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NIKOS
KAZANTZAKI ET LA POÉSIE Président du Comité de coordination de la Société internationale des Amis de Nikos Kazantzaki Le 27 octobre
1957, mourait à Freiburg Im Breisgau Nikos Kazantzaki. Le 30 octobre, le poète
Alain Bosquet écrivait dans le journal Combat : « C’est une des plus hautes et des plus nobles
figures de la littérature qui vient d’entrer à jamais dans la mémoire des
hommes de ce temps… Il a souvent été question de Kazantzaki pour le Prix
Nobel ; qu’il ne l’ait pas obtenu est aujourd’hui une garantie supplémentaire
de sa grandeur durable. Avec Kafka et Proust, il est, à l’égal de cet autre
grand méconnu Hermann
Broch, l’un des plus immenses écrivains de ce siècle. » De son côté, Albert Camus écrivait
le 16 mars 1959 à Eleni Kazantzaki : « J’ai
nourri beaucoup d’admiration et, si vous le permettez, une sorte
d’affection, pour l’œuvre de votre mari. Je n’oublie pas que le jour même
où je regrettais de recevoir une distinction que Kazantzaki méritait cent fois
plus, j’ai reçu de lui le plus généreux des télégrammes… Avec lui
disparaît un de nos derniers grands artistes. Je suis de ceux qui ressentent et
continueront de ressentir le vide qu’il a laissé. » D’autres intellectuels
continuent à aimer l’œuvre de Kazantzaki. Le grand public le connaît,
cependant, à travers les adaptations cinématographiques d’Alexis Zorba,
du Christ recrucifié et de La dernière tentation. Il connaît
beaucoup moins son amour de la poésie et sa création poétique. Si la monumentale Odyssée
est connue des initiés, les Tertsines (les Canti) sont ignorés.
On néglige de signaler que toute l’œuvre de Kazantzaki est imprégnée de poésie. En réalité, il est difficile
de séparer telle ou telle partie de son œuvre. Kazantzaki était un penseur
complet, ayant approché tous les genres littéraires, hors des cercles et écoles
littéraires, un anticonformiste, un dissident, un homme libre. Il recherchait
les richesses intérieures, Dieu. Faisant appel au cœur et non à
l’intellect, il adorait la nature, les animaux, les êtres humains simples.
C’était, en somme, un véritable poète.
Notre
recherche, fondée sur les écrits du poète et les témoignages de ses proches,
présente la démarche poétique de Kazantzaki sous quatre aspects : son amour
permanent de la poésie, le rôle du poète, ses poètes préférés
et sa création poétique. Un
amour permanent de la poésie Très jeune, Nikos Kazantzaki
a été passionné par la poésie. Élève à l’École française
Sainte-Croix à l’île de Naxos (1892-1897), il a lu les plus grands poètes
français : Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Musset. Étudiant à la Faculté
de Droit de l’Université d’Athènes, en 1902, il écrit à son ami Antonis
Anemoyannis (père de Georges Anemoyannis, fondateur du Musée Nikos Kazantzaki,
à Varvari-Myrtia, en Crête) : « J’essaye de chasser les poètes de mon bureau,
la poésie de mon cœur. Que Hugo cède à Savigny, Lamartine à Jhering, la poésie
à la réalité. Et pourtant ! Devant moi, au moment où je t’écris,
j’ai ouvert Dante et Manzoni, tandis que mon bureau est orné de Hugo et de
Solomos. Il est pourtant nécessaire que je devienne avocat. Il y a une lutte
terrible chez moi. J’espère aimer le Droit. Mais la poésie m’ensorcelle.
C’est comme une sorcière amante et belle. Dans ses seins, on oublie
toutes les souffrances et dans son regard on sent le frisson du plaisir. » En 1907, l’Université
d’Athènes prime sa pièce Ximeroni (Le
jour se lève). Le
Professeur qui lui remet son prix déclare : « Nous
couronnons le poète, mais nous chassons de ce temple pudique le jeune homme qui
a osé écrire de telles choses ! » Étudiant en Droit à
Paris (1907-1908), il suit en fait les cours de philosophie de Bergson au Collège
de France. Il établit une anthologie de poètes français : Baudelaire, de
Heredia, de Noailles, Mallarmé, Rimbaud, Sully Prudhomme, Verlaine, etc. Elle
se trouve au Musée historique de la Crète, à Héraklion. Sa rencontre avec Anghélos
Sikélianos – un autre grand poète grec – et leur voyage au Mont Athos
confirment son amour et sa passion pour la poésie. À chacun de ses
voyages, il lit de la poésie. En 1925, il écrit à Eleni Samiou, sa compagne
qui deviendra après la guerre sa seconde épouse : « Le soir, jusqu’à minuit, je lis n’importe
quoi : de la philosophie, des livres communistes, de la poésie. » Dès
1926, il se consacre à la poésie : L’Odyssée et Tertsines.
