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L’incomparable lumière de l’enseignement de Krishnamurti[1]

 

René Fouéré

   

Je ne saurais trop remercier les responsables de l’Association Culturelle « Science & Conscience » de m’avoir fait l’honneur de m’inviter à prendre la parole en ce lieu.

Je tiens aussi à exprimer ma vive gratitude à tous ceux qui m’ont fait la faveur de venir m’entendre ici.

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Je souhaiterais de tout cœur que la présente réunion ne fût pas une réunion mondaine, un moment de « distraction », mais une occasion pour’ chacun de nous de se découvrir et de se transformer réellement. En un siècle où leur méconnaissance d’eux-mêmes conduit les hommes à des violences et des détresses sans nom, auxquelles aucun idéalisme — qu’il soit religieux, philosophique, social ou politique — ne saurait porter d’authentique remède.

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Si, après une émouvante sollicitation, j’ai accepté de venir vous parler ici, ce fut essentiellement pour rendre hommage à Krishnamurti, ce dispensateur d’un enseignement que je tiens pour le plus grand que notre monde ait jusqu’à présent connu.

Un enseignement sur l’importance duquel j’ai insisté dans ma dernière lettre, du 5 février 1986, à Krishnamurti, que je lui ai adressée juste avant sa mort, et qu’il fut, m’a-t-on dit, heureux de recevoir. J’en extrairai pour vous les lignes suivantes :

« Comme je l’ai dit dans la dédicace que j’ai écrite à votre intention sur mon dernier livre, votre enseignement a été et demeure pour moi la plus grande lumière de ma vie.

Nous savions quel prix vous attachiez à cet enseignement et avec quel courage vous travailliez à sa diffusion à travers le monde, par toutes les conférences que vous donniez à son sujet.

C’est donc de tout notre cœur que nous souhaitons, ma femme et moi, que, pour vous-même et pour votre œuvre, tout se passe le plus heureusement possible.

Quoi qu’il puisse advenir, je peux vous assurer que, tant que j’en aurai la force, je travaillerai à faire connaître, à répandre votre enseignement que je tiens pour le plus grandiose et le plus humain que notre monde ait jamais connu.

Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour qu’il conserve sa forme la plus haute et la plus pure ; pour qu’on ne construise pas, à son propos, quelque nouvelle église ; pour qu’il demeure dépouillé de toute autorité personnelle, comme de toute appartenance à quelque groupe que ce soit, national, politique, social, racial, « religieux » ou autre ; pour qu’il conserve toute sa pureté et sa beauté originelles. »

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J’ai été durant toute ma vie, et je reste, un chercheur épris de vérité, appréciant de son mieux la qualité des propos des autres, et je ne suis le disciple de personne ni n’engage non plus personne à se faire le disciple de qui que ce soit, moi compris.

Ayant eu l’occasion d’entendre parler élogieusement de Krishnamurti et de m’intéresser à ses premiers écrits, j’ai pu l’écouter dès 1930 à la salle Pleyel à Paris et, par la suite, le rencontrer.

Sans, pour autant, me faire son disciple — comme en témoigne l’avant-propos de mon dernier ouvrage La Révolution du Réel – Krishnamurti —, je n’en ai pas moins discerné l’extraordinaire qualité ainsi que l’originalité de ses paroles et de ses ouvrages.

En 1936, préoccupé par la montée de la violence et l’approche de la guerre mondiale, je me suis entretenu avec lui à Saanen, en Hollande.

Des années après, nous avons pu assister, mon épouse et moi, dès 1961, aux réunions de Saanen, en Suisse, et j’ai même été chargé de traduire, à l’intention des auditeurs de langue française, des conférences de Krishnamurti.

Nous avons pu nous rendre aussi à Brockwood Park, en Angleterre, non loin de Southampton. Ce qui nous a permis de découvrir l’École Krishnamurti créée en ce lieu.

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J’ai pu avoir avec Krishnamurti d’amicales, d’affectueuses relations.

Il a apprécié mes propres écrits à son sujet, car c’est lui qui remit en Inde à l’un de ses proches auditeurs, Maurice Frydman, un de mes petits ouvrages Krishnamurti, l’Homme et sa Pensée, dont je lui avais offert un exemplaire. C’est cet ouvrage, traduit en anglais par Maurice Frydman sous le titre Krishnamurti: The Man and His Teaching, qui a connu, aux Editions Chetana de Bombay, huit éditions successives.

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Ce qui, toutefois, est le plus important à mes yeux, ce n’est pas l’homme Krishnamurti, mais son message.

