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Le couple : une troisième voie

 

Paule Salomon

L’Amour comme voie de civilisation ? En commençant par un nouveau pari au sein même du couple ? Pourquoi pas…

 

L’amour est une fleur de civilisation qui continue d’éclore et de révéler ses pétales à nos yeux éblouis. Et l’amour est aussi parfois un bourgeon gelé, une promesse jamais tenue, rattrapée par les archaïsmes de nos comportements. C’est ainsi qu’au sein du couple deux puissances vont s’affronter, l’une au grand jour, l’autre souterraine. La relation dominant/dominé, maître/esclave ne va plus cesser désormais d’étendre ses racines à tous les secteurs d’activité. Jusqu’à présent, la « loi de la mère » et la « loi du père » ont cohabité sans parvenir à s’exclure et il n’y a jamais eu de véritable alliance. La mère s’est soumise, elle a même parfois renié sa propre loi, mais sa puissance engloutie était toujours là, tapie et prête à resurgir à la moindre possibilité. Le couple a été bâti sur cette terrible dissymétrie, sur cette poudrière. Toute personne soumise fomente, même inconsciemment, les termes de sa révolte. Toute prise de pouvoir comporte une escalade de tyrannie en réponse à cette révolte potentielle. L’heure de la revanche arrive toujours et le dominant devient dominé à son tour par l’attraction irrésistible de vivre tous les possibles. Mais le propre de cette situation est d’être bloquée et souffrante, d’accumuler de la violence. Ni la domination ni la soumission ne sont mauvaises en elles-mêmes lorsqu’elles sont transitoires ; mais quand elles deviennent institutionnelles, elles nourrissent la guerre.

La Déesse-Mère engloutie

Nous sommes les héritiers de ce couple infernal, condamné au conflit. Car cette vieille rivalité entre la loi du père et la loi de la mère n’est pas réglée, d’autant moins réglée que « l’aspect sombre de la déesse antique n’a pas fait sa réapparition dans notre civilisation » (Marie-Louise von Franz).

Le masculin de l’être, l’animus, s’est beaucoup développé, notamment en Occident, mais le féminin de l’être et l’éros de la vie ont encore besoin de se développer, de se connaître, pour nous permettre de devenir plus humains.

Nous sommes tous, hommes ou femmes, handicapés par cette méconnaissance de la « mère » ; nous ne savons pas comment la découvrir, la traverser. Nous restons dans nos comportements prisonniers de ce premier stade relationnel et fusionnel, fusionnel et destructeur. Dans le processus qui amène un être à se développer comme un individu à part entière, toujours plus libre et conscient à l’intérieur de lui, la faiblesse de l’anima et de l’éros nous fait boiter. Tous les échecs de couple prennent racine dans ce déséquilibre du premier couple fondateur, celui qui se joue dans le ventre de maman. Le patriarcat n’est d’une certaine manière qu’une énorme entreprise réactionnelle contre cette toute-puissance archaïque de la mère ; mais qui dit réaction ne dit pas création heureuse. Le patriarcat est un esclavage masqué qui n’a rendu heureux ni les hommes ni les femmes. La conscience collective actuelle est en train de chercher son dépassement.

Une civilisation de la co-création

Tout se passe comme si l’humanité avait joué une civilisation de la mère, puis une civilisation du père, la première inconsciente, indifférenciée, la seconde réactionnelle. Est-il possible aujourd’hui d’envisager une civilisation de l’homme et de la femme dans une relation de coopération, de co-création ? La différence biologique et psychique peut-elle être vécue autrement que sous le signe de la peur, de la menace, de l’exploitation ? Nous sommes confrontés à la création nouvelle et brûlante de nos relations.

Jamais peut-être le couple n’a été aussi menacé : les divorces se multiplient et pourtant jamais les hommes et les femmes n’ont paradoxalement partagé autant de goûts et d’activités. Les deux sexes vivaient dans deux cercles soigneusement séparés, dans deux identités étanches pendant des siècles, mais depuis quelques années nous empruntons les uns aux autres les vêtements, les comportements, les prérogatives. Il ne s’agit pas pour autant, comme on l’a cru, de la naissance d’un « unisexe », mais de l’apparition de possibilités nouvelles dans la manière d’être une femme et d’être un homme. Tout se passe comme si nous étions d’avantage autorisés à être bipolaire : féminin-masculin et masculin-féminin.

