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Intelligence
technique et conscience cosmique Décédé en
1990, René Fouéré est sans doute le meilleur auteur qui ait écrit sur la
pensée de Krishnamurti. À la différence de nombreux autres auteurs,
l’œuvre de Fouéré n’est pas une compilation. C’est une recherche si
profonde sur le processus du moi et les mécanismes de la pensée qu’elle se
confond avec la pensée de Krishnamurti et nous empêche, en définitive, de les
distinguer. J’ajouterai, enfin, à ce propos, que ses livres (comme La Révolution
du Réel, Disciplines, ritualismes et spiritualité, Du temporel
à l’intemporel) sont parmi les rares livres de ma bibliothèque auxquels
je pourrai revenir et apprendre toujours du nouveau. Fouéré a été
également un des plus sérieux chercheurs dans le domaine des soucoupes
volantes, où il a appliqué sa devise de recherche pour l’amour de la
recherche, sans a priori. Jusqu’à sa
mort, et malgré son âge avancé et sa santé précaire, Fouéré est resté un
être touchant par son humanisme et sa chaleur. Je ne peux que le remercier du
fond du cœur. Samir Coussa *** Samir
COUSSA – M. Fouéré,
vous avez longtemps étudié la psychologie humaine… René FOUÉRÉ
– Oui, j’ai essayé d’étudier la psychologie humaine.
D’abord sous une forme presque classique, puisque le premier ouvrage que
j’ai écrit s’appelait Intelligence technique et conscience personnelle.
J’avais essayé d’étudier dans cet ouvrage I’influence exercée par le
fait que l’homme est un technicien sur le caractère de notre civilisation, de
nos personnages. S.C.
– Oui. Que
voulez-vous dire par « l’homme est un technicien », et quel
rapport cela a-t-il avec la psychologie humaine ? R.F. – Cela a un rapport avec la psychologie, parce que, à mon
sens, cela l’a beaucoup influencée. Les animaux ne sont pas des animaux
techniques. Ils ont des muscles, ils s’en servent, etc. Mais l’idée de
fabriquer un appareil photographique ne viendra pas à un moineau ! Alors,
l’animal humain a inventé des machines ; il a inventé tout cela, il a
inventé des outils, et tout a été transformé. S’il était resté avec ses
moyens naturels, il ne se promènerait pas dans l’espace aujourd’hui et il
n’aurait pas posé le pied sur la lune. C’était un roman de Jules Verne De
la terre à la lune et, très peu de temps après, la chose est arrivée.
(Car, historiquement parlant, c’est très peu de temps après le roman de
Jules Verne que l’homme est allé sur la lune.) Si l’homme n’avait pas été
cet animal technique, capable de fabriquer des engins artificiels, capable avec
ces engins artificiels de multiplier ses possibilités musculaires, ses
possibilités de marche naturelle, de vision, tout serait changé. Il aurait été
un animal comme beaucoup d’autres sur la surface de la planète. Nous avons reçu, il y a
quelque temps, des photos des satellites d’Uranus à 2 heures-lumière !
C’est énorme : 300.000 km/seconde pendant 2 heures, cela fait du chemin !
Et elles sont arrivées très nettes, comme si, en les regardant, on était à côté
de ces satellites. S.C.
– Oui, mais quel
est le rôle de la technicité dans la constitution de notre psychologie ? R.F. – Eh bien, c’est difficile à dire. Cette technicité a
fait de nous un animal qui est sans précédent sur la planète. Elle a donné
à des recherches et à des fabrications un rôle qui n’existait pas. Un
oiseau fait son nid de la même façon ; un chien s’organise pour sa vie
banale comme son instinct l’a entraîné à le faire. Tandis que l’homme a
tout changé ; le visage de la terre change à chaque instant. S.C.
– Voulez-vous dire
que l’homme ne peut plus penser que comme un technicien ? R.F. – Ah, je n’ai pas dit cela ! Mais, de toute façon,
je crois que, dans les conditions où il se trouve placé, ce n’est pas lui
qui a inventé de devenir un technicien ; ça a été un évènement
naturel dans sa vie. Il est arrivé comme ça, avec des dispositions qui ont
fait de lui l’animal technique, le technicien de la terre. S.C.