Peut-être certains d’entre vous connaissent sa vie et son œuvre. Mais, à l’intention des autres auditeurs, je les résumerai brièvement, en rappelant tout d’abord le rôle, aussi important qu’inattendu, que joua, dans la présentation mondiale de Krishnamurti, la Société Théosophique. Cette Société Théosophique que Maurice Magre a admirablement évoquée dans son livre Magiciens et Illuminés.

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Elle avait été fondée à New York le 8 septembre 1875 par la femme étonnante que fut Helena Petrovna Blavatsky, aventureuse et presque exploratrice, auteur de volumineux ouvrages singulièrement documentés, paraissant douée de facultés supranormales, et le « colonel » Henry Steel Olcott qui s’intéressait passionnément au spiritisme et à l’occultisme.

Cette Société s’était donné pour objet principal de propager dans le monde une sorte de synthèse, qui peut passer pour valable, des enseignements traditionnels de la spiritualité indienne (hindouisme, bouddhisme, etc.) ainsi que de cette grande « Confrérie Blanche » à laquelle étaient censés appartenir ces Adeptes dont certains sont nommés Maîtres ou Mahatmas.

Selon la doctrine théosophique de Blavatsky, d’Olcott et de leurs continuateurs, les âmes humaines, suspendues comme des perles à des « fils de vie » qui leur sont propres, se réincarnent au cours d’existences nombreuses selon la Loi du Karma ou « loi de rétribution des actes », qui les contraint à épuiser graduellement le solde malencontreux de leurs actions passées. Jusqu’au moment où, s’étant affranchies de toute dette et de tout désir, elles parviennent à cet état d’accomplissement suprême, à cette extinction de toute conscience égoïste de soi que les bouddhistes appellent le nirvāna.

D’après les théosophes, ce point culminant de l’aventure humaine, cette libération de la « roue des renaissances », ne peuvent être atteints que par des « moi » qui se sont engagés dans le « Sentier du Disciple » et qui, au terme de leur épreuve, sont devenus des Adeptes et, du même coup, des membres de la Grande Confrérie Blanche.

Au-dessus de ces « Maîtres » dont les théosophes ont parlé se trouvaient, parmi d’autres entités grandioses, le Seigneur Maitreya, l’Instructeur du Monde assimilé au Bodhisattva, le futur Bouddha.

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La Société Théosophique a contribué dans l’Inde, alors colonisée, à la renaissance des enseignements traditionnels et a été un important agent de leur diffusion mondiale. Elle a également contribué à la libération politique de l’Inde.

De New York, elle avait émigré en Inde, établissant à Adyar son Quartier Général mondial, lequel était devenu un vaste complexe de bâtiments.

Lorsque parut Krishnamurti, la Société Théosophique était présidée par Annie Besant qui avait jadis contribué à la fondation du Parti Travailliste anglais et disposait d’une réputation internationale. Elle participait ardemment à la résurrection de la culture indienne et au mouvement de libération du pays.

Son « lieutenant » Charles Webster Leadbeater, qui l’assistait dans ses fonctions, affirmait, comme la Présidente elle-même, être doué de facultés paranormales. Tous deux soutenaient pouvoir « rencontrer » dans l’Invisible ces Maîtres dont j’ai parlé. Lesquels, passant pour être dotés de hauts pouvoirs spirituels, leur avaient annoncé la venue imminente parmi nous du Seigneur Maitreya, cet Instructeur du Monde qui, comme le Bouddha ou Jésus, enseignerait aux hommes, au sein de la confusion du siècle, le chemin de la Lumière et du Salut. Ajoutons qu’Annie Besant n’avait pas hésité à faire publiquement état de cette prédiction.

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Krishnamurti naquit le 11 mai 1895 dans la petite ville de Madanapalle, à quelque 200 km à l’O.N.O. de Madras. Son nom de famille est Jiddu ou Jeddu mais, selon la coutume, il est connu par son nom personnel ou prénom Krishnamurti.[2] Au jugement de ceux qui l’entouraient et, en particulier, de son père Narianiah, il passait, en dépit de sa beauté, pour un enfant attardé, dépourvu de tout éclat intellectuel. Il n’en était pas moins, dans sa nombreuse famille, un observateur de la nature extraordinairement attentif.

Son jeune frère Nityananda était aussi alerte et vif que Krishnamurti paraissait vague et rêveur.

Une des sœurs de Krishnamurti mourut à 20 ans et sa mère Sanjeevamma mourut en décembre 1905. Ce qui fut la pire des épreuves subies par la famille.