Une logique du paradoxe

Jusqu’à présent nous étions enfermés dans une logique d’exclusion : si je suis du féminin, je ne suis pas du masculin, et vice versa. Je ne pouvais me poser qu’en m’opposant. Est-il possible de vivre dans une bipolarité, d’être une chose et son contraire, de circuler d’un pôle à l’autre, de vivre dans la tension des deux pôles, dans la richesse de l’ambivalence ? Pour accéder à ces nouvelles identités nous avons besoin d’accéder à une nouvelle logique, la logique du paradoxe. Tous les changements relationnels à venir tiennent à ce changement de paradigme que nous commençons à pouvoir énoncer clairement mais qui met plus de temps à s’intégrer dans chaque vie.

Existe-t-il un troisième terme, un au-delà du bien et du mal, un au-delà du masculin et du féminin, du vulnérable et de l’invulnérable, de l’actif et du réceptif, du dépendant et de l’indépendant ? Nous vivons la plupart du temps basculés d’un pôle à l’autre, et toujours tentés de renier l’un des deux. Dans les relations, cette situation psychique crée des ravages. Car je suis tenté de m’attribuer le pôle du bien, du bon, et de poser sur l’autre, sur les autres, le pôle du mauvais. Dans le couple, le compagnon est le support idéal de ces projections-déjections. Pendant quatre mille ans de patriarcat, le masculin a été le bien et le féminin le mal. L’extraordinaire simplicité du processus n’a pas pour autant permis la lucidité et la maîtrise. Moi, un homme, j’ai du féminin en moi ; moi, une femme, j’ai du masculin en moi. Tout se passe comme si la réalisation d’une vie passait par la conquête de sa complétude. Comment devenir ce que je suis, comment devenir un androgyne intérieur, un être capable de vivre sa douceur et sa force, de découvrir le mariage intérieur de ses deux énergies et d’y puiser la volupté d’exister, l’extase de vivre en musique de fond. La sainteté n’est-elle pas de l’androgynat, une sainteté au quotidien qui est respect de tout le Vivant, voie du milieu, gravité douce et rire tendre.

Deviens qui tu es !

Le programme est inéluctablement en route. L’individualité est devenue une valeur à part entière. Personne n’accepte plus d’être la moitié de quelqu’un et personne n’accepte plus de vivre avec quelqu’un pour des raisons de convenance, d’argent ou même de famille. Les couples se séparent de plus en plus vite parce que personne ne supporte plus de se voir rétréci ou raccourci au nom du « mariage ». L’aliénation d’une personne à une autre est devenue intolérable, irrespirable. L’air du temps véhicule cette exigence : aller jusqu’au bout de soi-même, quel qu’en soit le prix. Cette exigence est d’ordre spirituel, même si elle n’est pas comprise comme telle. Car elle implique de découvrir les clefs du voyage de l’amour – amour de soi, amour de l’autre et amour de la vie. Le sens du couple a changé subrepticement : il ne s’agit plus seulement de créer une cellule stable ; il s’agit d’apprendre à aimer, de vivre l’amour et le désir dans le couple.

Ce qui fait mourir l’amour, ce qui rend l’intimité insupportable pour certains, c’est cette pression moralisante qui s’exerce de l’un sur l’autre, ce contrôle, cette accusation et cette aliénation de conscience. Pouvons-nous imaginer une autre manière de vivre en couple qui ne comporte pas d’ingérence l’un sur l’autre ? Peut-on respecter l’autre comme une personne à la fois même et différente sans prendre pouvoir sur elle, sans se sentir de droit ? Peut-on être à la fois solitaire et solidaire, amant et ami, fiancé et marié, allié et libre ? Nous sommes apparemment là dans des exigences contradictoires, mais notre pari d’humanité semble bien être dans la réconciliation des contraires, dans le dépassement des oppositions, dans l’instauration de la paix au sein des tensions. Apposer au lieu d’opposer. C’est d’une véritable révolution de l’esprit dont il s’agit, d’un revirement de la conscience, d’une sortie de l’emprise du péché et de la culpabilité dans les relations. Un homme et une femme se proposent mutuellement de venir l’un vers l’autre tout en continuant d’aller vers eux-mêmes. Une conscience libre rencontre une autre conscience libre et leurs désirs l’un pour l’autre naissent au cœur de cette liberté. L’angoisse que j’éprouve à t’aimer sans être sûr(e) d’être aimé(e) en retour me pousse à t’emprisonner ; mais je peux aussi choisir d’apprivoiser mon angoisse par ma rencontre avec ma femme intérieure ou mon homme intérieur et m’engager sur un chemin de libération.

