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Leader
L’expérience montre que les mouvements de résistance
qui furent capables de mobiliser un peuple, une communauté ou une minorité ont
toujours été animés par une personne qui symbolisait aux yeux de tous les
membres de cette collectivité, ou du moins du plus grand nombre, l’idéal de
la lutte et l’espérance de la victoire. On pourrait le regretter au nom de
l’idéal égalitaire selon lequel c’est à chaque femme et à chaque homme
de cette collectivité, et non à une personne singulière et unique, de prendre
en charge son destin et de décider de son avenir sans qu’il ait besoin, pour
cela, de se référer à un quelconque leader. Mais s’attarder à ce rêve, ce
serait supposer les problèmes résolus et non pas tenter de les résoudre. Car
il reste vrai que la confiance d’une collectivité dans une personne à qui
elle reconnaît les qualités d’intégrité et de courage, et à laquelle elle
peut s’identifier, peut lui permettre d’agir avec une cohésion, une détermination
et une discipline dont elle serait incapable autrement. Dès lors que le leader
est investi de la confiance de sa communauté, il devient son porte-parole légitime
et il peut exprimer ses revendications aussi bien auprès de l’opinion
publique nationale que sur la scène internationale. C’est lui qui devient
tout naturellement l’interlocuteur privilégié des décideurs adverses
lorsque vient le temps des négociations. L’émergence d’un leader au sein d’une
collectivité est un phénomène assez complexe. En principe, on ne
s’autoproclame pas leader. Ce sont les membres de la collectivité qui
reconnaissent l’un d’entre eux comme étant, de par ses qualités
personnelles, le plus apte à les « conduire » (le terme « leader »
vient du verbe anglais to lead qui signifie conduire). Tout particulièrement
dans un mouvement non-violent où le leader, par principe, ne dispose d’aucun
moyen de contrainte, son autorité ne peut reposer que sur la confiance de
l’ensemble des membres de la collectivité. Il est souhaitable que le leader
soit élu afin que son autorité soit légitimée aux yeux de tous. Mais, généralement,
l’élection ne crée pas le leader, elle ne fait que confirmer et affirmer son
leadership. Cependant, il serait dommageable que l’unité et la
force d’un mouvement soient par trop tributaires du prestige exceptionnel
d’un leader « charismatique ». Le danger serait alors réel que
s’institue plus ou moins consciemment un « culte de la personnalité »
avec ses nombreux effets pervers. Lorsque le leader joue un rôle démesuré, il
risque de confisquer le pouvoir de décision au sein du mouvement. Cela peut
devenir préjudiciable à la démocratie participative qui doit prévaloir en
son sein. Le leader est un homme d’autorité, mais il ne doit pas devenir un
homme de pouvoir. Il doit être un « sage » et non pas un « prince ».
Par ailleurs, un leader n’est jamais infaillible et s’il en venait à être
quelque peu dépassé par la situation, c’est tout le mouvement qui se
trouverait affaibli. De plus, si le leader venait à disparaître, le mouvement
tout entier risquerait de connaître le désarroi de l’orphelin au lendemain
de l’emprisonnement ou de la mort de son père et de n’être plus capable de
poursuivre la lutte. Le danger est grand que les militants de base se trouvent désemparés
et que le mouvement se désorganise peu à peu. Un mouvement non-violent se trouve confronté à deux
exigences contradictoires qui doivent se conjuguer l’une à l’autre dans un
mouvement dialectique : d’une part, il est souhaitable qu’un leader
donne au mouvement l’impulsion dont il a besoin et, d’autre part, il est également
souhaitable que le rôle du leader reste limité. Le leader d’un mouvement
non-violent doit s’efforcer d’être parmi ses compagnons le « premier
parmi ses égaux ». Il est ainsi essentiel de mettre en place une
direction collégiale autour du leader afin que plusieurs responsables
participent aux décisions qui engagent le mouvement. Il est donc souhaitable
qu’il y ait plusieurs leaders, même s’il paraît assez inévitable que
l’un d’entre eux le soit davantage que les autres. Par ailleurs, on ne
saurait exclure que surviennent au sein du mouvement, fut-il non-violent, des
rivalités personnelles au sujet de sa direction. Seule, l’organisation démocratique
du mouvement peut parer à ces dangers potentiels qui peuvent devenir biens réels. Pour atteindre le meilleur équilibre, il importe que
la part émotionnelle et affective du lien qui unit le mouvement à son leader
soit la plus réduite possible et sa part rationnelle et politique la plus large
possible. Mais, surtout, il faut que le mouvement se dote d’un mode
d’organisation et de fonctionnement le plus démocratique possible, en sorte
que tous ses membres participent effectivement aux prises de décision. Certes,
généralement, les conditions de la lutte ne permettent pas d’emprunter les détours
et de respecter les délais que la démocratie directe exige. Dans les moments
les plus forts de la lutte, l’action peut imposer ses propres urgences qui
obligent à prendre une décision très rapidement. Mais c’est une raison
supplémentaire pour que le mouvement dispose des moyens organisationnels lui
permettant de faire face pour le mieux à de telles situations. En définitive,
c’est la qualité démocratique de l’organisation d’un mouvement
qui est la meilleure garantie contre l’omnipotence d’un leader et ses effets
pervers. Dans une campagne d’action non-violente, il est
essentiel que le(s) leader(s) ai(en)t une conviction personnelle forte au sujet
de la non-violence. Pour l’efficacité même de l’action, il importe que le
choix de la non-violence ne soit jamais remis en question, mais qu’il soit au
contraire sans cesse réaffirmé comme l’une des conditions de la réussite.
Cette réaffirmation sera particulièrement importante dans les moments de crise
que pourra connaître le mouvement. C’est à ces moments qu’il sera plus nécessaire
que jamais que les consignes de non-violence soient respectées, alors même que
certains pourront mettre en cause le bien-fondé du choix de la non-violence.
Toute hésitation, toute tergiversation à ce sujet ne pourrait qu’être préjudiciable
à la bonne conduite de l’action. Enfin, force est de reconnaître que les leaders ont
été généralement des hommes, même s’il y eut de notables exceptions.
Peut-être la culture de la non-violence pourrat-elle favoriser l’accès de femmes
au rôle de leader ? Autorité
Organisation
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