Nous y reviendrons. De
ses récits de voyages en Grèce, en Europe et en Asie se dégage une beauté poétique
exceptionnelle. Qu’on se rappelle les descriptions du désert, des bédouins, du Mont Sinaï et des Lieux
Saints. De Crète, il écrit : « Je n’ai devant moi que Dante et les sonnets de
Shakespeare. Pendant la journée je
ne lirai que cela pour exorciser la tempête. » Après la guerre, en 1945,
Nikos Kazantzaki participe chaque samedi à Athènes à des réunions littéraires
appelées Odyssiades.
Sa fidèle compagne Eleni écrit : « Pendant
plus d’une année, des amis, jeunes et vieux, anciens et nouveaux, viendront
rendre visite au poète qui leur est cher. Parfois, quelqu’un se lève et
s’en va en pleine séance. C’est en général un poète moderne nullement médiocre.
Nikos respecte l’opinion des disciples d’Eliott qui reprochent à son épopée
d’être “antimoderne”. Adorant les jeunes, il ne déteste pas les voir lui
tenir tête. » L’année suivante, en 1946,
Kazantzaki se trouve en Angleterre. Dans ses lettres, il fait souvent état de ses rencontres avec des poètes : « Hier j’ai vu John Masefield : merveilleux
savant, homme amène ; nous avons parlé de la poésie anglaise. Je me suis
rendu au Collège Wadman, chez le professeur de poésie Bowra. Vif, intelligent,
esprit cultivé, il comprend la poésie. Il n’aime pas Charles Morgan. Nous
avons lu des vers. Il considère Lewis et Edith Sitwell comme les meilleurs poètes… ». En 1947, Nikos est à Paris.
Eleni Kazantzaki se rappelle avec émotion : « Des amis retrouvés se rassemblent autour d’une
tasse de cacao dans le beau salon de notre hôtesse Mme Suzanne Puaux où
Kazantzaki (et personne d’autre) a droit au “fauteuil du poète”… » En 1956, il reçoit, à
Vienne, le Prix international de la Paix et déclare, entre autres : « Cette cérémonie revêt en même temps pour moi
un sens qui me touche au cœur : le jury des prix internationaux de la paix
offre à un poète grec le rameau d’olivier… ». Pour conclure sur cet amour
permanent de la poésie, citons les propos d’un de ses personnages dans Toda
Raba : « Ah !
Vivre loin des passions et des idées éphémères, s’élever au-dessus de
l’action, créer une œuvre d’art ! Un vers parfait ne pèse-t-il pas
plus que la conquête d’un empire ? » Le rôle du poète Le poète pour Kazantzaki est
un créateur, un combattant et un visionnaire. Il doit s’engager dans la vie
quotidienne au service de la paix, contre l’injustice et pour la liberté.
Pour lui, la poésie est inséparable de la vie. En mai 1946, en sa qualité de
Président de la Société des Gens de Lettres grecs, Kazantzaki accueille à
Athènes Paul Eluard par ces paroles : « Le poète à notre époque ne
nous suffit plus ; le combattant, sans le poète, se battrait à
l’aveuglette. Nous sommes entrés dans la période impitoyable de l’action
enflammée et immédiate – dans la période de l’amour armé ! « Les poètes marchent devant et sèment des mots.
Mais il faut que ces mots aujourd’hui soient pleins de substances explosives.
Les intellectuels anémiques tremblent. Ils croient que la liberté peut venir
sans la violence, un beau matin, comme le printemps. Mais la liberté a toujours
été la fille de la guerre et de l’amour. « Les poètes profonds et vibrants, comme vous,
camarade Paul Eluard, ont compris cette vérité ensanglantée. Et vous êtes
descendus dans la rue, vous êtes entrés dans le conflit. Vous avez pris part
au combat. « Le moment que nous traversons est tellement
critique, l’humanité souffre tellement de manière inhumaine que le poète
qui reste au-dessus du conflit commet un acte indigne. « Nous lisons dans le vieux Synaxare
qu’un ascète soulevait vers la lumière un arbuste. Il le regardait, et des
larmes coulaient de ses yeux. Quelqu’un lui demanda : -
Pourquoi pleures-tu, saint père ? Que vois-tu sur cet
arbuste ? Et l’ascète répondit : -
Je vois Jésus-Christ crucifié, je vois l’humanité
entière qui souffre. « Voilà ce que le poète doit voir aujourd’hui
dans tout et partout : l’amour crucifié, l’homme et la femme et
l’esprit qui souffrent. « Voilà ce que vous voyez, camarade Paul Eluard,
dans tout et partout. C’est pour cela que la Société des Gens des Lettres
est heureuse de vous accueillir aujourd’hui et d’honorer, en votre personne,
cette double qualité : du Poète et du Combattant. » En juillet de la même année,
Kazantzaki lance à la BBC, à Londres, un Appel
aux intellectuels du monde entier : « Comme cela était dans toutes les civilisations créatrices
du passé, le poète est de nouveau identifié au prophète. Ayons confiance
dans l’esprit de l’homme ; dans les moments difficiles, lorsque le
destin de l’humanité est en jeu, l’esprit prend ses responsabilités. Il
est certain qu’une grande idée est née aujourd’hui de la terre ensanglantée.