En sorte que Narianiah, qui était un théosophe, eut, dans sa détresse et alors qu’il ne recevait plus qu’un demi-salaire, l’idée de faire appel à Annie Besant, Présidente de la Société Théosophique. Il finit par être entendu et vint, avec ce qui restait des siens, habiter un cottage délabré situé à Adyar, à l’extérieur de l’enceinte du Quartier Général de la Société Théosophique.

Krishnamurti et Nityananda, ainsi que les autres enfants vivant à proximité du complexe théosophique, avaient coutume de descendre vers la plage voisine bordant la rivière Adyar.

Un soir, Leadbeater revenant à Adyar après une longue absence en Europe, alla se baigner sur cette plage avec ses deux secrétaires et, en retournant au « Bungalow Octagon » du Quartier Général, il dit à l’un de ses secrétaires qu’un des garçons sur la plage « avait la plus merveilleuse aura qu’il eût vue, sans la moindre trace d’égoïsme en elle ».

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Au sujet du terme « aura », je dois préciser que, selon les théosophes, qui s’accordaient sur ce point avec la tradition indienne, l’homme possédait, outre son corps matériel usuellement visible, d’autres « corps », tissés de matières plus subtiles, se pénétrant mutuellement. Ces « corps », concentriques au corps matériel, se situeraient à un autre niveau d’observation. Leurs formes, et les auréoles lumineuses ou « auras » qui s’en dégagent, ne seraient perceptibles que par des sujets chez lesquels seraient exceptionnellement éveillés des sens plus déliés que ceux dont nous avons coutume de faire usage ; cet éveil pouvant être naturel ou provoqué par un entraînement approprié.

Le secrétaire, auquel Leadbeater avait tenu le propos rapporté, fut très surpris qu’il pût s’appliquer à Krishnamurti, qui lui avait paru très faible d’esprit, mais Leadbeater n’hésita pas à dire que cet enfant deviendrait « un maître spirituel et un grand orateur », qu’il serait « beaucoup plus grand » qu’Annie Besant.

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Le vrai responsable de l’extraordinaire aventure de Krishnamurti a donc été, à vues humaines, Leadbeater et lui seul ; comme l’a elle-même reconnu Annie Besant, dans une lettre qu’elle adressa à son collaborateur le 18 février 1915.

Krishnamurti accepta d’abord d’entrer dans le rôle qui lui avait été réservé et de subir, dans le cadre de l’institution baptisée « Ordre de l’Étoile d’Orient », l’entraînement qui allait le préparer à devenir l’incarnation vivante du Seigneur Maitreya, cet Instructeur du Monde que Krishnamurti appellera le Bien-Aimé.

Mais, transformé par la mort, survenue en 1925 et qui l’avait beaucoup affecté, de son frère Nityananda, Krishnamurti parvint à un état d’illumination intérieure qui lui fit dire qu’il avait atteint la libération.

Ce qui ne l’empêcha pas d’écrire en 1929 une grandiose apologie du doute et, dans son remarquable Discours de Dissolution de l’Ordre de 1’Étoile d’Orient, prononcé à Ommen en 1929, de rejeter en bloc les organisations et les cérémonies qui s’y accomplissent.

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Je voudrais vous présenter ce soir quelques aspects de l’enseignement de Krishnamurti. Cet enseignement original, qui pourra paraître déconcertant à un certain nombre d’auditeurs, reste à mes yeux, autant que je sache, le plus humain et le plus grandiose que notre planète ait jusqu’à présent connu. Je le tiens pour une sorte de sommet spirituel encore jamais atteint et qui, reposant sur des bases psychologiques vérifiables, est susceptible de déclencher en nous-mêmes, sans la moindre violence ni le moindre recours à la direction d’une autorité extérieure — celle de Krishnamurti incluse —, une transformation inattendue, affectant tous les domaines de notre vie.

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Je crois pouvoir dire que l’enseignement de Krishnamurti n’a pas eu pour objet de convertir ceux qui en prendraient connaissance à une vision du monde qu’il avait ou qu’il aurait formulée et à laquelle il aurait voulu les faire adhérer.

Son enseignement visait bien plutôt à déclencher, chez ses lecteurs ou auditeurs, un processus d’auto-découverte, de prise de conscience de soi, leur révélant authentiquement leur condition présente et vérifiable. Leur faisant, en même temps, percevoir tout ce qui, dans leurs dispositions innées ou acquises, était de nature à perturber, à fausser leurs propres représentations du monde et d’eux-mêmes.

Non sans leur découvrir qu’ils pourraient, à juste titre, mettre en question, éliminer ce concept ancré d’existence séparée auquel on les a attachés et dans lequel ils se sont trouvés à vie incarcérés.