– Quelles sont les
caractéristiques de la technicité ? R.F. – Elle donne à l’individu une puissance extraordinaire
qu’aucun animal ne possède, pour autant que nous le sachions. S.C.
– Et quel est le rôle
de cette technique dans notre vie quotidienne, dans nos relations humaines ? R.F. – Il est immense, parce que, à beaucoup d’égards, on
pourrait distinguer – ce que j’ai récemment appelé dans une note – les
« méditatifs » et les « actifs ». Les méditatifs sont
des gens pour lesquels l’univers est un problème, un problème fantastique, apparemment insoluble, et qui les préoccupe
toujours, qui est un point d’interrogation toujours posé devant leur esprit ;
tandis que les autres acceptent une certaine vision du monde en s’installant
dedans et en fonctionnant à l’intérieur de cette vision. C’est une
attitude tout à fait différente. J’avais dit à David Bohm que j’étais
une sorte de point d’interrogation vivant – et ça reste vrai. S.C. – Oui. Mais sur le plan de la constitution de
notre psychisme, dans nos relations, j’ai compris, d’après ce que vous avez
dit, que nous nous comportons et nous nous jugeons comme des techniciens… R.F. –
Oui, d’une certaine façon. On pourrait dire que dans le monde, il existe deux
sortes de consciences : il y a une conscience qui est technique et
intellectuelle, où il y a des mesures, où il y a des temps, où il y a des
distances, etc. ; et puis, il y a, peut-être, autre chose, où tout cela
n’intervient pas. Parce que nous sommes des techniciens, en un sens, nous
avons une conscience très précise de notre séparation les uns d’avec les
autres, ou entre nous et les autres animaux, avec les planètes et tout ce que
l’on voudra, mais il n’est pas sûr que, en profondeur, nous soyons séparés
de Cela. L’esprit technique a contribué, chez l’homme, à augmenter, à
accroître un sentiment de séparation, d’isolement personnel. Je crois que
c’est vrai – et c’est très grave. L’être humain s’est senti isolé
du reste du monde et il a essayé de faire figure là-dedans. S.C. – Si j’ai bien compris, vous voulez dire
qu’il y a une autre sorte de
conscience que la conscience technique. Que pourrait-on dire de cette autre
conscience ? R.F. –
On ne peut rien en dire précisément. On peut dire, simplement, que toutes les
divisions, toutes les séparations, tout ce qui est inventé, tout le système
représentatif qui est inclus dans la vision technique du monde, disparaît.
Pour employer une image, on peut dire qu’il y a une source, une source
cosmique de courant, et c’est comme si nous étions des lampes allumées ;
chaque lampe est particulière et s’imagine être seule ; c’est une
lampe qui a pris conscience d’elle-même, en quelque sorte. Mais, en définitive,
c’est cette image cosmique qui est en elle. Elle n’est pas séparée de tout
cela. C’est comme si un organe se pensait isolé ! S.C. – Pour plus de clarté et de précision,
pouvez-vous décrire, alors, le processus du moi ? R.F. –
Le processus du moi est entièrement fondé sur le fait que l’individu a une
conscience de séparation. En interprétant les données physiques, il lui
semble que sa conscience est enfermée dans un corps, et qu’il y a des corps
différents qui sont autour de lui. Alors, il se perçoit comme un personnage
isolé, là-dedans, et il essaye, étant isolé, étant séparé du reste du
monde, de se protéger, de s’affirmer. En définitive, il y a, chez lui, cette
peur fondamentale dont parle Krishnamurti, et qui est liée au fait que, précisément,
il est isolé, qu’il est enfermé en lui-même, limité à lui-même, et il y
a toujours des choses qui le dépassent ailleurs. Il cherche un peu naïvement
à se protéger contre ce qui le dépasse, à s’agrandir lui-même. Alors il
est lancé dans ce processus d’acquisition – et c’est naturel. Ce n’est
pas le cas d’un animal qui est poussé instinctivement : le chat saute
sur la souris, mais il ne se pose pas de problèmes, je pense, sur sa propre
conscience ; il ne cherche pas à devenir un chat supérieur. S.C. – Quel est le statut de cette conscience par
rapport à cette conscience technique ? R.F. –
Cette conscience n’a pas de statut – et c’est là la différence. C’est
un état dans lequel il n’y a plus de comparaisons, il n’y a plus de temps,
plus d’espace, etc. C’est ce qui est au cœur de l’univers. C’est
l’univers vu sous un autre angle. L’univers est sorti de Cela, mais de Cela,
on ne peut rien dire. D’ailleurs, nous vivons dans le temps et nous pensons
que nous sommes là parce que des gens nous ont précédés. Mais si on applique
cette vision à l’univers entier, alors ça n’a aucun sens : quel
univers a précédé quel univers ? Ou, quel Dieu a précédé un univers ?
