs, la pluie, les hommes ? » Il recherchait la nature pour se ressourcer, pour rencontrer les gens
simples. La description de ses rencontres avec les bédouins et les crétois est
merveilleuse. Il adore le paysage. Il estime que les gens ne le regardent pas, qu’il
n’y a, écrit-il, « aucune
correspondance entre le paysage et l’homme. » Il critique les violences faites à la nature. Dans Toda-Raba,
il demande aux gens : « Soyez
simples et bons ! Aimez les hommes, aimez les animaux et les plantes. Aimez
la nature, ne la violentez pas ! » Il n’aime pas les centres urbains ; il suffoque en ville où prédomine le
factice. Le naturel des champs convient mieux à sa vitalité, à son appétit du vrai. « J’ai
retrouvé à Égine
le calme, la terrasse, la mer, la montagne – et moi-même. Combien futile,
contraire à ma
nature, le bruit d’Athènes. » Constamment à l’écoute de la nature, Kazantzaki y cherche l’entente,
la consonance, l’harmonie parfaite entre son être et l’Univers. Tout dans la nature renferme, selon Kazantzaki, une parcelle de spirituel et
participe donc, à ce titre, de Dieu. Pour Kazantzaki, une simple feuille
d’arbre porte, tout autant que l’Univers, témoignage du miracle de la création
tout entière. Le stoïque, le « détaché » que s’est employé à être
Kazantzaki, avoue en toute franchise et en des termes pathétiques que, par delà
toute réflexion sereine sur la mort et la condition humaine, l’homme a du mal
à s’arracher à la terre. Dans Rapport au Greco, il écrit : [Il]
hésite sur le seuil lumineux. Il est difficile d’arracher ses yeux, ses
oreilles, ses entrailles des pierres et des herbes du monde. On dit : je
suis rassasié, calme, je ne veux plus rien, j’ai réalisé mon dessin, je
m’en vais, mais le cœur s’accroche aux pierres et aux herbes, résiste,
supplie : attends encore. C’est ce sentiment, ce trouble qu’exprime Ulysse, vers la fin de sa vie,
près d’une source où il est venu se désaltérer : Quelle
terre, crie-t-il, les yeux pleins de larmes. Comment
l’âme peut-elle se décider à la quitter ? 3. La primauté de l’Esprit Pour comprendre la pensée « religieuse » de Kazantzaki, il faut
distinguer plusieurs niveaux : -
celui de la religion -
celui de l’Église -
celui de la religiosité et de la spiritualité. Le professeur grec Louvaris fait une distinction entre la religiosité et la
religion : « La religiosité
est le noyau, la religion la peau ; la religiosité est le vécu, la religion en
est l’expression ; la religiosité est primordiale, elle coule de source, la
religion en dérive. Il y a des
hommes qui rejettent toute religion, mais personne n’est dépourvu de
religiosité, car la religiosité constitue 1’élément constitutif de la
nature psychique de l’homme. » Kazantzaki se situe clairement sur le plan de la
religiosité et de la spiritualité, mais pas au
niveau d’une religion ou d’une Église, qui est une institution, avec tout ce que cela
comporte (organisation, dogmes, discipline, etc.). Son but permanent et suprême était la recherche de Dieu. Durant toute sa
vie, il a cherché « l’harmonie,
la liberté absolue, le chemin montant ». Dans Ascèse, il écrit : Un seul désir
me possède : celui de surprendre ce qui se cache derrière le visible, de
