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Nécessité
Lorsqu’il recourt à la violence, l’homme invoque
généralement la nécessité. C’est le propre de la doctrine de la violence
d’affirmer que celle-ci est légitime lorsqu’elle est nécessaire et, corrélativement,
qu’elle n’est pas légitime quand elle n’est pas nécessaire. Mais cette
restriction théorique s’avère parfaitement inopérante dans la pratique, car
celui qui a décidé de recourir à la violence ne manque jamais d’arguments
pour affirmer que sa violence est nécessaire. Doctrine réversible et
contradictoire ! Elle autorise de justifier toutes les violences aux yeux
de qui les commet. C’est seulement à qui les subit qu’elle permet de les
condamner. Cependant, il se peut que, sous la contrainte de la nécessité,
je ne sache pas faire autrement que de recourir à des moyens violents pour
tenter de m’opposer à une violence qui menace autrui, l’humilie, le fait
souffrir et s’apprête peut-être à le tuer. Invoquer ici la nécessité doit
être un choix moral exigeant, raisonné et risqué. Cette contre-violence
n’est pas « nécessaire » au sens où je ne pourrais pas ne pas la
commettre, mais au sens où je voudrais ne pas avoir à la commettre. C’est
volontairement que je la commets, mais à contrecœur. Car cette violence, qui
m’apparaît nécessaire pour neutraliser un mal-faiteur, va lui causer un mal
que je ne peux pas lui vouloir. C’est l’une des affirmations essentielles de
la non-violence qu’aucun homme, si malfaiteur soit-il, ne « mérite »
qu’on lui fasse du mal. Ce mal que je juge nécessaire n’est pas légitime.
L’humanité du malfaiteur continue à mériter le respect. Et la violence que
je lui inflige et qui abîme son humanité est contraire au respect que je lui
dois. Ainsi, lorsque, au titre du « moindre mal », je recours à la
violence pour éviter le pire, je ne dois pas perdre conscience que ce « moindre
mal » est, et reste hélas, un mal. Certes, ma volonté veut un bien –
faire cesser, autant que possible, une violence qui meurtrit autrui –, mais
elle accepte de mettre en œuvre des moyens qui comportent un mal. Je ne peux
donc pas ne pas éprouver cette violence comme une contradiction. Or, précisément,
l’effet de toute doctrine de la violence légitime est d’occulter cette
contradiction. En outre, je vais sûrement commettre un mal, sans
avoir la certitude qu’il en résultera un bien. C’est seulement a
posteriori, par l’analyse des conséquences de mon action, que ce choix s’avérera
avoir été ou non bénéfique. Mais je ne peux éviter cette prise de risque, dès
lors que, tout bien considéré, je pense que la refuser serait faire preuve de
lâcheté. Cette contradiction et ce risque révèlent le tragique de la
condition humaine. Invoquer la nécessité pour justifier la violence est
bien la preuve qu’elle ne saurait recevoir de justification proprement
humaine. Pour se constituer, l’homme doit résister, autant que faire se peut,
aux déterminismes qui entravent son action créatrice d’être libre.
L’homme n’accomplit son humanité, ne conquiert sa liberté qu’au-delà de
la nécessité de la violence. En se soumettant à l’enchaînement de cette nécessité,
il aliène son humanité et perd sa liberté. Nécessité ne vaut pas légitimité.
Même lorsque qu’un usage limité, proportionné de la violence apparaît nécessaire,
l’exigence de non-violence demeure : la nécessité de la violence ne
supprime pas l’exigence de non-violence. L’exigence « Tu ne tueras pas » est impérative
en toute circonstance. Justifier une exception, c’est nier l’exigence.
La nécessité de tuer est un désordre, elle n’est pas un contrordre ;
elle n’innocente pas le meurtrier. Justifier la violence sous le couvert de la
nécessité, c’est rendre la violence sûrement nécessaire. C’est déjà
justifier toutes les violences à venir, et enfermer l’à-venir dans la nécessité
de la violence. Si, « chaque fois », je justifie ma violence sous le
prétexte de la nécessité, « la prochaine fois », la nécessité
m’imposera encore sa loi et il en sera ainsi « toutes les fois ».