Qu’ils pourraient n’être en fait que des aspects singuliers, artificiellement personnalisés, d’une conscience unique et universelle, qui serait la source profonde de toutes les manifestations individuelles de conscience, perceptibles ou observables.

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Krishnamurti ne nous demande pas de devenir quelque chose que nous ne sommes pas et qu’il nous décrirait, mais — et c’est tout différent ! — de prendre conscience de ce que nous sommes, pour le meilleur ou pour le pire, à la lumière des éclairs qu’il projette sur nous ; des indications qu’il nous donne sur la manière efficace de nous observer.

Ce qui revient à dire que l’attitude de Krishnamurti est authentiquement révolutionnaire à l’égard de celle de la plupart des « Maîtres » spirituels des religions organisées.

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Dire que Krishnamurti a été le seul de son espèce, que son enseignement ne ressemblait à aucun autre, ce n’est pas une affirmation aventureuse et injustifiée, née d’une passion, d’une prosternation de l’auteur devant l’intéressé.

C’est simplement un fait que j’avais déjà exposé clans ce texte « Le premier homme planétaire », déjà paru en juillet 1979, dans le dernier numéro (N° 9 spécial) de la revue « PSI-INTERNATIONAL », et qui fut repris dans le N° 1, du printemps 1986, de la revue Le 3ème Millénaire, sous le titre « Krishnamurti, le premier homme planétaire nous a quittés ».

Il s’agissait d’un fait indiscutable pour tout chercheur honnête. D’ailleurs, il y a toujours eu des hommes qui ont été, en leur temps, les créateurs d’une grande vision du monde qui avait échappé à leurs prédécesseurs.

Pour souligner l’importance humaine de Krishnamurti, je dirai qu’il a été, à ma connaissance, le seul homme de son espèce, que son enseignement n’a ressemblé a aucun autre. C’est ce que l’on peut comprendre, je pense, à la lumière de ce texte que j’ai fait publier et que je viens de citer.

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L’enseignement de Krishnamurti était, pour l’essentiel, depuis longtemps connu et l’on aurait pu croire que ses conférences successives n’étaient, d’année en année, comme ses écrits, que des répétitions équivalentes mais quelque peu nuancées.

Ce pourrait être vrai, en un sens ; mais Krishnamurti avait le talent de ramasser, tout à coup, en une lumineuse et brève formule, ses exposés antérieurs sur un même sujet. Ces gouttes de lumière brillantes parsèment et illustrent très heureusement la trame de ses « répétitions » thématiques qui forment le tissu de ses conférences ou écrits successifs.

De toute façon, chaque auditeur ou lecteur a sa propre forme d’esprit, et la matière dont les choses lui sont présentées peut avoir une grande importance quant à la compréhension qu’il peut en avoir. Il peut ne pas saisir d’emblée ce qui lui est dit sous une certaine forme ou selon un certain mode de présentation, et en découvrir soudainement, lumineusement, le sens à la faveur d’un autre mode de présentation.

Or, si les thèmes essentiels des conférences de Krishnamurti se répétaient d’année en année, ils n’en restaient pas moins vivants et le mode de présentation des sujets exposés variait, en règle générale, d’une année à l’autre. En dehors des lumineux raccourcis dont j’ai déjà parlé, raccourcis qui affectaient certains points, ce changement dans la présentation des mêmes sujets donnait à ces répétitions apparentes une valeur révélatrice au regard de maints lecteurs ou auditeurs.

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Krishnamurti se défendait d’être ou de vouloir être une autorité, en quelque domaine que ce fut, et il avait raison. Quand, sans être un libéré, on a compris la nature de son enseignement, on ne dépend plus de sa personne.

Son enseignement était, en effet, une description « objective », impersonnelle, de ce que nous sommes ; de ce que nous pouvons découvrir en nous-même si nous consentons à nous observer attentivement et sans aucun préjugé ; si nous pouvons jeter sur nous-même un regard neuf, impollué et inconditionné.

La difficulté de comprendre son enseignement n’est rien d’autre que la difficulté d’apprendre à observer exactement et impartialement ce que nous sommes.

Ce n’est pas une mince difficulté. Car, depuis notre enfance, nous avons été entraînés à nous observer avec le regard d’autrui, et cet entraînement remonte si loin ! Nous l’avons acquis avec tant de confiance, d’innocente faveur, que nous pensons qu’il est parfaitement naturel, quand l’esprit est sain, de penser comme nous le faisons, de voir ce que nous voyons ! Inconscients que nous sommes de la présence de cet écran subtil, et très ancien, qui est interposé entre notre regard et l’objet, extérieur ou intérieur, sur lequel il se pose.