percer le mystère qui me donne la vie et me l’enlève, et de savoir si une présence
invisible et immuable se cache par delà le flux incessant du monde. Dieu pour Kazantzaki est dans chaque être. Dans Le pauvre d’Assise,
il écrit : « Chaque homme, même
le plus athée, a au fond de lui-même, dans son cœur, Dieu. » Mais
Dieu pour Kazantzaki n’est pas une certitude, c’est une recherche
permanente. Nous créons Dieu, nous le tuons, nous devons le sauver, contribuant
ainsi à l’évolution créatrice du monde. Il est significatif à ce sujet de
souligner que le sous-titre de son essai Ascèse est intitulé Salvatores
Dei. Le Dieu de Kazantzaki est personnel et non transcendant. Il a étudié toutes les religions et philosophies, ainsi que les textes de
guides spirituels, chrétiens, musulmans, hindous et bouddhistes. Dans Alexis Zorba, Kazantzaki distingue trois espèces d’hommes : -
ceux
qui se fixent pour but de vivre leur vie, comme ils disent, de manger, de boire,
d’aimer, de s’enrichir, de devenir célèbres ; -
puis,
ceux qui se fixent pour but, non pas leur propre existence, mais celle de tous
les hommes ; ils sentent que tous les hommes ne font qu’un et ils
s’efforcent de les éclairer, de les aimer autant qu’ils peuvent et de leur
faire du bien ; -
enfin,
il y a ceux dont le but est de vivre la vie de l’univers entier : tous,
hommes, animaux, plantes, astres, nous ne faisons qu’un, nous ne sommes
qu’une même substance qui mène le même terrible combat. Quel combat ?
Transformer la matière en esprit. 4. La nécessité du dépassement et de la synthèse Le point de départ de toute l’œuvre
de Kazantzaki est la Crète. La terre, la langue, les traditions crétoises sont
permanentes dans toute son œuvre. Son identité est crétoise. Peut-on alors qualifier Kazantzaki d’auteur « régionaliste »
? Assurément pas. Kazantzaki était profondément crétois, il avait avec la Crète
« une passion presque mystique ».
Mais sa vie, son œuvre et sa pensée dépassent la Crète. Ses racines étaient
crétoises, mais sa conscience universelle. Il écrit sur la Crète, mais il la
dépasse pour s’intéresser aux problèmes qui concernent tout être humain, où
qu’il vive. Voici trois exemples significatifs :
Approfondir
l’homme de son pays jusqu’à ce qu’on atteigne l’homme sans étiquette,
français, grec ou chinois, l’homme tout simplement, voilà quelle doit être
l’ambition suprême du romancier. Ajoutons ceci, très important : on ne peut atteindre l’homme de tous les pays qu’en prenant son essor dans l’homme de son pays. Dans d’autres textes, Kazantzaki va plus loin. L’intellectuel doit,
selon lui, rechercher la « synthèse » entre ses racines, ses
traditions et le monde actuel et futur. Aziz Izzet écrit : La
grande aventure de Nikos Kazantzaki a été d’avoir tenté de réaliser une
synthèse entre l’Orient et l’Occident, entre la méditation et l’action,
entre Bouddha et Platon, ou encore entre le Christ et Lénine. Si Dostoïevski
a fait un nouvel Ancien Testament, Kazantzaki a fait le deuxième Nouveau
Testament, celui de l’homme d’aujourd’hui qui renferme toutes les
possibilités de celui de demain. Mais laissons Kazantzaki s’exprimer sur ce point dans trois textes
significatifs : -
Nous
ne pouvons refuser ni l’Orient ni 1’Occident. Ces deux forces antinomiques