C’est pourquoi le processus est tellement douloureux ; c’est aussi
pourquoi les forces du mal ont été libérées avec une telle férocité, ces
dernières années, qu’elles essaient, encore une fois, d’étrangler
l’enfant nouveau-né… ». Ses poètes préférés Kazantzaki aimait les poètes
grecs, surtout les jeunes qui lui demandaient des conseils. Il a traduit en grec
moderne (en collaboration avec le professeur Kakridis) l’Iliade et l’Odyssée d’Homère.
Vers la fin de sa vie, il a fait part à un ami rencontré à Antibes qu’il
avait établi une anthologie de cent poèmes de vingt-cinq poètes grecs (Agras,
Alexiou, Avghéris, Gryparis, Eutaliotis, Calvos, Caryotakis, Cavafy,
Malakassis, Mavilis, Melachrinos, Palamas, Papantoniou, Polylas, Porphyras, Prévélakis,
Ritsos, Seféris, Sikélianos, Skipis, Solomos, Valaoritis, Varnalis, Vizyinos,
Vlastos). Il aimait aussi les poètes
européens, latino-américains et orientaux (c’est-à-dire arabes, africains
et asiatiques). Il a traduit en grec quelques-uns de leurs poèmes. De même, il
a écrit plusieurs articles et notes les concernant, publiés essentiellement
dans la Grande encyclopédie grecque Eleutheroudakis,
faisant ainsi découvrir au public grec des poètes étrangers inconnus. Il
n’est pas possible de donner une liste exhaustive de tous ces poètes. Je me
contenterai d’évoquer les poètes soviétiques, français, espagnols, sud-américains,
anglais et italiens. On connaît l’amour de
Kazantzaki pour le peuple russe. Il s’est rendu à plusieurs reprises en
U.R.S.S. et a admiré la littérature classique et moderne de ce pays. Il a écrit
en grec un livre intitulé Histoire de la littérature russe dans lequel
il se réfère longuement à la poésie russe (poésie populaire du Moyen
Âge, époque classique avec Pouchkine, poètes contemporains de Pouchkine,
réalisme russe, poésie lyrique et enfin poésie contemporaine). Son amour pour la poésie française,
découverte à l’École française de Naxos, puis à Paris, l’a
accompagné toute sa vie. Paul Valéry était incontestablement son poète français
préféré. -
J’adore Valéry,
le poète et le prosateur. C’est un magicien. -
Quel poème de Valéry
préférez-vous ? -
“Le Cimetière marin” et “Palmes”.
J’aime moins le “Faust”. En poésie, je voue un culte spécial à Valery.
Il est le sommet, la fin d’une civilisation. Trop fin peut-être, trop raffiné.
C’est une fleur sans semence. « Il
est le dieu de cette maison »,
ajoute Mme Kazantzaki… Une année avant sa mort, il
écrit à nouveau à propos des écrivains et poètes français : « Malraux, Mauriac, Sartre, Claudel, malgré tout.
Au-dessus de tous : Paul Valéry. » En 1926, lors d’un voyage en
Espagne, il fait la connaissance de poètes, notamment de Juan Ramon Jiménez,
à ses yeux, « le plus grand poète
espagnol ».
Il traduit en grec et publie dans la revue Kyklos
plusieurs poèmes de Juan Ramon Jiménez, Antonio Machado, Pedro Salinas,
Miguel de Unamuno, Moreno Villa, Federico Garcia Lorca, Rafael Alberti, etc.