Rappelons qu’on appelle, en Inde, mukti (« libéré »), l’individu parvenu à se délivrer du samsāra (cycle des incarnations) par la réalisation du plus haut état de conscience humain (le sūtrātma bouddhique ou le samādhi yoguique).

Certes, il nous arrive de changer maintes fois d’opinion au cours de notre vie, mais ce n’est, dans la plupart des cas, qu’un changement d’écran. Il faut un rare courage ou une rare lucidité pour écarter tous les écrans et voir sans déformation ce qu’il nous est donné de voir ; pour parvenir à une authentique prise de conscience de ce que nous percevons.

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Par contagion naturelle de ce qui a lieu, à juste titre, dans le domaine technique, on en arrive, dans l’ordre psychologique, dans le domaine de la conscience, à dire que ce qui est différent est séparé. Ce n’est déjà pas vrai organiquement. Mais, comme me l’avait dit Krishnamurti, lors d’un entretien personnel avec lui : « Nous sommes différents, mais non séparés. »

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Tout en nous disant ce que nous sommes, Krishnamurti n’entend pas être pour nous une autorité incitatrice ou contraignante, mais une occasion de libre découverte de soi, d’« autorévélation ».

Il est très loin de nous enseigner à la manière de ceux qui s’efforcent de nous convaincre que nous sommes des entités immortelles en essence, même si elles nourrissent l’illusion déprimante d’être vouées à une mort, à une extinction inévitable et définitive.

Une mort qui leur fait peur, parfois atrocement. Cette peur étant celle de leur propre anéantissement, s’ils ne se révèlent pas capables, au cours de leur vie, de dépasser la menace de cette mort — qui viendrait dissoudre leur existence corporelle —, en se hissant sur cette sorte de support métaphysique, appelé « âme », et tenu pour indestructible, immortel.

Et c’est un Dieu, inexprimable et invisible, qui peut avoir été la source, le principe et devenir, pour eux, le support éternel de leur immortalité.

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Des Maîtres, des prêtres de quelque Église, prétendent être en mesure de leur révéler le secret de ces pratiques morales et de ces dispositions spirituelles qui assureront leur survie éternelle.

Ces Maîtres, ces prêtres, les engagent à prendre, pour leur salut, toutes les dispositions intérieures qu’ils leur conseillent, leur prescrivent ; à s’identifier à ce modèle, à cette image d’eux-mêmes qu’ils leur proposent à partir de révélations dont ces prêtres, ces Saints, ont été, traditionnellement ou miraculeusement, les détenteurs, les bénéficiaires privilégiés.

Dans ces conditions, ceux qui écoutent ces Maîtres spirituels s’efforcent de suivre leurs prescriptions. Ils s’appliquent à se façonner eux-mêmes — sans peut-être se comprendre ! — de manière à se conformer au modèle, à l’image d’eux-mêmes, qui leur est proposée. Pour ne pas dire imposée sous la menace de graves sanctions !

Sans être certains qu’ils ne s’abuseront pas quant à la signification et à la nature de ce qui leur est demandé s’agissant du comportement « spirituel » qui leur est prescrit, ils s’efforceront de se l’imposer. Non sans rester obscurément persuadés que, lorsqu’ils l’auront atteint, ils conserveront ce sentiment d’identité distincte et autonome qu’ils tiennent — sans l’avoir sans doute jamais sondé en profondeur — pour caractéristique et responsable de leur identité personnelle, de leur réalité.

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À l’encontre de ces prêtres, de ces Maîtres et de ces Saints canonisés, Krishnamurti ne demandait pas à ses auditeurs ou à ses lecteurs de devenir semblables à une image d’eux-mêmes qu’il leur aurait proposé de copier. Il se bornait à les exhorter ardemment à prendre conscience de leur propre désordre intérieur effectif, de leur confusion, de leurs contradictions. De l’incohérence flagrante, des inhumanités basiques encore que réputées saines à bien des égards de leur comportement réel.

Il ne leur demandait pas de se modeler sur quelqu’un d’autre ou sur quelque image tenue pour grandiose, mais de prendre conscience de ce qui les empêchait de découvrir ce qu’ils sont effectivement ; et la manière, souvent insensée, dont ils vivent, les cruautés éventuelles de leur comportement banal.

Ce comportement auquel leur connaissance débile d’eux-mêmes et la foi que, dès leur enfance, ils ont accordée, à tort ou à raison, à ceux qui passaient pour leurs instructeurs légitimes et qualifiés, les ont conduits.

Il s’agit pour eux, encore une fois, de prendre conscience de toutes les contradictions non remarquées, inaperçues, dont leur « éducation » avait, à leur insu, affligé leur conscience, les empêchant de se rendre compte des absurdités, réputées saines, dont leur jugement et leur comportement avaient été affligés.