sont profondément ancrées au fond de nous-mêmes et elles ne se décollent
pas. Voilà notre devoir. Nous sommes obligés soit d’arriver à la
distillation de l’Orient avec 1’Occidnu, c’est-à-dire réussir une
difficile synthèse, soit d’agoniser comme des esclaves. -
La
vision centrale qui rythme en ces dernières années ma vie et mon œuvre
ne m’est pas venue « d’en haut », de connaissances scientifiques
et de rêveries métaphysiques, mais « d’en bas », des profondeurs
de ma terre. La Crète…
est la synthèse que j’ai toujours essayé de concevoir : la synthèse
de la Grèce et de l’Orient. En moi je ne sens ni Occident ni Grèce classique
comme un pur « élixir ». Ni le chaos anarchique, ni la résignation
aboulique de l’Orient. Tout au contraire, une synthèse ; le moi regardant
l’abîme sans se décomposer ; bien plus, ce regard fixé sur la vie et la
mort, je l’appelle « crétois ». Dans
un dernier texte, il précise : -
Avoir
le regard crétois ne veut point dire rejeter les civilisations occidentale,
orientale ou de la Grèce antique. Cela veut dire faire la synthèse de tout
cela sans oublier 1’apport du neuf, et vivre alors une vie nouvelle, plus
large, plus héroïque et plus consciente. Kazantzaki démontre ainsi avec clairvoyance que l’homme doit avoir des
racines, mais qu’il doit, en même temps, s’intéresser aux autres peuples
et civilisations, aux vraies valeurs, à [sa] « libération spirituelle »,
comme il écrit, à la nature. Particularité culturelle nationale et
universalité, voilà les caractéristiques principales de sa pensée, caractéristiques
qui conservent toute leur actualité dans le monde actuel et dans celui de
demain. III. LES RELATIONS DE KAZANTZAKI AVEC LA FRANCE1. Les séjours Son premier voyage en France se situe en octobre 1907. Âgé de 24 ans, Nikos Kazantzaki arrive à Paris pour étudier
le Droit. Voici comment il décrit, dans Rapport au Greco, ses premières
impressions : Une pluie fine tombait, le jour se levait. Le visage collé contre la vitre de la voiture, j’apercevais, derrière le réseau transparent de la pluie, Paris qui passait, souriait entre ses larmes et m’accueillait. Je voyais passer les ponts, les maisons aux nombreux étages, toutes noircies, les parcs, les églises, les marronniers dépouillés de leurs feuilles, les gens qui marchaient, hâtifs, dans les larges rues luisantes… Tout le visage charmant et joueur de Paris
je le voyais, à travers les fils suspendus de la pluie, sourire dans une lueur
voilée, comme on le voit, à travers les fils de son métier, le visage de
1’ouvrière qui tisse. Il reste à Paris jusqu’en février 1909 et fréquente le Collège de
France où il suit les cours de Bergson. Il se rend également à la Sorbonne.
Il écrit plusieurs articles dans les journaux grecs. C’est à Paris qu’il
fait sa première rencontre avec l’œuvre
de Nietzsche. C’est dans la capitale française, qu’il écrit plusieurs romans, essais
et pièces de théâtre. Son séjour d’étudiant à Paris constitue sa première
« rencontre » avec la France et le peuple français. Il apprend
beaucoup dans plusieurs domaines et admire ce pays, où il effectuera pâr la
suite plusieurs séjours. En 1947 et 1948, il travaille à l’UNESCO, à Paris.