C’est une vision de technicien. Comme l’homme fabrique des choses, il
imagine que « quelqu’un » a fabriqué ce monde – quelqu’un,
j’entends bien, qu’il imagine plus ou moins semblable à lui. S.C. – Mais cette autre conscience, est-elle un
fait ou un postulat ? R.F. –
Je crois que, d’une certaine façon, il y a des gens qui sont arrivés à
cette conscience presque accidentellement. Parce que si l’on cherche à s’y
entraîner par des voies techniques, on ne l’atteint jamais. Car cette
conscience n’a pas de caractère technique. C’est justement – et au
contraire – lorsque l’on perçoit la stupidité de tout ce que l’on fait
dans le processus du moi que, tout à coup, un autre état apparaît. J’ai
raconté cette expérience personnelle : j’étais dans un état de détresse
énorme, terrible, au voisinage du suicide, et j’avais appris par Krishnamurti
que nous cherchions à nous évader des souffrances qui nous adviennent, mais
que dans cette évasion, il n’y a aucune solution réelle ; nous nous
abusons à ce sujet. Alors, chaque fois que j’essayais de m’évader de la
souffrance dans laquelle je me trouvais, je reconnaissais la vanité de cette évasion,
que cela ne signifiait rien ; et ce processus a duré longtemps. Et puis,
tout à coup, je me suis trouvé dans un autre état que, dans l’état où
j’étais, je ne pouvais pas chercher. Je n’étais pas à la recherche
d’une extase ou de quelque chose d’extraordinaire ; je me suis soudain
trouvé dans un autre état, où toutes les valeurs avaient sauté, tout avait
disparu. Quelqu’un que je haïssait à la minute précédente, j’aurais pu
le prendre dans mes bras, comme un enfant, la minute suivante. Mais, pour
autant, on ne peut s’amuser à décrire ce type de conscience, parce que
l’on retomberait dans la technique. Cette conscience peut inventer la
technique, mais la technique ne peut l’inventer ; c’est l’inverse. S.C. – Voulez-vous dire que, dans cette autre
conscience, on peut être technicien, mais qu’en plus, il y a autre chose ? R.F. –
Pourquoi pas ? Nécessairement, l’homme, dans les conditions où il vit,
est amené à considérer un aspect technique de sa vie ; mais il a
confondu la totalité de sa vie avec cet aspect technique de sa vie – et
c’est là le drame. La conscience est quelque chose de plus profond que la
technique ; ou, la conscience humaine, en sa profondeur, est quelque chose
de bien plus profond que la conscience technique de l’être humain. S.C. – Cette idée de technicité, est-elle la même
que celle énoncée par Bergson et par d’autres ? R.F. –
Oui, c’est Bergson même qui a employé le terme d’« animal technique » ;
et aussi Edouard Leroy. SC. – Mais avaient-ils la même vision en ce qui
concerne la conscience ? R.F. –
Çà, je n’en sais rien ; je ne le pense pas en tout cas. Ils
savaient qu’il y avait des mystiques ; ils savaient qu’il y avait des
gens qui étaient passés par des états de conscience inaccoutumés – et
c’est un fait historiquement reconnu. La pureté de ces états de conscience
est un autre problème. Se libérer des représentations, se libérer des images
techniques et laisser tout cela en suspens – que se passe-t-il après ?