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Il n’y a aucune commune mesure entre le mode d’éducation usuel et celui qui peut se dégager pour nous de l’enseignement présenté par Krishnamurti.

L’un étant à l’origine d’un effort — qui peut s’avérer infructueux — pour découvrir ce qu’on n’est pas et qu’on nous a conseillé ou demandé de devenir.

L’autre nous conseillant une recherche en vue de nous libérer de toutes les images, souvent contradictoires, de nous-même, auxquelles fût-ce de bonne foi et avec les meilleures intentions on nous a fait croire.

Une recherche en vue de découvrir en nous-même, sans l’ombre d’une menace, ce que nous sommes réellement, sans parti-pris ni souci de nous identifier à des modèles, imposés ou catalogués, qu’on nous présente comme des nécessités vitales, auxquelles il serait, nous dit-on, honteux pour nous-même et dangereux à l’égard d’autrui, de nous dérober. Il nous est conseillé en outre, dans le cadre de cette recherche, de découvrir toutes les erreurs d’interprétation que notre esprit est enclin à commettre en raison de l’« éducation » qu’il a reçue, et qui lui interdisent une prise de conscience authentique et plénière des conditions dans lesquelles il se trouve.

Krishnamurti n’a donc pas voulu nous imposer un modèle de son choix. Il n’a voulu que nous faire prendre conscience de l’absurdité, souvent cruelle, de ceux qu’on nous a accoutumés à suivre dès notre enfance. Il en fait éclater, chez ceux qui veulent l’entendre en toute clarté, avec toute leur attention, le non-sens, les contradictions inaperçues, la meurtrissante cruauté, l’inhumanité.

Il ne nous a rien ordonné et s’est borné à projeter une nouvelle lumière, ardente, révélatrice et libératrice, sur ce que l’humanité a fait de ce monde dans lequel elle vit ; sur les erreurs d’observation ou d’interprétation que nous pouvons commettre.[3]

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Selon Krishnamurti, la mort n’est ni l’opposé, ni la négation ou la destruction de la vie, mais l’un des aspects ontologiques, existentiels, de la présence, sur cette planète, d’individus capables d’être conscients d’eux-mêmes en tant qu’entités « auto-actives », ayant la propriété d’engendrer elles-mêmes leurs propres mouvements.[4]

Krishnamurti aurait plutôt envisagé la mort comme un aspect inexpugnable, une phase, de ce qu’on appelle communément la vie.[5]

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Nulle part, il n’y a de vie sans quelque mort.

La vie et la mort sont des aspects successifs et indissociables de la présence de n’importe quel être, des aspects constitutifs de tout être individualisé.

La mort n’est pas fondamentalement distincte de la vie. Elle en serait plutôt une composante structurelle. À l’échelle des individus actifs, il n’y a pas de vie sans quelque forme de mort. Cette dernière n’est pas, sur le plan de la conscience, une négation de la vie ; elle en est une composante essentielle et inévitable.

Encore une fois, pour Krishnamurti, la mort n’est pas une illusion de la vie. Elles sont inconcevables l’une sans l’autre, que ce soit en surface ou en profondeur. Elles sont inséparables, indécomposables.

La conscience du présent est, à la fois, l’absence formelle et l’emploi inconscient du passé — identifiés comme tels puis écartés après usage ou non.

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Si émouvant soit-il, c’est moins à l’homme Krishnamurti qu’à son enseignement que je me suis intéressé. L’homme mourra, comme chacun de nous, mais c’est son enseignement qui restera.

Il est toujours dangereux de s’intéresser à l’homme plus qu’à la lumière qu’il nous apporte, et Krishnamurti nous l’a dit admirablement :

« Quand Krishnamurti mourra, ce qui est inévitable, vous formerez une religion, vous concevrez des règles, parce que Krishnamurti aura été pour vous la représentation de la Vérité ; vous édifierez un temple, vous vous mettrez à y célébrer des cérémonies, vous inventerez des phrases, des dogmes, des systèmes de croyance, des confessions de foi, des philosophies. Si vous établissez vos fondations sur moi, la personnalité périssable, vous serez prisonniers de cette demeure, de ce temple, et il faudra qu’un autre Instructeur vienne pour vous en arracher, vous soustraire à ces limitations et vous rendre à la liberté ; mais l’esprit humain est ainsi fait que vous édifierez un autre temple autour de lui, et cela continuera sans fin. »

Ces propos, publiés dans l’opuscule Qui apporte la Vérité ?, furent tenus le 2 août 1927, à Ommen, en Hollande.