Il rencontre plusieurs personnalités, notamment Léon Blum, Roger Gallois,
Jean-Paul Sartre et le duc de Broglie. En juin 1948, Nikos Kazantzaki s’installe à Antibes où il demeurera durant neuf ans, jusqu’à sa mort. Il
aimait y vivre. Dans ses lettres, il le répète souvent. Son épouse Eléni en
parle avec émotion dans son livre Le
Dissident. C’est à Antibes qu’il écrit successivement la plupart de
ses romans. C’est à Antibes, également, qu’il reçoit des hommes de lettres, des
artistes, des musiciens, des personnalités politiques ainsi que des traducteurs
de ses œuvres
venus de plusieurs pays européens, asiatiques et latino-américains. L’écrivain
aimait se promener le long du rivage (quand les touristes étaient partis), dans
les bois de la Garoupe, ou bien encore sur les hauteurs d’Antibes et de Cannes
; voyageant souvent, c’est chaque fois avec plaisir qu’il retrouvait son
foyer, son « cocon » (« koukouli ») d’Antibes. Peu impliqué dans la vie locale, Nikos Kazantzaki participait parfois aux
activités culturelles, Son nom figure d’ailleurs parmi les donateurs du Musée
Picasso à Antibes. 2. Son amour de la culture française Il s’est manifesté de plusieurs manières : a)
Études dans l’île de Naxos En 1897, en raison de la répression des Turcs à la suite du soulèvement des Crétois, sa famille l’inscrit à l’Ecole française catholique romaine, à Naxos. Il a 14 ans ! C’est un excellent élève. Il décrit dans le Rapport au Creco son séjour sur cette île et dans cette école. Ce fut son premier contact avec la culture française. Il apprend le français, lit des auteurs français, notamment des poètes. b)
L’utilisation de la langue française Il aimait s’exprimer en français. Dans sa correspondance en grec ou en
anglais, il citait souvent des phrases ou des mots français. Examinons de manière
plus détaillée ce point. Textes écrits directement en français : Toda-Raba, Moscou a crié ; Le jardin des rochers ; Le Père, écrit en 1929. Il l’a déchiré mais s’en est inspiré pour écrire Le Capétan Mihalis (La liberté ou la mort).Œuvres
traduites en français par Nikos Kazantzaki :
Julien l’Apostat, Melissa et Thésée. Adaptations en français par Nikos Kazantzaki : En 1932, il adapte sa tragédie Nicéphore Phocas et la comédie du Cardinal Bibbiena Calandria avec l’espoir que Louis Jouvet (dont il avait fait la connaissance) allait l’interpréter. Traductions
en grec de textes français et francophones : Cocteau, C. A. Laissant, H. Bergson, M. Maeterlinck
(auteur belge), A. Daudet, J. Verne (huit livres). c)
Écrits (en grec) de Kazantzaki sur des écrivains et
savants français En 1913, il fait connaître au public grec Bergson et Flaubert. Entre 1927 et 1931, il publie dans l’Encyclopédie grecque Flefthéroudakis
un nombre impressionnant de notes sur des savants, écrivains et poètes français.
Un travail considérable ! Il aimait beaucoup les auteurs français. Citons, en particulier, Bergson,
Camus, Chateaubriand, Claudel, Hugo, Lamartine, Malraux, Martin du Gard,
Mauriac, Montherlant, Musset, Racine, Rousseau, Sartre, et surtout le poète Valéry. Voici les propos de Kazantzaki sur quelques écrivains et poètes français
: -
Sur Gide : « … c’était un
grand styliste, un maître écrivain mais pas un grand écrivain. Son influence
morale sur la jeunesse française a été néfaste. La forme de son œuvre est parfaite.
Mais je n’en aime pas du tout lé contenu ». -
Sur Claudel : « En France, il
reste encore un grand vieillard, Claudel. Après sa mort plus que des épigones. » -
Sur Mauriac : « … toujours au
premier rang du combat pour l’humanité ». -
Sur Malraux : « … non
seulement il a écrit de très beaux romans, mais c’est quelqu’un ». Dans un entretien au journal des Jeunesses littéraires de France
(automne 55), il déclare : * Qui aimez-vous plus particulièrement parmi nos écrivains ?
- Ne vous étonnez pas de mes choix un
peu… hétéroclites peut-être. Mais
je raffole de contradictions. Ainsi, j’aime
énormément Montaigne et Pascal. Ce sont
des stylistes étonnants. De même, Saint-Simon, Montesquieu. D’ailleurs,
j’aime tout le 18e siècle français, toute sa grâce et son esprit. C’est
pour moi, le miracle français. A mon avis, c’est l’un des grands moments de
votre histoire. Du moins, pour mon goût
personnel. * Ce choix vous fait honneur. Et parmi les contemporains ? - J’admire beaucoup Malraux,
Saint-Exupéry, Montherlant. J’aime tout particulièrement Mauriac : quel
romancier extraordinaire ! En poésie, je voue un culte spécial à Valéry. Il
est le sommet, la fin d’une civilisation. Trop fin peut être, trop raffiné.
