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Spiritualité
L’homme est un animal métaphysique : il
existe en lui la requête d’une spiritualité vivante qui satisfasse
son aspiration au dépassement de soi. Une spiritualité qui ne l’aliène pas
à un système rigide fait de constructions mentales artificielles, qui ne le
coupe pas du réel mais l’ouvre au Mystère du monde. Par le propre mouvement
de sa requête de sens, l’homme spirituel est conduit à s’ouvrir sur
l’universel et à s’interroger sur l’éternel. L’un des principaux écueils
à éviter sur ce chemin est celui de la séparation entre réflexion et action,
méditation et engagement. Il importe de maintenir la tension entre ces deux pôles.
Que l’un soit lové à l’autre, chevillé à l’autre, articulé sur
l’autre. L’action « pure » est aveugle, elle s’expose à tous
les égarements de l’agitation ; la contemplation « pure »
est impuissante, elle risque de se complaire dans l’esthétisme et
l’inaction. L’homme a un besoin vital de transcendance, mais
celle-ci n’est pas à rechercher indéfiniment dans le ciel ; elle
n’est pas extérieure à l’homme. La transcendance est le mystère de
l’homme. Le mystère de l’homme est en l’homme, mais il le transcende. L’existence que la société mercantile propose à
l’individu souffre d’un déficit de sens qui est un manque spirituel. Les
institutions traditionnelles, aussi bien politiques que religieuses, ont
largement perdu leur crédit. Préoccupées d’elles-mêmes et de leur propre
survie, affaiblies et désorientées, comment pourraient-elles apporter aux
hommes la nourriture spirituelle dont ils ont un besoin vital ? Elles ont délaissé
le chemin de la sagesse qui donne sens à l’être, à l’existence et à
l’histoire. Signe alarmant : nombre de jeunes ne frappent plus à leur
porte. Ils cherchent dans des paradis artificiels un simulacre de sens pour échapper
au réel qui les rebute, pour avoir le sentiment illusoire du dépassement de
soi. En réalité, ils se trouvent devant un vide existentiel qui les déstabilise
et les déstructure. Dans le même temps, la science triomphe et se donne de
nouveaux défis. La culture scientifique brille dans ses applications de tous
ses feux. Mais elle reste aveugle, sourde et muette face aux aspirations
spirituelles de l’homme. En outre, la philosophie est devenue la science des
professeurs, au risque de délaisser les chemins de la sagesse. Sa véritable
mission est pourtant de prêter attention aux requêtes spirituelles de
l’homme. Le monde s’est ouvert au regard de l’homme de façon
illimitée. Il lui lance des défis inédits. Certes, la tentation est grande,
à la vue de cette société qui se donne en spectacle avec ses turpitudes et
ses lâchetés, ses reniements et ses violences, de la fuir, de se replier sur
soi, de cultiver les fleurs exotiques d’une spiritualité évanescente.
Pareille attitude conduit loin de l’épreuve du réel et de la vie. C’est
une « faute contre l’esprit » de prétexter l’échec des actions
humaines pour se résigner à la déchéance et à l’iniquité du monde et
s’enfermer dans un purisme méprisant. Lorsque les spirituels s’accommodent
du désenchantement du politique, ils font eux-mêmes œuvre de lâcheté.
L’espérance spirituelle se gauchit si elle ne s’incarne pas dans le
temporel. La spiritualité ne peut jamais s’affranchir de la responsabilité
politique, c’est-à-dire de la responsabilité de l’homme envers l’autre
homme, tout particulièrement envers celui qui est opprimé par l’injustice et
meurtri par la violence. La philosophie, qui prête attention aux requêtes
spirituelles de l’homme, veut être une sagesse pratique ; c’est-à-dire
qu’elle invite l’homme à agir dans le creuset du monde. Face à la crise de
la société, au discrédit des partis qui s’accaparent la politique et à la
faillite de tout projet révolutionnaire, la tentation est forte chez certains
de nourrir un sentiment d’impuissance, de se replier sur soi et de se tourner
vers la pure intériorité. Mais cette voie mène dans une impasse, car elle
conduit les hommes dans les marges de l’histoire, loin de l’épreuve du réel,
et leur fait renoncer à toute action. Il serait funeste que les hommes se scindent en deux
groupes : ceux qui prétendent incarner dans leur vie des exigences
spirituelles, en se gardant bien d’accomplir les « basses œuvres »
de la politique, et ceux qui ambitionnent de faire de la politique, en se
dispensant, sous prétexte de « réalisme », de prêter attention
aux exigences spirituelles. Inacceptable dissociation qui engendre, d’un côté,
de purs idéalistes et, de l’autre, de vrais cyniques. Tant que perdurera
cette fracture, les « affaires du monde » ne cesseront de péricliter.
Il faut, une fois pour toutes, se départir de l’idée que la réalisation
spirituelle passe par le renoncement à l’action. Comment l’homme
pourrait-il accomplir sa spiritualité s’il ne s’aventure pas sur les places
publiques des cités, s’il ne va à la rencontre d’autres hommes ?