C’est techniquement indescriptible et, au fond, le langage a suivi la
technique à bien des égards. Il n’y a guère de langage pour ces autres états ;
le langage à cet égard est négatif. Cet état n’est pas de ceux auxquels
nous sommes accoutumés ; on ne peut pas le décrire, sinon ça deviendrait
un objet. S.C. – Pouvez-vous décrire cette recherche de
refuges que vous avez évoquée ? R.F. –
C’est banal. Tous les gens passent par tout cela. Quand il leur arrive une déconvenue,
ils cherchent les moyens d’y remédier, ils entreprennent des actions,
puisqu’ils sont dans le domaine des représentations, ils sont dans le
domaine du nombre, de la quantité ; ils cherchent de toutes façons à
être « quelqu’un ». Alors, si ce quelqu’un est diminué, ils
cherchent par quel procédé le restaurer pour lui donner une nouvelle qualité
sociale. C’est ça le processus. S.C. – Vous parlez, bien sûr, des refuges
d’ordre psychologique, parce que si je me brûle la main, je vais, disons, me
réfugier dans l’eau… R.F. –
Oui naturellement. C’est tout à fait normal. Il y a un aspect technique de la
vie qui, à l’échelle humaine, ne peut pas être évité ; mais il n’y
a peut-être pas que cet aspect. L’homme est devenu trop technicien. Il n’a
pas plongé dans certaines profondeurs de sa conscience qui n’ont pas de
rapport avec la technique, quoique la technique lui soit indispensable pour
vivre dans l’univers qui est là. Elle lui a été donnée probablement par ce
mystérieux « quelque chose » qu’est le monde. Je ne dirai pas qui
a inventé le monde, parce qu’il aurait fallu chercher alors qui a inventé
celui qui a inventé le monde, et on n’en finirait pas. Il y a eu « quelque
chose » qui était là éternellement, et dans ce « quelque chose »,
il y avait des possibilités de faire apparaître une conscience technique ;
et il y a « quelque chose » qui est plus profond que la conscience
technique, quelque chose qui est en rapport directement avec une réalité qui
ne se développe pas, qui est éternellement là. Même si elle a inventé la
technique, elle est au-delà de la technique. S.C. – Comme notre psychologie est envahie par la
technique, alors, sûrement, dans nos relations humaines, on se sert des autres
comme s’ils étaient des objets techniques. R.F. –
Oui, aussi. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui. La technique a joué un rôle
très important dès le début de l’humanité. S.C.
– Il faut
peut-être développer cela, car, pour la plupart des gens, la technique, ce
sont les machines, etc. R.F. –
Oui, d’une part ; mais il n’y a pas que les machines. S.C. – Alors, qu’est-ce que la technicité ? R.F. –
La technicité est la capacité d’inventer des instruments artificiels qui
représentent des organes naturels qu’on ne possède pas. Je n’ai pas
d’ailes et je ne peux pas m’élever dans l’espace ; mais on m’a
donné un certain type d’intelligence qui me permet de fabriquer un avion ;
alors, je monte dans l’avion et je me retrouve dans l’espace. Ainsi, récemment,
des sondes ont été projetées dans l’espace et elles sont maintenant presque
au-delà du système solaire. Avec ses moyens naturels, l’homme n’aurait pas
pu faire cela. S.C. – Ce qui nécessite l’idée de projet. R.F. –
Ah oui ! L’idée de projet est liée à la technique. Maintenant, on peut
faire des projets hors des techniques, comme dans l’ordre psychologique. Un
individu veut être ceci ou cela, il veut essayer d’obtenir l’amour de
quelqu’un ; alors il essaye de savoir comment il pourrait se comporter
pour y arriver, il établit un projet, en quelque sorte, de sa manière de
vivre. S.C. – Et vous dites qu’il y a un état où il ne
fait plus ce genre de projets… R.F. – Certainement. S.C. –
Que devient alors l’être humain ? R.F. – Il vit naturellement, si j’ose dire ! Il vit sans
le sentiment de sa séparation d’avec les autres. S.C. – Mais si quelqu’un n’a plus l’ambition
d’être ceci ou cela, n’a plus l’ambition de faire telle ou telle chose,
n’a plus l’ambition de faire de mauvais coups à d’autres personnes… R.F. –
Tu es curieux ! A-t-on besoin d’une ambition pour être actif ?!