C’est une fleur sans semence. Sur le plan strictement humain, il y a deux
hommes que je place au-dessus de tous les autres, sans réserves. Ce sont
Einstein et Schweitzer. A propos d’Henri Bergson, il écrit, et je conclus sur ce point : A
plusieurs questions que je me posais dans ma jeunesse, c’est Bergson qui m’a
donné la réponse. Je lui suis vraiment très reconnaissant, ainsi qu’envers
la France qui a affranchi ma vie intellectuelle de plusieurs problèmes qui me
tracassaient. III.
L’ATTACHEMENT DE KAZANTZAKI À L’ORIENT L’Orient a toujours constitué pour Kazantzaki une sorte de fascination.
Il en parle avec amour et admiration. Pour Kazantzaki, l’Orient comprenait
l’Afrique, le Proche et le Moyen-Orient, la Russie et l’Asie. À l’aide de ses écrits et de témoignages, j’essayerai de présenter
cet amour en développant les points suivants :
1.
Les liens héréditaires Kazantzaki était persuadé qu’il avait des origines arabes et africaines. Voici comment il décrit ses origines dans son livre Rapport au Greco
: La
famille de mon père descend d’un village à deux heures de Mégalo Kastro,
qui s’appelle les
Barbares.
Quand l’empereur de Byzance Nicéphore Phocas eut repris, au Xe siècle, la Crète
aux Arabes, il parqua dans quelques villages tous les Arabes qui avaient échappé
au massacre, et ces villages furent appelés les Barbares. C’est dans un de
ces villages qu’ont pris racines mes ancêtres paternels, et ils ont tous des
traits de caractère arabes : fiers, têtus, parlant peu, écrivant peu, tout
d’une pièce. Ils accumulent en eux pendant des années la colère ou
l’amour, en silence, et brusquement le démon s’empare d’eux et ils s’éclatent,
déchaînés. Le bien suprême n’est pas pour eux la vie, mais la passion. Ils
ne sont pas bons, ni accommodants, leur présence est pesante ; ils demandent
beaucoup, non pas aux autres, mais à eux-mêmes…… En 1927, en voyage au Mont Sinaï,
il écrit : Je
me plais à penser que mon sang n’est pas purement grec et que je descends un
peu des Bédouins. Probablement, quelque vieil ancêtre, suivant le croissant et
le drapeau vert du Prophète s’embarqua-t-il dans une des galères arabes
parties d’Espagne à la conquête de l’île où coulent le miel et le lait :
la Crête. 2.
Les voyages -
La première fois que Kazantzaki a voyagé dans un pays d’Orient, ce fut
au Caucase, de juillet à août 1919. Directeur général du Ministère de
l’Assistance publique, il fut envoyé en Géorgie et en Arménie par le
Premier Ministre grec, Elefthérios Venizélos, pour rapatrier les Grecs chassés
par les Bolcheviques et les Kurdes. Dans ses livres et sa correspondance, il
donne peu de descriptions des paysages, des monuments, des peuples caucasiens.
Il est vrai qu’il a été très choqué par la détresse des Grecs qu’il a
rencontrés. Le reste était secondaire. -
Entre 1925 et 1929, il visite l’Union Soviétique (Russie, Ukraine,
Caucase, Asie centrale). -
En 1926, il visite la Palestine, l’Égypte
et le Mont Sinaï. Il est ébloui. Il se sent chez lui. -
En 1935, il se rend au Japon et en Chine. En 1957, il effectue le dernier
voyage de sa vie en Extrême-Orient : Japon et Chine. Il désirait se rendre au Tibet et en Inde, invité même par Nehru. Il
n’a jamais pu réaliser ce rêve pour des raisons de santé. 3.