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Le 17 février 1986, Krishnamurti est mort à Ojaï, en Californie, non loin de Los Angeles, et ce ne sera saris doute que beaucoup plus tard qu’on se rendra compte du caractère dramatique, de la signification et de l’importance humaine grandiose de cette mort.

En dépit du quasi-silence, assez affligeant, de la presse française au lendemain de la mort de Krishnamurti si l’on excepte le grand article paru dans le journal Libération sous la signature de Pierre Mangetout, qui était venu nous voir avant de l’écrire — Krishnamurti était devenu une grande figure spirituelle internationale. La presse anglaise n’est pas restée muette à son sujet, ni surtout la presse indienne, tant s’en faut !

En effet, prenant connaissance de coupures de journaux britanniques portant des articles écrits au lendemain de la mort de Krishnamurti, j’ai pu me rendre compte que le journal The Guardian du 19 février avait publié, sous le titre « Sage voyageur dans un pays sans chemin », Un article de J.J. Weatherby dont le premier paragraphe contenait ces lignes : « L’Inde a pleuré hier l’un de ses plus grands philosophes du vingtième siècle, Jiddu Krishnamurti, qui est mort du cancer en Californie. Il avait 90 ans. » Le Premier Ministre Rajiv Gandhi a déclaré : « Sa mort a appauvri notre pays et le monde. »

J’ai été profondément heureux d’apprendre que le Premier Ministre indien avait fait preuve à l’égard de Krishnamurti d’un pareil discernement et je lui suis des plus reconnaissants d’avoir eu l’audace de faire part au monde entier de son admirable jugement.

Quant au Vice-président de l’Inde, R. Venkataraman, il a consacré au défunt un long et émouvant article.

Il convient aussi de noter que jusqu’à sa mort dramatique, la mère de Rajiv, Indira Gandhi, qui fut Premier ministre de l’Inde, eut à l’égard de Krishnamurti l’amitié et le respect les plus profonds.

Signalons, en outre, qu’en 1987, l’administration indienne de la poste a émis, à la mémoire de Krishnamurti, un timbre-poste illustré par son portrait.

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En France, la mort de Krishnamurti ne fut annoncée que très brièvement, le lundi 17 février 1986, sur France-Inter, au journal de 20h, et ce ne fut que grâce à l’intervention d’une personne s’intéressant à l’enseignement du disparu.

Jean-Yves Casgha, rédacteur à France-Inter, nous demanda de participer à une émission sur Krishnamurti, enregistrée le mardi 4 mars 1986 et diffusée les mercredi 5 et jeudi 6 mars, à 20h sur France-Inter, dans le cadre de son émission « Les Boulevards de l’Étrange », en collaboration avec Martine Gibert.

Les Rosicruciens firent aussi une émission sur le même thème, sur les ondes de Radio 3 ; un enregistrement maintes fois diffusé.

Ici et Maintenant 93, 1, animé par Didier de Plaige, nous a fait parler aussi sur Krishnamurti.

Le 17 février 1988, Ophélie Grolade, Tchalaï Unger, Mathieu et nous-mêmes avons participé à un hommage à Krishnamurti.

Des articles ont paru dans différentes revues, parmi lesquelles le N° 1 du 3e Millénaire (printemps 1986) ; le Lotus Bleu de la Société Théosophique, N° 2 de février 1987, a publié un remarquable article de la Présidente Mondiale Radha Burnier. L’Encyclopædia Universalis de 1987 a fait paraître, dans sa section « Vie et portraits », une grande page sur Krishnamurti.

***

Ce qui, toutefois, importe effectivement aujourd’hui, c’est de vivre en nous-même et de répandre autour de nous cet enseignement spirituel que Krishnamurti a si précieusement apporté à notre monde si confus, si cruel et attristant.

Il n’en reste pas moins que la voix qui répandait cet enseignement sans égal, et pouvait en éclairer, en préciser tous les aspects, s’est à jamais éteinte.

Une communication a été brusquement coupée et si, tout à coup, quelque point de son message nous paraissait obscur, nous ne pourrions plus demander à sa personne un supplément de clarté.

La tristesse qu’on peut en éprouver n’est pas exactement de nature égoïste. Si l’on pense qu’on ne peut rien faire de mieux pour le monde que d’y répandre le message dont Krishnamurti s’était fait le propagateur, il est naturel qu’on cherche à avoir de ce message la plus claire vision possible en s’adressant à celui qui l’a proféré, même si le message en question, venant d’au-delà de lui, empruntait sa personne pour se manifester dans le monde.

