Un étonnant roman libyen

Passion dans le désert

 

Juan Goytisolo*

 

Un homme, un dromadaire. C’est le couple fascinant qui illumine Poussière d’or.** Retenez bien le nom de son auteur : Ibrahim al-Koni***

 

Est-il possible d’écrire encore et de nos jours le roman d’une passion amoureuse ? Un roman où l’amant doit affronter les traditionnels obstacles des liens familiaux et les coups d’un destin impitoyable, mais aussi les différentes phases de la dégradation physico-morale et le déshonneur public qui le mènent à une immolation brutale en vertu de la flamme intérieure qui l’alimente et le consume ? Oui, s’il s’agit d’un romancier authentique et si l’être aimé n’est ni une demoiselle ni un adolescent imberbe, mais un exemplaire unique de dromadaire blanc et tacheté, à la forme svelte et aux yeux de gazelle ! Peu de récits contemporains réussissent la prouesse de tenir le lecteur en haleine face au drame inexorable qui se noue et de pénétrer en son for le plus intime : Poussière d’or, de l’écrivain libyen Ibrahim al-Koni opère avec une trompeuse simplicité ce miracle.

 

L’immense désert de pierre et de sable qui s’étend sur la Libye et l’Algérie est le théâtre saisissant et éblouissant, gouverné par un soleil tyran­nique, où le jeune Oukhayyed, fils mal-aimé du cheikh de la tribu, découvre un pur amour pour le « tacheté » et tisse sans le savoir la fine maille d’erreurs qui finira par le prendre : un monde de liberté illimitée et sauvage, peuplé de djinns et d’idoles, parcouru par des derviches errants et des sorcières dont les charmes et les amulettes peuvent provoquer la mort et exorciser les dangers.

Le méhari (ou dromadaire blanc) a été offert à Oukhayyed dans son enfance. Élevé et éduqué par lui, il l’accompagnera dans ses virées auprès des jeunes bédouines des oasis avoisinantes et jouira des délices des chamelles en chaleur jusqu’au jour où, après un combat à belles dents avec un rival, il contractera la gale. Tel est le début d’un long périple de déchéance, de souffrance et d’expiation du couple. Oukhayyed supportera avec patience les différentes stations de son chemin de croix, encouragé et enflammé par un amour qui le transcende : son pacte avec le méhari n’admet pas de fléchissement ni de rémission. Mais le mariage du jeune homme avec la belle Ayour, contre la volondu cheikh, le soumettra peu à peu au collier d’une épouse, au jouet d’un enfant mâle et au mirage de l’honneur avec lequel les tribus du désert se laissent abuser.

À partir de cette infidélité, les événements qui secouent le monde d’Oukhayyed se lient les uns aux autres et se nouent comme une grosse chaîne : le fléau de la faim, les tourments de son épouse et de son fils, l’odieuse nécessité de donner en gage le méhari à un riche commerçant cousin d’Ayour, afin de se procurer de la nourriture, la douleur de la séparation d’avec le tacheté, la souffrance de ce dernier et ses tentatives de retour… « Il n’y a pas ici-bas une seule créature dont la résistance à la douleur physique puisse se mesurer à celle du chameau, écrit l’auteur. En revanche, il n’y a pas plus faible que lui pour supporter les douleurs du cœur. »

Par amour, par pur amour, Oukhayyed cédera à la tentation diabolique : répudier Ayour et abandonner son fils en échange de la dévolution du tacheté. Face à la redoutable situation d’avoir à céder son épouse au commerçant qui la désirait, pour récupérer le méhari, Oukhayyed choisit ce qu’il croit être « la liberté, la fidélité au compagnon qu’il avait connu dans l’anéantissement, qui lui avait fait traverser le désert des années durant. La noblesse exigeait de sacrifier le collier (le mariage), le jouet (la descendance) et l’illusion (l’honneur tribal) ; de choisir le tacheté et de continuer avec lui la marche à travers le royaume du vide. »

L’auteur nous conduit d’une main ferme vers la fin inexorable : le déshonneur public d’Oukhayyed, sa condamnation à mort par les tribus à cause de la répudiation et de son acceptation irréfléchie d’une poignée de poussière d’or que lui a donnée son rival ; la diffusion malintentionnée de l’incident par ce dernier, la réparation sanglante de l’outrage et la fuite dans les montagnes inhospitalières de la Hamada avec l’objet de son amour, la chasse lancée contre eux deux et leur traque par la meute des héritiers et des vengeurs de la victime…

Le supplice de l’amant et de son aimé, au fer brûlant, et leur démembrement sont bouleversants. Les Héloïse et Abélard, les Roméo et Juliette du roman constituent sans doute un couple insolite, mais « humain », littérairement convaincant, un couple d’une grandeur singulière qui aspire à la compagnie éternelle au prix de l’extinction.

Ibrahim al-Koni réunit les dons d’un grand artiste et ceux d’un profond connaisseur des différentes traditions littéraires arabes. Il est temps que le public européen le connaisse et lise ses œuvres. Inutile d’ajouter qu’il ne s’agit pas du pain – ni d’un succédané du pain – de tous les jours.

*** *** ***


* Ecrivain d’origine espagnole, il est notamment l’auteur chez Gallimard, de Fiestas, Danses d’été, Juan sans terre, Paysages après la bataille et Chasse gardée.

** Poussière d’or, par Ibrahim Al-Koni, traduit de l’arabe par Mohamed Saad Eddine el-Yamani, Gallimard, 156 p.

*** IBRAHIM AL-KONI est né en Libye en 1948. lI a fait ses études en ex-URSS. Il vit actuellement entre la Suisse et le Sahara libyen. Il a publié des nouvelles dans la revue le Serpent à plumes. Poussière d’or est son premier roman publié en France.

 

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