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Krishnamurti à lui-même Son dernier journal*
Mercredi 30 mars 1981
Descendant la route droite par une belle matinée, c’était le printemps, et le ciel était extraordinairement bleu ; il n’y avait pas un nuage en lui, et le soleil était tout juste chaud, pas brûlant. Cela donnait une sensation agréable. Et les feuilles étincelaient et il y avait un scintillement dans l’air. C’était réellement un matin extraordinairement beau. La haute montagne était la, impénétrable, et les collines en bas vertes et gracieuses. Et pendant que vous marchiez le long tranquillement, sans beaucoup de pensée, vous vîtes une feuille morte, jaune et d’un rouge brillant, une feuille de l’automne. Combien cette feuille était belle, si simple dans sa mort, si vivante, pleine de la beauté et de la vitalité de l’arbre entier et de l’été. C’était étrange qu’elle ne fût pas fanée. La regardant de plus près, on[1] vit toutes les veines et la tige et la forme de cette feuille. Cette feuille était tout l’arbre. Pourquoi les êtres humains meurent-ils si misérablement, si malheureusement, d’une maladie, de vieillesse, de sénilité, le corps rétréci, amoindri, enlaidi ? Pourquoi ne peuvent-ils mourir naturellement et aussi admirablement que cette feuille ? Qu’est-ce qui ne va pas à notre sujet ? En dépit de tous les docteurs, les médicaments et les hôpitaux, les opérations, de toute l’angoisse de la vie, et aussi de tous les plaisirs, nous ne paraissons pas capables de mourir avec dignité, avec simplicité et avec un sourire. Une fois, marchant le long d’un chemin, on entendit derrière soi un chant mélodieux, rythmique, ayant la force ancienne du sanskrit. On s’arrêta et regarda autour de soi. Un fils, le plus âgé, nu jusqu’à la ceinture, transportait un pot en terre cuite dans lequel brûlait un feu. Il tenait ce pot dans un autre récipient et, derrière lui, il y avait deux hommes transportant son père mort, recouvert d’un drap blanc, et tous chantaient. On savait quel était ce chant et on s’y joignait presque. Ils passèrent et on les suivit. Ils descendaient la route en chantant, et le fils aîné était en larmes. Ils transportaient le père vers le rivage où ils avaient déjà rassemblé une grande pile de bois et ils déposèrent le corps au sommet de cet amoncellement de bois auquel ils mirent le feu. Tout cela était si naturel, si extraordinairement simple : il n’y avait pas de fleurs, il n’y avait pas de corbillard, il n’y avait pas de voitures noires tirées par des chevaux noirs. Tout cela était très tranquille et suprêmement rempli de dignité. Et l’on regardait cette feuille et un millier d’autres feuilles de l’arbre. L’hiver avait détaché cette feuille de sa branche nourricière pour la jeter sur ce sentier et elle sécherait bientôt complètement et se fanerait ; partie, transportée au loin par les vents, elle serait perdue. De même que vous enseignez aux enfants les mathématiques, l’écriture, la lecture et tout le travail de l’acquisition du savoir, il faudrait aussi leur enseigner la grande dignité de la mort, non comme d’une chose morbide, malheureuse, à laquelle on devra faire face finalement, mais comme de quelque chose de la vie quotidienne — cette vie quotidienne dans laquelle on observe le ciel bleu et la sauterelle sur une feuille. Cela fait partie de l’enseignement, de même que lorsqu’il vous pousse des dents et lorsque vous avez tout l’inconfort des maladies infantiles. Les enfants ont une extraordinaire curiosité. Si vous voyez la nature de la mort, vous n’expliquez pas que toute chose meurt, que les cendres retournent aux cendres, etc., mais, sans aucune peur, vous leur expliquez gentiment et leur faites sentir que la vie et la mort sont une seule et même chose — non à la fin de la vie de quelqu’un, après cinquante, soixante ou quatre-vingt-dix ans, mais que la mort est pareille à cette feuille. Regardez les vieux hommes et les vieilles femmes, combien ils ont l’air décrépit, combien ils ont l’air