L’action politique n’est pas un divertissement. Elle est un moment privilégié
où l’authenticité spirituelle est mise à l’épreuve. La dignité de
l’action est une noblesse spirituelle. Toute séparation entre politique
et spiritualité ne peut qu’engendrer le dévoiement de l’une et de
l’autre. Aucun terme ne peut s’émanciper, ni l’emporter sur l’autre.
Spiritualité et politique doivent s’unir sans jamais se confondre. En Orient
comme en Occident, trop de faux gourous prétendent enseigner la spiritualité
en dehors des conflits, dans les marges de l’histoire, loin des débats et des
combats politiques, à l’abri des rumeurs et des fureurs du monde. Trop d’hommes se réclamant d’une spiritualité désincarnée
discréditent le conflit sous le prétexte qu’il divise les hommes au lieu de
les unir. Trop souvent, la spiritualité a privilégié la charité envers les
pauvres au risque de négliger la justice envers les opprimés. De même, au nom
le l’harmonie, des spiritualités en sont venues à enseigner le refus de
s’impliquer dans les conflits. Mais une pareille conception de l’harmonie
est fallacieuse. Elle fait en réalité le lit de l’injustice et du désordre
établi. Le conflit ne rompt pas l’harmonie, il la construit et l’établit. Non, ce qui divise les hommes, ce n’est ni le
conflit ni la lutte, mais l’injustice et l’indifférence. La fonction du
conflit est de créer les conditions de la justice qui seule peut ré-unir les
hommes. En s’absentant des conflits, les « spirituels » ne
pouvaient que passer à côté de la non-violence et la méconnaître. Certes,
ils ne manquaient pas, à maintes occasions, de parler surabondamment d’amour,
de célébrer sa toute-puissance, mais, désincarnés, leurs propos n’avaient
aucune prise sur les événements. Pendant ce temps, les conflits ne cessaient
de croître au risque que les pires violences ne s’y donnent libre cours. Et
alors que les spirituels ignoraient les conflits, ces derniers ne les ignoraient
pas. Rattrapés par les conflits, les spirituels, le plus souvent, ne savaient
pas faire autrement que de recourir eux-mêmes à la violence. Ils s’en sont
alors accommodés et, presque toujours, ils ont fini par la légitimer. Les « spirituels » ont laissé vide la
place qui devait être la leur, au premier rang de la résistance contre la
violence. Et cette absence s’apparente à une désertion. En définitive, ils
ont méconnu la violence. Connaître la violence, c’est la reconnaître comme
une possibilité de l’homme qui contredit radicalement l’exigence
spirituelle qui structure son humanité. La violence est une attitude qui nie la
spiritualité comme possibilité de l’homme d’accueillir l’autre homme
dans le respect de son altérité. L’accueil de l’autre dans la bonté est
l’acte fondateur de ma propre identité. Aimer l’autre comme soi-même.
L’autre qui apparaît dans mon horizon est un autre moi-même. Lui faire
violence, c’est porter atteinte à ce qui me fonde. Qui connaît la violence,
la méprise, la récuse, la congédie et, dans le même mouvement, opte pour la
non-violence. L’essence de la spiritualité est d’exclure tout rapport avec
la violence. La spiritualité de la non-violence invite l’homme
à agir, avec justesse et efficacité, dans le creuset du monde. La stratégie
de l’action non-violente veut réconcilier les exigences de la vie spirituelle
et les contraintes de l’action politique. Exigence spirituelle, la
non-violence est aussi une exigence pratique. Le principe de non-violence
n’exige pas seulement de s’abstenir de recourir à la violence contre
autrui, il implique également de lutter contre l’injustice qui meurtrit
l’autre homme. La non-violence est une méthode d’action qui nous offre des
moyens pratiques pour lutter efficacement contre l’injustice. Cependant,
autant il convient d’affirmer le caractère universel de la non-violence en
tant qu’exigence spirituelle, autant il faut reconnaître le caractère
relatif de la non-violence en tant que méthode d’action politique. Par elle-même,
l’exigence philosophique de non-violence ne donne pas de réponse directe et
immédiate à la question de savoir comment agir concrètement dans la situation
historique du lieu et du moment. Mais elle permet de rechercher la bonne réponse. Le caractère relatif de l’efficacité de l’action
non-violente ne permet pas de relativiser l’exigence spirituelle de
non-violence qui fonde et structure l’humanité de l’homme. Même lorsque
l’efficacité de l’action non-violente atteint ses limites, même
lorsqu’elle connaît l’échec, l’exigence de non-violence demeure et la
violence ne reprend pas pour autant ses droits. Même si la violence apparaît nécessaire,
elle n’en redevient pas pour autant légitime. Et déjà, par lui-même, le
choix de la non-violence apporte une dimension spirituelle à l’action de
l’homme et donne sens à son existence. Philosophie |
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