C’est la première fois qu’est traduite en grec la poésie espagnole
contemporaine. De la clinique de
Fribourg-en-Brisgau, quelque temps avant sa mort, lorsqu’il apprend
l’attribution du Prix Nobel de Littérature à Jiménez et à Camus,
Kazantzaki demande à Eleni : « Lénotschka, venez vite m’aider à rédiger un
bon télégramme. Juan Ramon Jiménez, Albert Camus, en voilà deux qui ont bien
mérité cette distinction. Allons rédiger un télégramme chaleureux ! » En 1956, lorsqu’il reçoit
à Vienne le prix de la Paix, il rencontre des poètes latino-américains. Eleni
écrit : « Pour Nikos, la plus grande joie qu’il eut à
Vienne fut sans doute de rencontrer le poète colombien Jorge Zalaméa et le
romancier argentin Alfredo Varela. Kazantzaki aima tellement l’œuvre
de Zalaméa qu’il traduit tout de suite “La mort de Burundum Burunda”
ainsi que d’autres poèmes. » Son intérêt pour la poésie
anglaise le conduit à traduire en vers Othello
de Shakespeare. Dans sa correspondance et ses carnets de voyage, il se réfère
souvent à ses rencontres avec des poètes anglais et des critiques littéraires,
à Oxford et à Cambridge. Mais, de tous les poètes,
Kazantzaki préférait incontestablement Dante, dont il a traduit la Divine Comédie. Eleni Samiou raconte
l’attitude de Nikos pendant que les gendarmes d’Égine l’emmenaient
au poste en 1944 : « Encadrés de Panayoti et de son camarade, nous
prenions la route d’Égine. Nikos dans les nuages, son minuscule Dante
dans la main, moi horriblement gênée par le ridicule de cette marche forcée
entre deux baïonnettes. » En
1949, de Vichy, Kazantzaki écrit à son ami suédois Börje Knös : « Pour la première fois de ma vie, j’ai goûté
à la paresse. Pour la
première fois, j’ai compris qu’il y a un corps et que nous devons le
soigner, non pas pour lui, mais pour l’âme qu’il porte sur ses épaules. Je
prends des bains, je me promène sous les platanes verts, je vois un tas
d’hommes mélancoliques et parfois, comme les popes avec l’Évangile,
j’ouvre moi aussi mon petit Dante
le covoyageur et je lis deux ou
trois vers et me transporte dans l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. » Parlant de Kazantzaki, Eleni
conclut sur ce point : « Il avait une élégance innée. Ses costumes mal
taillés, il les portait avec aisance… Il ne mettait pas de cravate. Un
Alexandre d’or fermait sa chemise. Il portait aussi une énorme bague
minoenne, une vieille ceinture d’argent de Géorgie. C’étaient là toutes
ses richesses. Et toujours, à la main, des gants blancs immaculés et un
minuscule Dante, son compagnon de route. Vers la fin de sa vie, il
abandonna gants et bague. Seul Dante resta à son chevet jusqu’au dernier
soupir. » Sa
création poétique Toute l’œuvre de Kazantzaki
(romans, drames, récits de voyage) est imprégnée d’un sens poétique, tous
ses écrits sont une intarissable source de poésie. Kazantzaki a écrit trois
grands poèmes : -
L’Odyssée -
Tertsines -
Sonnets. L’Odyssée Œuvre
monumentale, composée de 33’333 vers, Nikos Kazantzaki a mis 12 ans pour l’écrire.
Il y a eu sept versions.
Il y décrit les aventures
d’Ulysse, les aventures de l’homme contemporain à la recherche d’une vie
nouvelle, à la recherche de la liberté, à son dépassement. Pour écrire ce poème, qui
est le fruit de l’évolution de sa pensée, Kazantzaki s’est inspiré de ses
voyages en Europe, en Afrique et en Asie, de ses innombrables lectures. L’aventure commence en Grèce
(Ithaque, Sparte, la Crète) ; elle se poursuit en Afrique (Égypte
et Afrique centrale) pour finir au Pôle Sud. L’Odyssée
est une œuvre qui a beaucoup compté pour Kazantzaki et pour les futures générations. « Ce livre, écrit Kazantzaki, n’a
pas été écrit pour les vieux, mais pour les jeunes et même pour ceux qui ne
sont pas nés. C’est un livre que j’emporterai avec moi dans la tombe. » Tertsines Œuvre peu connue de
Kazantzaki, elle a été écrite entre 1932 et 1937. Il s’agit de 21 poèmes
(publiés en 1960 à Athènes), avec le prologue suivant écrit par Kazantzaki
lui-même en 1939 : « Dans ces chants, je voudrais pouvoir montrer le
trouble et la joie que me donnent les âmes qui ont nourri mon âme. Ce sont les
Mères qui m’ont nourri de leur amour tel que je l’entends, l’ascèse,
l’obstination et le désintéressement – avec la résistance – et non seulement la
résistance mais plutôt l’amour joyeux et non misanthropique de la solitude.