Et l’état de ce monde est, encore une fois, des plus affligeants. Qu’on lise les journaux ou qu’on écoute la radio, on découvre partout le même climat de souffrance, de violence et de destruction, la même division de l’espèce en clans dangereusement agressifs, la même obscurité de l’esprit, qui déteint cruellement sur le spectacle que nous offre la vie.

Je sais bien que, comme celle de tout être humain, la mort de Krishnamurti était inévitable et, à nos mesures, sa vie, si précieuse pour l’humanité, aura été des plus longues, et active jusqu’au bout. Mais son départ n’en reste pas moins une perte immense pour le monde et, tout égocentrisme mis à part, ceux qui avaient pris conscience de la lumière sans égale que sa présence répandait parmi nous ne pouvaient ni ne peuvent se réjouir de son départ.

Même s’il m’est advenu de faire l’expérience d’un état aussi extraordinaire qu’inattendu et qui a laissé en moi une ineffaçable empreinte, je ne suis pas pour autant un libéré et n’ai aucune prétention à me faire passer pour tel.

Mais je ne suis pas à la recherche d’états extraordinaires et n’attendais pas de Krishnamurti qu’il me précipitât miraculeusement dans l’un d’eux.

Je suis essentiellement à la recherche de la vérité, de la clarté, non par ambition personnelle, mais par amour de cette clarté pour elle-même, pour sa beauté, sa générosité, son humanité.

J’ai fait tout ce que j’ai pu et continuerai de faire ardemment tout ce que je pourrai pour diffuser cet enseignement de Krishnamurti qui est, à mon jugement, la seule lumière qui soit capable de dissiper, graduellement mais efficacement, toute la cruelle obscurité du monde, mais on peut, et je puis, d’autant plus regretter que son dispensateur le plus éminent ait disparu.

Raison de plus, j’en conviens, pour que nous mettions toutes nos forces en œuvre pour propager autour de nous tout ce que nous avons pu saisir de la lumière de cet enseignement.

***

Ayant présenté ces vues, je tiens à renouveler mes remerciements aux responsables de l’Association Culturelle Science & Conscience, ainsi qu’aux auditeurs, en espérant que mes propos auront pu leur apporter quelque clarté. Je sais gré à tous les assistants de leur attention.

*** *** ***

 

Principaux ouvrages de l’auteur :

-          La Révolution du Réel — Krishnamurti, Éditions Le Courrier du Livre, Paris 1985.

-          Disciplines, ritualisme et spiritualité, Éditions de La Colombe, Paris 1960.

-          Du Temporel à l’Intemporel : Intelligence technique et conscience personnelle, Éditions Le Cercle du Livre, Paris 1960.

-          Krishnamurti, The Man and His Teaching, Chetana Ltd., Bombay 1952 (8e édition 1981).


 

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[1] Conférence du mardi 24 mai 1988, à 21 h, organisée par Science & Conscience, Salle des Congrès, Ajaccio.

[2] Dans les familles brahmanes, « Krishnamurti » était le prénom donné au huitième enfant mâle ; en souvenir de la 8e incarnation, ou avatāra, dénommée Krishna, du dieu indien Vishnu, faisant partie de la trimūrti.

[3] Dans l’esprit de ceux qui acceptent de l’entendre ou de le lire en toute clarté, en y mettant toute leur attention, les propos de Krishnamurti font éclater les non-sens, les contradictions insoupçonnées, la meurtrissante cruauté, l’inhumanité insoupçonnée des modèles proposés ou imposés.

Ils leur font découvrir que la véritable action, l’action spontanée et intelligente de tout l’être, exclut cette imitation des modèles, qui devient un assujettissement aux suggestions ou aux ordres d’autrui. Assujettissement négateur de la plénitude, de la sincérité, de l’harmonie de l’être.

Agir selon un modèle, ce n’est pas vraiment agir, réaliser cette plénitude de l’être, cette adhésion lucide, totale, à l’acte accompli ou en cours d’accomplissement.

Acte qui ne laisse subsister dans l’être ni fissure, ni déchirure, ni combat, division ou regret.

Qui met en œuvre, non un consentement à une règle formulée par autrui, mais la plénitude spontanée de l’énergie. Qui est l’expression du seul temps réel, le Présent.

Ce n’est pas hier qui commande à aujourd’hui. C’est être pleinement ce qu’on est aujourd’hui.

On n’obéit pas à une suggestion d’autrui. C’est la lumière intérieure qui se fait action dans le Présent.

[4] René Fouéré, La Révolution du Réel, Krishnamurti, 9, 2.

[5] Krishnamurti to Himself: His Last Journal, 30 Mars 1984, V. Gollancz Ltd., London 1987.

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