Opinion
publique
La lutte non-violente n’a pas une structure
bi-polaire, mais tri-polaire. Elle ne se réduit pas à l’affrontement
entre, d’une part, les résistants et, d’autre part, ceux qui ont le pouvoir
de décision, les décideurs. La stratégie de l’action non-violente intègre
un troisième pôle dans le conflit : l’opinion publique. Il se crée ce
qu’on peut appeler une « triangularisation » du conflit. Il y a
donc trois acteurs : les résistants, les décideurs et l’opinion
publique. Et la « bataille » décisive est précisément celle qui
vise à conquérir l’opinion publique. Convaincre les décideurs est toujours
très difficile, surtout lorsqu’il s’agit des pouvoirs publics. Certes, les
décideurs sont des femmes et des hommes qui, comme tout un chacun, sont
capables de comprendre les exigences de la justice. Mais, en même temps, ils
risquent fort de se trouver prisonniers de leur propre pouvoir, d’être les
otages du système qu’ils ont pour fonction de défendre. S’ils ne se
laissent pas convaincre par la justesse de la cause des acteurs, peut-être
se laisseront-ils contraindre par la pression de l’opinion publique.
Bien sûr, la force de l’opinion publique sera d’autant plus grande que la
société sera plus démocratique.
Ainsi l’un des objectifs prioritaires de l’action
non-violente est de convaincre l’opinion publique – c’est-à-dire, non pas
peut-être la majorité des citoyens, mais du moins une forte minorité
d’entre eux – du bien-fondé de la lutte engagée. Les décideurs adverses
doivent alors tenir compte de l’arbitrage rendu par l’opinion publique afin
de ne pas se discréditer auprès d’elle. Il est de leur propre intérêt
d’apparaître conciliants et d’accepter de négocier avec le mouvement de résistance.
En revanche, si le mouvement de résistance perd la bataille de l’opinion
publique, si celle-ci prend fait et cause pour le pouvoir établi, alors
celui-ci pourra ignorer les revendications qui lui sont présentées et mettre
en œuvre tous les moyens de répression à sa disposition. L’échec de la résistance
est alors pratiquement certain.
L’action non-violente, par la pédagogie qu’elle
implique, a toute chance de se montrer beaucoup plus efficace que la violence
pour gagner la bataille de l’opinion publique. Le recours à la violence
risque fort de discréditer les résistants auprès de l’homme de la rue. La
violence isole les protestataires et marginalise la protestation. Tout particulièrement,
la violence écarte de toute manifestation de rue une large part de la
population, toutes celles et tous ceux qui ont peur de la violence ou qui la récusent
par principe.
Si nous utilisons la violence, nous ne créons pas un
débat public sur l’injustice que nous combattons, mais sur la violence que
nous commettons. Nous pouvons en être sûrs, ce sont les images de nos
violences qui feront la une des médias. Celles-ci indisposeront l’opinion
publique et susciteront en son sein des réactions de rejet. La violence
constitue un écran entre les acteurs de la résistance et l’opinion publique,
et celui-ci cache à ses yeux le bien-fondé de la cause pour laquelle la
bataille est livrée. La violence fait passer les résistants pour des « casseurs »
et elle justifie la répression à leur encontre, car il est logique que les
casseurs soient les payeurs. La violence permet aux pouvoirs établis de
« criminaliser » la protestation citoyenne. Je n’ai rien à dire
si je me retrouve en prison pour une action violente. En revanche, si je m’y
trouve pour une action non-violente, je peux dire les raisons pour lesquelles
j’y suis. La non-violence ne permet pas d’éviter la répression, mais elle
la prive de toute véritable justification. C’est alors la violence de la répression
qui risque de discréditer les pouvoirs publics. Ici, le choix de la
non-violence n’est pas une question de morale, mais de réalisme et
d’efficacité.
Il importe d’être conscient que ce n’est que par
commodité de langage que l’on parle de « l’opinion publique »
au singulier. En réalité, l’opinion publique est plurielle. Au cours
d’une campagne d’action, elle se divisera en plusieurs « camps »,
selon la solidarité, la sympathie, l’indifférence ou l’hostilité que les
gens manifesteront à l’égard de la cause défendue. Si, le plus souvent, la
communication opérée par l’intermédiaire des médias s’adressera
indistinctement à tous les secteurs de l’opinion publique, certaines actions
d’information, de sensibilisation et de popularisation devront être « ciblées »
en s’adressant plus particulièrement à tel ou tel secteur en tenant compte
de sa propre disposition pur rapport à l’enjeu du conflit.
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