French Arabic dictionary of non-violence

Désorientée

Voyager, basculer…[1]

Françoise Cloarec[2]

 

1

La Syrie est un voyage extérieur, mais aussi intérieur, et j’ai toujours le sentiment qu’il se passe quelque chose qui concerne l’inconscient. Une sorte de voyage intérieur s’accomplit en même temps que le voyage réel.

C’est par l’art que la liberté peut s’éprouver et c’est par l’art, la culture, la chaleur humaine que la Syrie s’est imposée à moi. Cette rencontre et le trouble qu’elle a suscité restent, pour une grande part, une énigme.

Ce qui prime à mes yeux, c’est que dans cette région du monde nous sommes toujours dans le fondamental. Il existe une vraie identité culturelle ; ce n’est évidemment pas un paradis artificiel.

Dans le voyage il y a de l’étranger, mais aussi de l’intime. En Syrie, quelque chose fait signe, le plus lointain dans le plus intime, sans doute parce que ce pays baigne aux racines du monde.

Je pourrais, bien sûr, vous parler des raisons extérieures – évidentes – de cette attirance syrienne, c’est-à-dire de la lumière unique, des odeurs, de l’accueil, de l’hospitalité, des musiques, de la beauté. Mais ce que je sens est plus abstrait. Ce que je sens, c’est qu’en Syrie la notion du temps est différente. Le temps est comme libre. Le temps n’existe pas, il n’est plus réel, ou plutôt tous les temps cohabitent. Tous les temps sont là en même temps, aujourd’hui, mais hier aussi.

La Syrie est le berceau de la plus ancienne civilisation du monde, vous le savez évidemment. Mais ce qui est singulier, c’est que cela se sent vraiment, s’éprouve, se voit, se touche, dans la lumière, sur les pierres, dans les ruines et chez les gens. Le voyageur a le sentiment de rencontrer partout la preuve muette de l’histoire, la preuve de la densité de l’histoire et de la mémoire de l’humanité.

En Syrie, la lumière donne à voir ce qui est, mais aussi ce qui n’est plus, et le regard voit bien au-delà du visible.

Et c’est quand même une expérience troublante que d’être transporté sur un autre sol et d’ouvrir les yeux à un paysage qui n’est que dans du fondamental, à peine enfoui.

2

L’ailleurs est au cœur des cinq livres que m’a inspirés la Syrie.

L’ailleurs c’est un mot, un lieu, une émotion, une idée, peut être même un fantasme.

De l’ailleurs, justement, en Syrie pour le voyageur, il y en a. Dans la langue, dans l’écriture, dans les sites, dans la culture.

Le mot « ailleurs » est une forme dérivée du mot autre. Vivre l’expérience de l’étrangeté à travers la découverte de « l’autre » aide à percevoir l’étranger qui habite en nous. Voyager d’une certaine manière, c’est s’autoriser à devenir un étranger, mais aussi étranger à soi-même.

Il semblerait que nous ayons besoin d’aller voir ailleurs, de rencontrer l’autre… Et c’est bien parce que justement l’on est différent que l’on peut se rencontrer.

Notre condition d’être humain implique que nous manquons de quelque chose. C’est ce quelque chose qui manque qui est la cause du désir. C’est ce qui nous fait courir, voyager, écrire, peindre, etc., etc.

Alors ? Voyager ?

Mais d’où elle vient cette idée de partir de chez soi ? Qu’est-ce qui nous pousse à partir ?

Après tout, le monde vient à nous tous les jours, par la télévision, par les magazines, par les journaux. Est-ce que nous avons vraiment envie de ce qui est proposé dans les brochures de voyage, dans les guides, ou alors avons-nous envie d’autre chose ?

Heureusement, ou malheureusement, la plupart du temps, le regard est balisé. Avant, pendant, après l’itinéraire touristique, des garde-fous sont installés. Dans les musées, sur les sites, dans les galeries, la plupart du temps le voyageur trouve des explications et des fléchages, avec des mises en garde. On lui explique ce qu’il va voir, ce qu’il voit. Quelquefois, on peut même lui dire où et quand il doit prendre une photo ! En voyage, les agences touristiques, les guides vous préparent. Vous n’avez plus qu’à aller sur place, pour vérifier que les paysages, les ruines, les œuvres d’art ou les musées dont on vous a parlé sont bien là où ils sont censés être !