perdus, malheureux et laids. Est-ce parce qu’ils n’ont réellement compris ni la vie ni la mort ? Ils se sont servis de la vie, ils gâchent leur vie dans un incessant conflit qui ne fait qu’exercer et renforcer le soi, le moi, l’ego. Nous passons nos jours dans de telles variétés de conflit et de malheur, avec quelque joie et quelque plaisir, buvant, fumant, nous couchant tard et travaillant, travaillant, travaillant. Et, à la fin de sa vie, chacun fait face à cette chose appelée la mort et il en est effrayé. On pense qu’elle peut toujours être comprise, ressentie profondément. L’enfant, avec sa curiosité, on peut l’aider à comprendre que la mort n’est pas seulement la dévastation du corps par la maladie, la vieillesse ou quelque accident inattendu, mais que la fin de chaque jour est aussi la fin de soi-même chaque jour. Il n’y a pas de résurrection, c’est de la superstition, une croyance dogmatique. Toute chose sur Terre, sur cette belle Terre, vit, meurt, vient à l’être et se fane, dépérit. Pour saisir ce mouvement total de la vie, il faut de l’intelligence, non l’intelligence de la pensée ou des livres, ou du savoir, mais l’intelligence de l’amour et de la compassion, avec sa sensitivité. On est très certain que si l’éducateur comprend la signification de la mort et sa dignité, l’extraordinaire simplicité de mourir — s’il comprend cela, non pas intellectuellement mais profondément, — alors il peut être capable de faire comprendre à l’étudiant, à l’enfant, que la mort, cette fin, ne doit pas être évitée, n’est pas quelque chose dont on doive être effrayé, car elle fait partie de leur propre vie, de telle sorte que l’étudiant, l’enfant, lorsqu’ils grandiront, ne seront jamais effrayés de leur fin. Si tous les êtres humains qui ont vécu avant nous, générations après générations, vivaient encore, combien ce serait terrible ! Le commencement n’est pas la fin. Et on aimerait aider — non, c’est le mot malencontreux ! —, on aimerait, s’agissant d’éducation, faire entrer la mort dans quelque espèce de réalité, d’actualité, non celle de quelqu’un d’autre mourant, mais celle de chacun de nous, quelque vieux ou jeune qu’il soit, ayant à faire face à cette chose inévitablement. Ce n’est pas une triste affaire de larmes, de solitude, de séparation. Nous tuons si aisément, non seulement les animaux pour notre propre nourriture, mais encore en participant à cette vaste tuerie inutile, à cette tuerie pour l’amusement, appelée sport — tuer un cerf parce que c’est la saison ! Tuer une bête sauvage, c’est comme tuer votre voisin. Vous tuez les animaux parce que vous avez perdu le contact avec la nature, avec toutes choses vivantes sur cette Terre. Vous tuez dans les guerres pour de si nombreuses idéologies romanesques, nationalistes, politiques. Au nom de Dieu, vous avez tué les gens. La violence et la tuerie vont ensemble. Alors qu’on regardait cette feuille morte avec toute sa beauté et sa couleur, peut-être voulait-on comprendre très profondément, prendre conscience de ce que notre propre mort doit être, non à la fin même, mais dès le commencement. La mort n’est pas quelque chose d’horrible, quelque chose qu’il faut éviter, quelque chose qui doit être renvoyé à plus tard, mais plutôt quelque chose qu’il convient d’être jour après jour. Et de cela surgit un sens extraordinaire d’immensité. *** *** *** Traduction de René Fouéré, du 11 mars 1988 * Krishnamurti to Himself, His Last Journal, ©1987; Krishnamurti Foundation Trust Ltd., Brockwood Park, Bramdean, Hampshire, Kent BR3 1SD, England. [1] Selon son mode d’expression usuel, Krishnamurti a utilisé, dans certaines phrases de ce texte, le pronom « one » (« on ») au lieu du pronom « I » (« Je »). Nous avons suivi son mode de rédaction, mais, dans plus d’un cas — notamment lorsqu’il observe ce qui se passe autour de lui — on pourrait très aisément remplacer « on » par « je », ce qui rendrait parfois la version française plus explicite. (N.d.T.) |
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