Aujourd’hui, je publie ces chants. Parmi les gens que je connais, sept ou huit
seulement, je le pressens, éprouveront de la joie à les lire. Les autres les
jetteront avec inquiétude. Leur langue, le vers, le rythme, le “Monarque
invisible” qui les gouverne, la manière joyeuse, avide, désespérée, dont
je considère l’aventure individuelle et universelle, au-dessus de toute
consolation, au-delà de toute récompense, loin de toute peur, tout cela leur
est insupportable. Je les supplie d’avoir pitié de moi ; je n’ai fait aucun effort pour leur plaire. Et si je l’avais fait,
j’aurais échoué. La solitude m’a quelque peu aigri, et la joie que
j’éprouve en créant est si grande que je n’ai pas le droit de vouloir un
autre salaire. » Ces 21 poèmes sont :
Les
Sonnets Influencé par Dante,
Kazantzaki en a écrit plusieurs en vers ïambiques de onze syllabes. On peut
citer « Œdipe », « Thermopyles », « Les Éternels »,
l’« Amandier ». Ils ont été publiés en 1914. En dehors de ces poèmes, les
autres œuvres de Kazantzaki, à savoir, les romans, les drames et les récits
de voyage sont d’une grande beauté poétique. Dans la préface de la
traduction française de son théâtre, Nikos Athanassiou considère toute la
production théâtrale de l’auteur comme un « grand poème »
(qu’on se rapporte, en effet, à la Trilogie de Prométhée ou Nicéphore
Phocas). De même, la Mairie d’Héraklion a inclus plusieurs de ses pièces
de théâtre dans l’ouvrage qu’elle a consacré à l’œuvre poétique de
Kazantzaki. Enfin, de tous ses romans, se dégage une grande poésie. Les pages de ses récits de
voyages consacrées à la Terre Sainte et au Mont Athos, à Boukhara et à
Samarcande, à l’Espagne, sont d’une beauté poétique inoubliable. Madame Marie-Louise
Bidal-Baudier écrit dans son livre Nikos
Kazantzaki : Comment l’homme devient immortel (Plon, 1971, p. 51) :
« La vie poétique est son élément
naturel, le rythme même de sa respiration. À le lire, on a le sentiment
qu’elle a mûri en lui,
naturellement, comme le grain qui lève. La pensée la plus abstraite s’étoffe
de poésie, s’épanouit dans des images éclatantes ; nous pourrions même
aller jusqu’à dire que la transfiguration poétique tient lieu souvent de réponse
à l’interrogation douloureuse de l’esprit. Ne suffit-il pas de la vue
d’un amandier en fleurs en décembre, dans un pauvre jardin, pour que le cœur
tourmenté de Kazantzaki et celui de son ami, le poète Sikélianos, rentrant de
pèlerinage au Mont Athos, s’apaise, l’arbre répondant à leurs questions
par le miracle de sa beauté et de son courage. » Dans une lettre à Börje
Knös en 1951, il écrit à propos de son livre La dernière tentation : « Souvent mes manuscrits étaient tachés… parce
que je ne pouvais pas retenir mes larmes. Certaines paraboles qu’il n’est
pas possible que Jésus ait laissées ainsi incomplètes, comme nous les trouvons dans les Évangiles, je les ai complétées et je
leur ai donné la fin noble et compatissante digne de son cœur ; des
paroles qu’il n’a peut-être pas prononcées, je les mets dans sa bouche,
parce que c’est cela qu’il aurait dit, si ses disciples avaient eu la force
psychique et sa pureté. Et partout poésie, amour pour les bêtes, pour
l’herbe, pour les hommes, confiance en l’âme, certitude que la lumière
viendra… Pendant une année, j’ai emprunté à la bibliothèque de Cannes
tous les livres qui ont été écrits sur le Christ, sur la Judée, les
chroniques de cette époque, le Talmud, etc. ; ainsi tous les détails sont historiquement justes, mais
l’on reconnaît au poète le droit de ne pas suivre servilement l’histoire :
ποίησις
φιλοσοφώτερον
ιστορίας
[la poésie est plus philosophique
que l’histoire]. » * En 1957, quelques jours avant
son départ d’Antibes pour son dernier voyage en Chine et au Japon, il a écrit
sur le livre d’or d’une libraire d’Antibes : « La poésie est le sel qui empêche le monde de
pourrir. » Enfin, quelques heures avant
sa mort à Fribourg-en-Brisgau, il disait aux médecins : « Vous savez, les poètes ne meurent jamais. Enfin,
presque jamais ! » *** *** *** |
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