Mais voyager, ce n’est pas seulement se déplacer, et à force de vouloir tout voir, peut-être que l’on ne voit plus rien !

Finalement, ce n’est pas si simple de partir en voyage. Cela nécessite d’avoir à sa disposition un certain nombre de mécanismes de défense. Et il est préférable d’être prêt à supporter le nouveau et l’imprévu. Il vaut mieux être psychiquement armé pour ne pas se laisser déborder par des chocs émotionnels.

3

C’est fragile un touriste. Il est loin de chez lui, il n’a plus ses repères habituels, ni sa famille, ni ses amis, ni sa maison… C’est même souvent pour s’éloigner de tout ça qu’il est parti. Mais ce qui fait sa fragilité se trouve mis en avant et ses mécanismes de défense risquent de fonctionner autrement, peut-être même, parfois, plus du tout. Il est dans l’ambivalence, à la fois en quête d’étrange, de nouveauté, mais aussi accroché à lui-même sans ses protections habituelles. Une rencontre trop forte, inattendue, peut le submerger et lui poser une question trop forte, plus forte que n’importe quelle réponse. Cette réponse serait de toute façon défaillante.

Paradoxalement, le voyage renvoie celui qui part en dehors des sentiers habituellement battus, de façon aiguë, à son histoire personnelle…

Il arrive que voyage et pathologie se rencontrent, se frôlent, se heurtent. La beauté, l’art, une ambiance forte et particulière peuvent susciter des troubles plus ou moins importants. C’est d’ailleurs l’histoire qui est arrivée au personnage de mon dernier livre, Désorientée.

Il est clair qu’en voyage nous entretenons d’autres rapports avec nos sens, avec nous-mêmes. Dans un pays étranger, étrange peut-être, où l’on ne comprend ni la langue, ni parfois l’écriture, les odeurs, les couleurs, l’imaginaire prennent une autre intensité. Sous des chocs émotionnels dus à des perceptions nouvelles, d’anciennes émotions peuvent ressurgir.

Stendhal, dans ses journaux de voyage en Italie, a eu le génie littéraire de décrire le mécanisme du trouble en voyage devant la beauté. Peut-être que l’expérience dont il parle ne lui est jamais arrivée. Peu importe. Ce qu’il nous livre a donné son nom à un ensemble de manifestations pathologiques retrouvées chez de nombreux patients hospitalisés aux urgences psychiatriques de l’hôpital Santa Maria Nuova à Florence.

Syndrome de Stendhal, c’est le nom que Graziella Magherini, psychiatre à Florence, a donné aux diverses formes que peut prendre ce syndrome. C’est à dire, déséquilibre momentané, crises d’angoisses, intenses dérangements somatiques, actes étranges, sensations de dépersonnalisation, idées interprétatives sur la réalité pouvant aller jusqu’à des bouffées délirantes aiguës.

Ce qui rapproche ces touristes qui se retrouvent aux urgences psychiatriques de Florence, c’est que les symptômes arrivent tous lors d’une confrontation directe avec une œuvre d’art ou une ambiance qui amplifie la perception esthétique.

Je vous livre quelques exemples plus concrets et en termes moins psychiatriques. Par exemple donc, le David de Donatello a vu plusieurs touristes se déshabiller devant lui, d’autres se sont couchés par terre en tremblant, d’autres encore se sont évanouis. Le Bacchus du Caravage a été, lui aussi, à l’origine de beaucoup de troubles.

À partir des dizaines de personnes qui ont été amenées aux urgences, il a été possible de repérer qu’il s’agissait en général d’hommes ou de femmes entre vingt et quarante ans, n’ayant pas d’antécédents psychiatriques. Nous avons repéré qu’ils voyageaient à l’écart des groupes. Les troubles sont rapidement guéris, la meilleure thérapie étant le retour dans le pays d’origine.

