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Intégrisme
Jusqu’à présent, les grandes religions historiques
ont joué un rôle primordial dans l’émergence des cultures et des
civilisations et ont profondément imprimé leur marque dans la construction des
cités politiques. Mais force est de reconnaître que le plus souvent elles ont
méconnu l’exigence philosophique de non-violence et se sont ralliées aux idéologies
dominantes de la violence nécessaire, légitime et honorable. Par
l’enseignement rigide d’un discours dogmatique fermé, les religions ont
souvent disposé les hommes à l’intolérance à l’encontre des autres plutôt
qu’à la bienveillance envers eux. Elles ont ainsi nourri les nationalismes
communautaires qui professent la discrimination, l’exclusion et la violence.
En pactisant avec l’empire de la violence, elles ont ignoré les enjeux éthiques,
spirituels, métaphysiques – sans doute faudrait-il dire aussi théologiques
– et politiques de la non-violence. Non seulement elles ont reconnu que la
violence était un droit naturel de l’homme dans le cadre de la légitime défense
de ses intérêts, mais, en de nombreuses circonstances, elles sont venues
sacraliser la violence en lui apportant la caution de leur Dieu. Lorsque la
religion a béni la violence, la violence n’est pas devenue sacrée, mais la
religion est devenue sacrilège. La religion s’en est trouvée profondément
souillée ; mais il fallait qu’elle soit déjà souillée pour accepter
de pactiser avec la violence. L’intégrisme religieux est l’un des vecteurs les
plus puissants de la violence. Dès lors que les hommes ont la certitude que
leur religion est la seule vraie, ils peuvent prétendre qu’eux seuls possèdent
la vérité et se persuader que Dieu leur a donné la mission de la défendre.
Ils se font donc un devoir non seulement de pourfendre les hérésies, mais de
livrer bataille aux hérétiques. L’intégrisme religieux – et l’histoire
nous apprend que l’intégrisme est la tentation de toutes les religions
– engendre donc directement l’idéologie de la « guerre sainte »
qui pèse d’un poids si lourd dans l’histoire des religions. Dans la logique
intégriste, dès lors qu’il n’y a pas de cause plus juste que celle de
Dieu, il n’y a pas de violence plus légitime que celle de la guerre sainte.
Ainsi l’idéologie intégriste sacralise la violence. Les tueurs religieux
sont parmi les meurtriers les plus furieux et les moins repentants. L’homme philosophe, dans sa recherche de la sagesse
universelle – qu’il soit croyant ou non –, ne peut que récuser, dénoncer
et combattre l’idéologie des intégristes. Sans doute la philosophie ne
permet-elle pas de connaître le vrai Dieu, mais du moins permet-elle
d’identifier les faux dieux en s’efforçant de dire de Dieu ce qu’il
n’est pas – et cela est déjà décisif. Le philosophe refuse l’idée
d’un dieu qui enjoindrait au croyant de recourir à la violence pour faire
respecter la foi, le dogme, la loi et l’ordre. Pour le philosophe, l’antithèse
de la foi n’est pas l’incroyance, mais la violence. En toute hypothèse,
renier Dieu, ce n’est point ignorer qu’il existe, mais prétendre qu’il
s’accommode de la violence des hommes, qu’il la justifie, qu’il la
cautionne, pire encore, qu’il peut la leur commander. Dans cette perspective, la première vérité que
l’homme raisonnable peut exprimer lorsqu’il s’efforce de penser à
l’existence de Dieu, c’est que celui-ci n’est pas violent, que toute
violence lui est étrangère, qu’il n’y a en lui nulle colère, nulle
jalousie, nulle vengeance. Dieu, en toute hypothèse, est pure non-violence. La
raison nous enseigne donc que les dieux qui pactisent avec la violence des
hommes, qui la cautionnent et parfois la commandent, habitent certainement le
panthéon des faux dieux. Ainsi le « dieu des Armées » est sûrement
un faux dieu. Le vrai Dieu, pour autant que l’homme puisse le connaître, ne
peut être qu’un « Dieu désarmé ». Lorsque l’homme fait dire
à un dieu qu’il cautionne la violence des hommes, ce n’est sûrement pas la
parole de Dieu qui s’exprime. C’est la parole d’un homme sur Dieu, et
c’est la parole d’un homme qui se trompe en parlant de Dieu. L’homme a
toujours besoin de justifier sa violence et, lorsqu’il croit en un dieu, il a
besoin de se convaincre que son dieu justifie sa violence. L’urgence de désarmer
Dieu est une exigence philosophique, culturelle et politique. Elle ne
concerne pas seulement les croyants, mais tous les citoyens qui sont soucieux de
construire un monde apaisé. Si le principe de non-violence est bien le fondement
de la philosophie, il convient d’affirmer le primat de ce principe sur toute
considération « religieuse ». Cette affirmation ne peut pas ne pas
conduire à une rupture radicale avec toutes les doctrines religieuses non
seulement de la guerre sainte, mais aussi de la guerre juste et de la violence légitime.
Les hommes « religieux » doivent eux-mêmes avoir, les premiers, le
courage d’opérer une telle rupture, même si celle-ci met en cause leur
« tradition ». L’homme spirituel – qu’il croit en Dieu
ou non –, est un homme de rupture. Il aime tellement la terre qu’il
n’est attaché à aucun territoire. Aucun sol pour lui n’est « sacré ».
Il est toujours prêt à quitter sa terre pour s’en aller marcher sur les
routes du monde, libre dans le soleil, la pluie, la neige ou le vent. Nous avons pris l’habitude de mettre les violences
que nous condamnons sur le compte des extrémismes. Mais les intégrismes ne
sont possibles que par les orthodoxies. En construisant des doctrines de la
violence légitime et de la guerre juste, en justifiant l’usage raisonnable de
la violence, les orthodoxies justifient déjà l’abus des intégristes. Car la
violence n’est pas raisonnable et elle est par elle-même un abus. Pour
combattre la violence des intégrismes, il faut venir la traquer et la débusquer
jusque dans les repères où elle s’abrite au sein des orthodoxies. Plutôt que de vouloir prétendre qu’elles sont
toutes des religions de paix, il y aurait de la part des religions davantage de
courage spirituel et d’honnêteté intellectuelle à reconnaître qu’elles
ont toutes été aussi des religions de guerre. Et cela les obligerait
non seulement à reconnaître leurs fautes, mais surtout à reconnaître leurs
erreurs. Or, il est beaucoup plus difficile pour une religion de reconnaître
ses erreurs que ses fautes. Car celles-ci ne mettent en cause que les hommes,
alors que celles-là mettent directement en cause les religions elles-mêmes. Il
est nécessaire et il est bon de se repentir de ses fautes, mais il est plus
important encore de reconnaître que ces fautes ont été provoquées et justifiées
par des erreurs – des erreurs de doctrine, des erreurs de pensée – et que
la seule manière de se repentir de ses erreurs, c’est de les corriger. Spiritualité
Vérité
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