Le couple de la quête

Chaque couple retraverse toutes les étapes de l’humanité, depuis le stade fusionnel jusqu’au sixième stade androgyne, en passant par le stade patriarcal, conflictuel, éclairé, lunaire. La plupart des couples éclatent au troisième stade. Quand l’homme était dominant au deuxième stade, la femme devient dominante au cinquième stade. Le couple patine à nouveau au troisième stade du conflit. Le grand passage se fait au quatrième stade éclairé. C’est le stade de la prise de conscience et du désir de sortir de la relation dominant/dominé. Mais la bonne volonté ne suffit pas. Il s’agit d’une véritable transformation, la sortie du schéma de combat gagnant/perdant, la perception de la co-création et de l’alliance. Le cinquième stade est tout particulièrement intéressant pour notre époque ; il indique une évolution des identités masculines et féminines. La femme masculinisée domine et l’homme féminisé se laisse dominer. Certains couples aujourd’hui, au lieu de vivre une situation patriarcale, passent directement du premier stade amoureux au cinquième stade, puis régressent au troisième stade du conflit. Ils tentent de comprendre et tentent d’accéder au quatrième stade éclairé, ils essaient le schéma inverse qui dégénère aussi en conflictuel. Ils ne restent ensemble que dans la mesure où ils font, l’un et l’autre, une évolution vers un androgynat qui leur permet de dépasser la relation dominant/dominé et d’entrer dans le sixième stade. La réussite d’un couple est un véritable parcours initiatique et le couple constitué de deux êtres androgynes ne s’atteint que dans la mesure où l’angoisse de l’amour et les projections culpabilisatrices commencent à laisser place à une confiance, à une acceptation inconditionnelle de l’autre. L’aventure du couple est un voyage d’amour et une quête spirituelle.

La troisième voie

En chacun de nous, homme ou femme, l’âme a une prise de conscience à faire, une complémentarité à réaliser entre le masculin et le féminin, avant d’aborder l’unité, le noyau intérieur que Jung appelle le Soi. C’est le voyage du processus d’individuation ou de réalisation que chaque être humain se propose, souvent sans le savoir, de parcourir. Les six premières étapes permettent d’aller de l’inconscient au conscient en passant par des épreuves plus ou moins longues et difficiles. Pendant longtemps, la sixième étape était exclue du patriarcat et de la conscience collective ; seuls quelques individus privilégiés menant une quête ardente pouvaient l’expérimenter. Aujourd’hui, le temps est venu de réaliser consciemment ce programme au niveau du plus grand nombre. L’amour humain incarné dans le couple est peut-être la seule valeur qui puisse proposer un sacré collectif en dehors de toute religion. Nous avons besoin d’un nouvel art d’aimer. Nous avons besoin de redécouvrir le hieros gamos, la rencontre sexuelle dans un esprit d’unité.

Entre les deux pôles opposés du sacré et du profane, le couple éveillé est une troisième voie. C’est ce qu’avait déjà entrevu le visionnaire Teilhard de Chardin : il existe « une troisième voie non moyenne mais supérieure entre un mariage toujours polarisé sexuellement sur la reproduction et une perfection religieuse toujours présentée théologiquement en terme de séparation. » Le couple de l’âme est éveillé à une perception plus subtile. Il est un peu comme une forme invisible qui planerait au-dessus de tous les couples et s’incarnerait par moments privilégiés. L’Autre m’est à jamais inatteignable, quelle que soit l’intensité de l’amour qui m’anime ; et pourtant, par instants privilégiés, nos deux âmes peuvent se déverser l’une dans l’autre. La folie de l’amour c’est de vouloir devenir l’autre ou d’exister par son regard. La sagesse de l’amour, c’est de savoir devenir toi et revenir à Moi. J’acquiers comme une légèreté de l’être à me démultiplier et, paradoxalement, c’est ainsi que je me rapproche le plus du sentiment d’unité qui est mon horizon et ma nostalgie, ma patrie d’origine.

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