C’est dans Rome, Naples, Florence, que Stendhal écrit le 22 Janvier 1817 :

Enfin, je suis arrivé à Santa Croce. Là, à droite de la porte, est le tombeau de Michel-Ange ; plus loin, voilà le tombeau d’Alfieri par Cavona. J’aperçois le tombeau de Machiavel ; et, vis à vis de Michel-Ange, repose Galilée… Quelle étonnante réunion ! Mon émotion est si profonde qu’elle va presque jusqu’à la piété. Le sombre religieux de cette église, son toit en simple charpente, sa façade non terminée, tout cela parle vivement à mon âme.

Stendhal se fait ouvrir par un moine la chapelle où se trouvent les fresques du Volterrano et c’est là que nous entrons dans le vif du sujet. Il écrit :

Là, assis sur le marchepied d’un prie-Dieu, j’ai la tête renversée et appuyée sur le pupitre, pour pouvoir regarder au plafond. Les Sibylles du Volterrano m’ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture m’ait jamais fait. J’étais dan une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle les nerfs à Berlin. La vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.

Pourtant, Stendhal retrouve esprits. Il sort de Santa Croce, il va s’asseoir sur un banc et tire de son portefeuille des vers d’un poète italien, Ugo Foscolo. Il va lire et relire les vers de Foscolo avec délice.

Stendhal nous dit que pour sortir de son trouble, il avait besoin de la voix d’un ami afin de partager son émotion. Les vers qu’il lit n’ont pas de défaut à ses yeux. Ils nomment avec grâce, mais surtout avec des mots, ce qui peut rendre fou, c’est à dire ce qui se cache derrière ces tombeaux somptueux et écrasants, ce qui se cache derrière ces toiles imposantes, derrière ces femmes : les Sibylles, au don rare de prédire l’avenir.

C’est justement ce que les touristes n’ont pas pu faire : dire, symboliser leur émoi. Ils ont reconnu quelque chose et n’ont pas pu le nommer. Ce « quelque chose » était déjà en eux. Ils se sont retrouvés dans un lieu où la concentration de beauté a été trop forte. Le voyageur solitaire s’est trouvé dans une sorte de folie du voir. Il a subi son émotion esthétique sans pouvoir ni l’élaborer, ni la sublimer.

Alors, faut-il se méfier du regard ?

Ailleurs, loin de chez soi, les choses que l’on remarque, celles qui font de l’effet, sont peut-être bien celles que l’on a déjà dans la tête de manière abstraite. Elles sont là d’une autre façon, mais déjà là.

L’étrange, c’est de rencontrer au-dehors cet intime que l’on détient à l’intérieur. Surtout si on ne peut pas y mettre des mots.

Le trouble qui réunit ces voyageurs, dans un malaise léger ou dans un symptôme psychopathologique plus lourd, renvoie au regard, à un faux pas du regard, à un moment où l’on s’y attend le moins. Les visiteurs sont tout à fait équilibrés en arrivant et ils sont souvent rapidement guéris en quittant les lieux pathogènes.

Ce qui est intéressant, c’est l’interrogation que suscite ce syndrome sur le rapport que l’homme entretient avec son histoire personnelle et l’histoire des lieux.

4

Cette Désorientée, personnage de mon dernier livre, illustre tout à fait ce Syndrome de Stendhal. C’est une voyageuse trop sensible qui sort du confort du voyage organisé pour se laisser engloutir par ses émotions. Partie avec un tour operator, elle décide soudain de ne plus être voyagée, ni transportée, et elle veut apprendre à être libre. Arrivée à Alep avec son groupe de touristes, après quelques jours de visites commentées, de sites traversés à grande vitesse, elle se « désorganise » : elle se rend disponible et décide de voir le monde avec ses propres yeux. Fatiguée des gens avec qui elle parcourait les paysages, les musées, lassée de ce tourisme aseptisé, de l’itinéraire subi, lassée de passer devant des villages, des gens, sans les voir, sans s’arrêter, sans leur parler, elle se libère des conventions, des certitudes, des habitudes, et elle laisse le groupe et le car repartir d’Alep sans elle.

Elle va payer cher le fait de sortir des chemins tracés et balisés.

En Syrie, quelque chose l’a happée et ramenée à des pensées essentielles.

C’est un texte pour dire que l’on ne sait jamais ce que nous portons d’« étranger » en nous, pour mettre des mots sur le moment où la tension entre l’intime et l’étranger s’exacerbe.