Le recours, sous la contrainte de la nécessité, à des moyens violents doit être,
à la lettre, l’exception qui confirme la règle. Parce que la violence n’est jamais innocente, elle
n’est jamais légitime. Et après l’acte violent qu’advient-il de
l’homme ? La violence meurtrière est toujours un mal et un malheur, un
drame et un échec. Elle ne doit jamais donner lieu à une victoire qui exalte
le corps ou le cœur. La jubilation est indécente. Celui qui prend plaisir au
meurtre, qui s’en réjouit, se retranche des humains. L’exercice de la
violence doit être vécu dans l’affliction. Si je tue mon adversaire, il me
faut prendre le deuil de celui qui est mort de mes propres mains. Dans le lieu et le temps où l’homme se trouve
soumis à la contrainte de la nécessité de la violence – surtout s’il
s’agit de la noire nécessité de tuer – l’homme se trouve privé de son
humanité. Connaître la violence, c’est prendre conscience de cette privation
à travers la souffrance d’une déchirure intérieure. Le proverbe « Nécessité fait loi »
voudrait fonder un « droit de nécessité » qui permettrait de se
dispenser du respect de la loi. En réalité, la nécessité peut contraindre à
passer outre à l’exigence de la loi, mais elle ne fonde aucun droit. C’est
bien plutôt la maxime « Nécessité n’a pas de loi » qui doit être
retenue comme l’expression de la sagesse des nations. Si l’homme est pris au piège de la nécessité qui
le contraint à user de violence contre son adversaire, qu’il ait l’honnêteté
intellectuelle de ne pas se disculper. Ajouter à l’acte violent une
justification redouble le malheur et le scelle définitivement. Qu’il se
ressouvienne, au moment où, sous l’emprise des circonstances, il croit ne pas
pouvoir faire autrement que d’employer la violence, que l’exigence de
non-violence est essentielle à son humanité. Cette exigence spirituelle
est là pour empêcher que se referme sur lui le piège de la fatalité. C’est
à cette condition qu’il n’accordera à la violence seulement ce qui est
strictement imposé par la nécessité. Faute de quoi, la violence s’emparera
de son destin. Reconnaître l’exigence de non-violence est la seule démarche
qui permette de réduire la violence à la stricte nécessité. En définitive,
la véritable justification d’agir sous l’emprise de la nécessité est de
faire reculer cette même nécessité et, si possible, de l’éliminer. Si
l’homme ne se situe pas résolument dans la dynamique de la non-violence, il
retombera inéluctablement dans la logique de la violence. Le comportement de
l’homme face à la violence dépend, pour une part décisive, des efforts
qu’il a consentis pour connaître la non-violence et des exercices qu’il a
pratiqués pour se préparer à l’action non-violente. Si, à un moment d’un conflit, la violence apparaît
nécessaire au titre du « moindre mal », c’est, le plus souvent,
parce qu’on a laissé dégénérer ce conflit sans mettre en œuvre,
lorsqu’il en était encore temps, les méthodes non-violentes qui auraient
permis de le résoudre pacifiquement. C’est en se décidant à la non-violence qu’il
devient possible à chacun de faire reculer les limites de la nécessité. Ici
l’enjeu est la liberté, rien de moins : la liberté d’un sujet qui
oppose la force et le courage à l’arbitraire des circonstances. Il s’agit
de décider. Mais qu’est-ce qui m’empêche de choisir vraiment mon
camp, de me décider pour la non-violence ? Ne serait-ce pas parce que
l’on s’abandonne facilement à la foi naïve dans la nécessité, parce que
l’on se refuse finalement de croire en la liberté de l’homme ? Parce
que l’on joue avec cette pensée que, la violence étant ancestrale, elle est
honorable, respectable, inscrite en quelque sorte dans la destinée humaine. Un
héritage, pour ainsi dire, une tradition. Ces arrière-pensées ne désarment-elles
pas insidieusement la capacité de vouloir ? Ces pensées de l’arrière
ne minent-elles pas le sol de la décision ? Avant même que l’on
choisisse, c’est déjà décidé : on s’accommode de la nécessité. Il est fort probable que, face à l’événement, les
individus n’aient pas tous la même appréciation des critères de la nécessité
de recourir à la violence. Cette appréciation est conditionnée par
l’histoire des individus. Elle ne sera pas seulement fondée sur des critères
rationnels, mais aussi sur la capacité de chacun à maîtriser ses émotions et
ses peurs. En définitive, le choix personnel de prendre ou non le risque de
recourir à des moyens violents sera déterminé par l’analyse morale de la
situation. La nécessité, par définition, s’impose à la
personne au moment où celle-ci va passer à l’action. Mais la question est de
savoir si l’homme ne garde pas une part de responsabilité face aux déterminismes
qui grèvent son action. Assurément, l’homme agit selon ses dispositions du
moment ; mais, de celles-ci, il est dans une large mesure responsable. Il a
une histoire, un passé qui, à mesure qu’il avance dans la vie, gagne en
influence et donne forme à son futur. Ses dispositions sont alors grandement
tributaires de ses vécus passés. Il est trop facile d’imputer à la nécessité
seule les ratés d’une vie d’esquives, de dérives, de fuites, de
louvoiements et de volonté d’ignorance. Ne nous y trompons pas, ne regardons
pas tout alentour avec un air accusateur : cette vie est notre vie.
Ainsi l’ignorance elle-même est un vouloir-ne-pas-savoir, donc une forme
coupable du savoir. Elle est un tort. La faute d’ignorance accuse l’ignorant
et ne l’excuse point. En définitive, face à l’événement, chaque
individu déterminera son attitude personnelle et décidera de recourir ou non
à la violence en fonction d’un choix existentiel qui engage sa responsabilité
et, au-delà, le sens même de son existence. Moyens |
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