Les écrits On trouve dans plusieurs de ses écrits un grand nombre de références à l’Orient. Poésie
: L’Odyssée : quelques parties de cette œuvre
monumentale sont inspirées de l’Orient ou écrites dans un pays asiatique ou
africain ; Tertsines :
des chants sont dédiés à Bouddha, Genghis Khan, le prophète Mohammed. Romans
: Toda-Raba, Moscou a crié, Le Jardin des rochers. Théâtre
: Bouddha. Scénario
: Le prophète Mohammed. Voyages
: En voyageant : Italie, Égypte,
Sinaï, Jérusalem, Morias et
Japon-Chine. Correspondance :
Dans
plusieurs lettres adressées à des proches et à des amis, il décrit
clairement son amour de l’Orient. 4.
Les raisons de l’attirance pour l’Orient Qu’est-ce qui attirait le plus Kazantzaki en Orient ? S’agissait-il
d’un choix idéologique, littéraire et poétique, sentimental ? À
partir d’extraits de ses œuvres et de sa correspondance, je peux apporter
quelques éléments de réponses. La nature et les peuplesLes parfums, les fruits, l’eau, le sel, le feu, la lumière, le désert,
les populations rencontrées, voilà quelques références fréquentes dans l’œuvre
de Nikos Kazaritzaki. Quelques citations : ….. et quand un jour je suis entré
dans le désert d’Arabie, monté sur un chameau, et que j’ai rencontré 1’étendue
infini, désespérante de sable jaune, rose, bleu vers le soir, qui ondulait
devant moi sans porter la moindre trace humaine, une ivresse étrange s’est
emparée de moi et mon cœur
a poussé un cri, comme l’épervier qui revient, après des années, des
milliers d’années, à son nid. Plus
tard, j’ai décelé d’autres traces sur le sable qui allaient me permettre,
en les suivant, d’arriver à mes ancêtres : le feu et l’eau. Quand je vois
un feu brûler inutilement, je me dresse d’un bond, inquiet, je ne veux pas le
voir gaspiller ; et quand je vois un robinet couler sans qu’il n’ y ait de
cruche à remplir, ni d’homme qui veuille boire, ni de jardin à arroser, je
cours le fermer. …………… Ah,
mon Dieu, quand pourrons-nous faire ensemble ce merveilleux circuit de l’Égypte ?
C’est cela l’Orient, tel que nous l’aimons, plein de lumière, de parfums
et de cendres d’innombrables générations passées qui ont souffert, aimé et
disparu. Et comme tous les Orientaux, les Maures
conciliaient les contrastes qu’accepte difficilement l’esprit occidental :
l’amour de la vie, des clames festins, des caresses indolentes et la sauvage
manie de la guerre. Poètes et savants orientauxKazantzaki se réfère souvent à des savants et penseurs orientaux,
musulmans et indiens. Il aime, notamment, Mirza Abd-ul-Bider, Gandhi, Tagore,
Bouddha. Monuments et villesEn voyage en Asie soviétique et dans le Caucase, Kazantzaki note : Nous
sommes entrés au Kazakhstan. Les neiges – mais j’ai vu un cavalier monté
sur un cheval noir galoper comme dans un désert de sable. Soudain dans un
village, à ma droite, j’ai aperçu la coupole verte d’une mosquée. Mon cœur a bondi de joie –
nous étions en pays musulman. …………… Samarkand : « Je me
trouve dans une ville de conte de fées, une ville des Mille et Une Nuits.