Cette Désorientée subit tout ce qu’elle ressent sans le partager, sans le dire, à Alep d’abord, à Damas ensuite. Elle est touchée par d’étranges échos, par les traces de l’aube de l’humanité. Elle aime l’appel à la prière, les bruits de la ville arabe, la musique soudain dans la rue, la couleur des villes et de la terre, la poussière du désert, celle des pierres. Elle aime les gens qu’elle rencontre. Elle aime.

Ce qu’elle sent est très étrange. Elle prend conscience de l’histoire et, du même coup, de sa propre histoire.

Ses errances dans la ville d’Alep, ses rêves entre réalité et imaginaire, les paysages rencontrés et aimés font d’elle une femme qu’elle ne connaissait pas. Elle est livrée aux sensations qui la submergent.

Arrivée à Damas avant de rentrer en France, les symptômes graves commencent.

Damas est une ville inscrite dans l’histoire, dans la culture, dans l’art, dans l’art et la religion, dans l’art et la mort. Désorientée est écrasée par la concentration de beauté ; elle est dans la folie du voir. Ce qu’elle voit présente et cache ce qu’elle ne peut pas dire. Il y a un excès de quelque chose. De désir ? De jouissance ? Elle reconnaît, mais elle ne sait pas quoi.

Au musée de Damas, c’est la beauté et la force d’une statue, retrouvée dans la terre du site archéologique de Mari, qui va venir à bout de sa résistance psychique, et son voyage va devenir un voyage pathologique. Mais plus que la force esthétique de la statue, c’est la confrontation avec la mort qui est en jeu. Dans ce lieu d’exception, elle est entrée en contact avec un monde « autre ». Cette statue, belle, devenue une œuvre d’art, est la métaphorisation de cet autre monde, grouillant, informe, archaïque. Comme si le beau n’était plus que le seuil du terrible. Quelque chose de refoulé a fait retour.

Son regard s’est posé très au-delà de la jouissance esthétique. Il s’est posé dans un mouvement de retour vers quelque chose de l’ordre de l’archaïque, là, juste là, où il n’y a pas de mots. La statue aux grands yeux est devenue porteuse d’une énigme inaccessible. Tout était là, sous le regard, et pourtant il y avait de l’énigme.

Devant la statue, elle ne trouve pas d’issue. Désorientée qui décompense n’est pas Stendhal ; elle éprouve son sentiment esthétique sans pouvoir le déchiffrer.

Car c’est bien la parole, la critique, le discours qui dé-fascine, qui fait participer à un événement. C’est comme s’il fallait produire du « sens » pour échapper à l’engloutissement. Elle ne peut rien dire, rien penser, rien formuler.

Retourner à l’origine, ce n’était pas seulement, pour la voyageuse, revenir aux sources, mais c’était aussi laisser les sources revenir. Et ce fut brutal.

Désorientée est dans la folie du voir ; mais là, la folie tourne à l’angoisse. Le regard est passé ailleurs. Elle ne peut articuler une parole, ne peut symboliser ce qui l’envahit. Quelque chose est revenu, brutalement, dans sa réalité par le hasard d’une rencontre avec une statue. Elle fait ce que l’on peut appeler dans le langage psychiatrique une bouffée délirante aiguë.

En Syrie, il y a une sorte d’entretien naturel avec l’archéologie, avec le passé, avec la vie, avec la mort. Les fidèles allaient déposer dans le temple d’Ishtar des orants de pierre les représentant en train de prier. Ils avaient pour mission de perpétuer l’invocation de ceux qui les installaient sur des banquettes dans le lieu saint. Ils étaient placés comme ex-voto ; leurs mains jointes sur la poitrine signaient la vénération.

Ces sculptures sont l’évocation de ceux qui ont disparu : elles convoquent leur présence, elles font l’unité entre le spirituel et l’humain, dans une grande passion. Ces blocs de silence sont la rencontre de la pierre, de la prière et de l’amour. On ne sait pas grand-chose de ceux qui les ont créées. Certaines paraissent être l’œuvre de maîtres sculpteurs, d’autres issues d’un travail en série. Les offrandes sont anonymes, mais elles ont les traits du donateur dans l’espoir que la divinité les reconnaisse et ne les oublie pas. Les statues de Mari sont la preuve de l’éternité des émotions humaines. Elles font resurgir dans le présent des sensations enfouies.

Le personnage de Désorientée pose des questions : Qu’est-ce que cela représente de quitter son univers quotidien, devenir étranger à sa langue et devenir celui, ou celle, qui voit ? Pourquoi est-ce qu’il arrive que l’on bascule dans ce que l’on voit ? Que se passe-t-il au moment où le regard sur l’esthétique finit d’être un plaisir ?

C’est par une série de séances, que l’on imagine psychanalytiques, que la voyageuse va se ré-orienter en rentrant à Paris.

Elle retrouve le fil de son histoire, donne du « sens » à ce qu’elle a vécu en Syrie. Elle découvre que l’on peut comprendre le présent grâce au passé le plus ancien, le plus reculé, le plus enseveli, le plus oublié.

L’avenir peut s’éclairer de la lumière d’événements retrouvés.

5

Il existe en nous des émotions restées en souffrance. Chacun porte sa mémoire, avec ce qu’il en connaît, avec ce qu’il n’en connaît pas.

Malgré cette histoire un peu particulière, il est recommandé d’aller voir ailleurs, un peu plus loin que soi, d’aller vers l’autre, de passer de soi à l’autre, de se mettre de côté pour regarder autour.

L’autre va transformer le regard, renouveler les références, modifier l’habituel, faire rupture. C’est dans le déroutement de ce que l’on est, dans la rencontre avec l’autre, dans ce qui est hors de soi, que quelque chose peut se passer, que quelque chose peut faire signe.

La Syrie a indéniablement stimulé chez moi une très forte envie de créer. J’écris et je peins de ma place d’occidentale. Le regard n’est jamais pur, il se nourrit des expériences traversées ; et chaque texte prend sa source dans ce que je connais là où je vis.

Je vous l’ai dit, l’ailleurs est au cœur des cinq livres que m’a inspirés la Syrie. L’ailleurs de la folie pour le premier livre : Bîmâristâns, lieux de folie et de sagesse[3] ; l’ailleurs du voyageur pour les suivants : Syrie, un voyage en soi[4], le Caravansérail[5], le Temps des consuls[6] et Désorientée[7].

Si je me suis autorisée à écrire sur les bîmâristâns, c’est parce que je travaille depuis longtemps dans un hôpital psychiatrique de la région parisienne et que l’histoire de la folie me passionne depuis de nombreuses années. J’ai été intéressée par l’histoire de la médecine arabe et par la façon très innovatrice dont elle traitait la maladie mentale dès le VIIIe siècle.

À partir de la pureté de l’architecture des hôpitaux médiévaux du Proche-Orient, à partir de la dimension d’accueil, je me suis interrogée sur le rôle que cette architecture a tenu dans la thérapeutique psychiatrique. J’ai découvert la finesse de la clinique, l’art du diagnostic, le savoir-faire incontestable avec le malade, l’éthique de l’écoute, la pratique de la parole.

Syrie, un voyage en soi et Désorientée sont des textes qui tentent de dire comment le choc esthétique peut faire perdre ses repères à un voyageur sensible et le faire basculer dans quelque chose d’étrangement inquiétant. Des villes abandonnées des plateaux calcaires, à Résafé, Mari, en passant par St Siméon, ces livres montrent que le voyage n’est jamais innocent.

Le Caravansérail est un roman sur la rupture, sur la passion. C’est l’histoire d’un homme blessé que j’ai créé à travers l’expérience des gens que j’écoute depuis des années. Il va revenir à la vie grâce à l’accueil qu’il reçoit en Syrie, grâce à l’esthétique et à la sagesse qu’il découvre dans ce pays.

Écrire sur la Syrie, ou peindre, c’est une façon de continuer à y être lorsque je n’y suis pas, une façon d’y aller, dans la tête.

À chaque fois, j’aime redire la beauté des lieux, j’aime remonter les années, les siècles, pour mieux comprendre cette beauté, pour mieux comprendre le présent.

Peindre ou écrire sont des façons de voyager, de modifier l’habituel, de repenser la réalité, de faire rupture.

Vous l’aurez compris, pour moi ce pays n’est pas seulement un lieu géographique, c’est une émotion.