À l’aube, j’ai entrouvert le rideau du compartiment. Au-dehors la
plaine, des amandiers en fleur ! Du soleil, de la chaleur, des arbres
bourgeonnants, des jardins et des eaux, des Musulmans aux djellabas
multicolores, aux couvertures de couleur, de bons petits ânes,
des chameaux. Il est midi et j’erre – le bazar est magnifique, musulman,
une foule bariolée, des visages mongols, des femmes à férétjé opaque et
tout autour de merveilleuses ruines, tout en majolique vert et bleu saxe, comme
à Érivan. Le tombeau de Tamerlan, de Bibi Hanoun, au centre
de la ville à proximité du bazar. Parfois un splendide minaret, une coupole de
turquoise. Tout autour des hommes en loques bariolées, rumeur, boue, parfum
exquis de l’amandier en fleur et en même temps puanteur insupportable d’eau
stagnante et d’urine. La ville, avec sa couleur asiatique, est infiniment plus
belle que Jérusalem. Ici c’est le cœur
de l’Orient. Samarkand a été pour moi 1 révélation d’un Orient chaud,
coloré. » Boukhara « a quelque
chose de classiquement oriental : la 1igne, la couleur, la discrétion. Elle est
trois fois charmante pour une âme qui aime le désert. » …………… 5.
L’importance et l’avenir de l’Orient
…………… « L’Europe
a vieilli. Nous ne devons l’écouter. » Dans Toda-Raba, Kazantzaki écrit : Mais cette jeune danseuse musulmane de
Bakou, avec sa danse immobile, lui donnait la volupté suprême, l’essence de
la danse, le sommet inamovible de la flamme. Il se tourne ; Azad à côté de
lui, pleure ; les Européens sourient, ironiques et ennuyés. Pour la première
fois, Géranos sent si intensément l’abîme qui sépare l’âme orientale de
celle d’Occident. Deux hommes qui trépident et pleurent pour la même danse
sont des frères ; tous les autres sont des infidèles et des ennemis. À l’occasion d’une rencontre avec un écrivain géorgien,
Kazantzaki écrit : - Dans la conscience occidentale prédomine
l’élément individuel ; dans celle de l’Oriental, la sensation de l’union
profonde avec l’univers. L’Occidental est délivré du grand Tout ; le
cordon ombilical entre lui et l’Univers est coupé ; à force
d’appauvrissement et d’orgueil, il est devenu une monade qui raisonne,
c’est-à-dire trace des fossés autour d’elle et s’isole. L’Oriental, au
contraire, est hybride ; il vit et s’agite, lié avec le Tout. Le Père prédomine
chez l’Oriental, le Fils chez l’Occidental. Mais le mariage sacré
s’annonce, déjà entre l’Asiate perdu dans le Tout et l’Europe
individuelle et raisonnante. Kazantzaki voyait l’avenir du monde oriental, en particulier musulman, de
manière très optimiste. Il partait de plusieurs constatations :
À
ces constatations, Kazantzaki ajoutait deux autres faits essentiels : Premièrement : tout événement, d’où qu’il survienne sur Terre,
a des conséquences partout dans le monde, y compris dans le monde oriental. Deuxièmement : la Russie influençait le bouillonnement révolutionnaire
dans les pays orientaux et musulmans. Partant de ces données, voici comment Kazantzaki prévoyait l’avenir du
monde oriental : Les
peuples commencent à exploiter leurs richesses, à ouvrir des commerces, à
construire des usines, à ouvrir des banques. Une nouvelle bourgeoisie se crée,
elle devient méfiante, voire hostile, vis-à-vis de l’Occident. Et Kazantzaki concluait : L’avenir
appartient aux peuples qui ont à la fois ces deux capitaux : des moyens
techniques modernes, une foi. Je ne veux pas dire une religion, mais en général
un sentiment essentiel et profond. L’Europe a les premiers. L’Orient a la seconde. L’Orient, après la guerre, a commencé à s’initier à la technique et à s’organiser. L’Europe se désagrège et perd de plus en plus sa foi. La nouvelle guerre mondiale qui se prépare va sans doute achever de la désagréger. Et alors le destin du monde se déplacera d’Occident en Orient. ***
*** *** (Conférence
donnée au Centre Culturel français de Damas le 20 octobre 2001) |
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