Pour terminer, je voudrais remercier le Centre Culturel Français de Damas, Julien Chenivesse et Aurélie Chêne, particulièrement. Et aussi l’Agence Culturel d’Alep, André Noé et Leila També.

Je voudrais encore préciser que c’est grâce à une première invitation comme celle-ci, il y a une quinzaine d’années, que j’ai découvert la Syrie. On m’avait dit alors : Nous aimons bien avoir un retour à nos invitations, que quelque chose émerge de la rencontre avec ce pays.

J’espère avoir répondu à cette attente.

* * *

 

XXI[8]

Alep devient plus lointaine, elle se fait souvenir. La distance va probablement me permettre de vous en parler différemment.

De l’hôtel, la vue de ma chambre embrassait presque toute la ville. La laideur fait peur, mais la beauté aussi. Je restais figée, les yeux rivés à la citadelle. Je ne me lassais pas du panorama et je passais des heures de pure mélancolie, à juste regarder. Il me fallait traverser ce vide intérieur pour accéder à autre chose. Quelquefois, je vivais un moment de bonheur, pour rien.

Je garde au fond des yeux le grain de la ville, les silhouettes des minarets et des dômes sur le ciel, la couleur des pierres pâlies par le soleil et les années. Ocre, grises, blanches ou dorées, selon l’heure. La ville prenait des nuances graves et belles, quelquefois la lumière paraissait rose. L’après-midi, les minarets viraient à l’or. J’étais saisie par un sentiment d’éternel, de beauté intense. Toute la ville, usée par le temps, sous un seul regard, dans sa blancheur poussiéreuse du matin a laissé une empreinte qui ne s’est pas effacée, qui s’est propagée.

Alep me donne envie de pleurer.

Je vous décris une image isolée. La scène était infiniment plus vaste, plus présente. La confrontation avec un pays porteur d’éternité est impossible à dire. L’émotion déborde du cadre habituel de la jouissance esthétique.

Autres paysages, autre lumière, autre langue, autre écriture, autres modes de vie. Je m’inventais différente. Voyager, c’était devenir étrangère. Ce voyage-là était extérieur et intérieur. Je découvrais des paysages nouveaux, des hommes différents, mais je ne savais qu’en faire. Ce pays sollicitait quelque chose de nouveau, mais de déjà là. Quelque chose me revenait de l’extérieur que je n’arrivais pas à nommer. Quelque chose me faisait signe, du plus lointain, dans le plus intime.

La Syrie devenait un champ d’initiation aux émotions, le regard s’épurait, enfin délivré de lui-même. Plus de limite à l’œil, il touchait à la question de l’amour, je ne sais pas comment, mais je le sens. Je suis vraiment allée voir ailleurs, jusqu’à l’épuisement.

Le silence en dirait sans doute plus sur le regard.

Mais, je sais que vous entendez ce que je ne dis pas.

*** *** ***


 

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[1] Texte de la conférence prononcée le 24 avril 2007 au CCF, Damas.

[2] Écrivain, auteur de cinq livres sur la Syrie, peintre et psychanalyste, Françoise Cloarec est diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris et ses toiles, inspirées de l’esthétisme de la statuaire de Mari, font cohabiter différents mondes, religions, cultures et civilisations. Elle poursuit une réflexion sur la création et a consacré plusieurs études à des femmes artistes, telles que Séraphine de Sanlis et Camille Claudel. Ses travaux ont été exposés en France au Centre culturel syrien, à l’Orangerie (Paris) et à la Galerie le Pont (Alep). Elle vit et travaille à Paris.

[3] Françoise Cloarec, Bîmâristâns, lieux de folie et de sagesse : La folie et ses traitements dans les hôpitaux médiévaux au Moyen-Orient, Chez l’Harmattan, 1998.

[4] Françoise Cloarec, Syrie, un voyage en soi, Chez l’Harmattan, 2000.

[5] Françoise Cloarec, Le Caravansérail, Chez l’Harmattan, 2002.

[6] Françoise Cloarec, Le Temps des consuls : l’Échelle d’Alep sous les Ottomans, Chez l’Harmattan.

[7] Françoise Cloarec, Désorientée, les routes incertaines, Préface de Gérard Oberlé, Chez l’Harmattan.

[8] Françoise Cloarec, Désorientée, pp. 73-75.

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