C’est un phénomène naturel que d’être actif. Quelle est l’ambition de
l’animal ? Il n’en a pas. Il a des instincts qui se précipitent sur ce
qui va servir à sa nourriture. Sait-il plus ou moins que cela va servir à sa
nourriture, sait-il que cela va prolonger sa vie, a-t-il la notion du temps ?
C’est une autre affaire. Mais l’activité est un phénomène naturel. Il y a
des activités avec formes, et il y a une activité sans forme, apparemment, et
qui a été la genèse de toutes les formes. S.C. – J’espère que cette conscience ne
ressemble pas à l’instinct animal ! R.F. –
Non, sûrement pas. S.C. – Alors, quelle est la différence ? R.F. –
La différence, je crois, est indéfinissable, parce que c’est un domaine qui
ne nous est pas ouvert en règle générale. S.C. – Parce que vous parlez d’une action sans
projet… R.F. –
Oui, hors du domaine technique. Mais je maintiens que, de toute façon, il
restera un aspect technique de la vie, et dans cet aspect technique, il y aura
toujours des projets. Et il y a « quelque chose » qui est au-delà
de tout cela. Ce n’est pas la technique humaine qui a inventé l’univers.
Nous avons un corps qui est un instrument extraordinaire ; nous inventons
des instruments extraordinaires, mais nous n’avons pas inventé celui-là. On
est venu dans ce monde avec ce corps qui est une machine fantastique, une usine
chimique extraordinaire. On est parti du phénomène monocellulaire pour arriver
à cela. Il y a, par exemple, cinquante millions de bâtonnets dans la rétine
et quelques millions de cônes. La réalité est mystérieuse pour nous. Cette
table est rassurante ; mais si je la regardais à l’échelle atomique,
elle ressemblerait plutôt à un essaim d’abeilles. Je verrais des électrons
tournoyer autour de protons et je ne reconnaîtrais plus l’univers dans lequel
je suis. Si je regardais donc le monde à une certaine échelle, il deviendrait
méconnaissable pour moi. S.C. – Puisque vous citez la science, actuellement
il y a des scientifiques qui, eux aussi, disent qu’il y a un autre domaine que
celui étudié jusqu’à présent, qui est plus profond et qui rejoint à peu
près ce que vous avez dit. R.F. –
Je me méfie des scientifiques, à certains égards. Ils sont extrêmement doués
dans un certain domaine, et j’ai dit une fois qu’ils ressemblent à des gens
qui pensent qu’en étudiant complètement ce qui se passe au rez-de-chaussée,
on se retrouverait au premier étage ! Ce qui ne me paraît pas tout à
fait vrai. S.C. – Pouvez-vous donner un exemple ? R.F. –
Non. Les scientifiques sont des gens obligés de raisonner avec des nombres… S.C. – Non, je ne parle pas des personnes, je parle
de la… R.F. –
Eh bien, ils fouillent l’univers physique avec tout le talent qu’ils ont ;
et ils ont une intelligence qui est peut-être éblouissante et ils croient
qu’ils vont arracher le dernier secret avec cette intelligence, par les mêmes
méthodes. Mais l’Ultime Réalité ne ressemble pas du tout à cela. C’est
quelque chose au-delà du technique. Alors en perfectionnant indéfiniment la
technique, on ne l’atteindra jamais. C’est pourquoi j’ai donné
l’exemple de l’étage. Il y a des étages de conscience, en quelque sorte,
et ce n’était pas en perfectionnant ma vision du monde que j’étais passé
par un autre état. C’est, au contraire, parce que j’ai reconnu les limites
et les impuissances de cette vision du monde que, tout à coup, je me suis
retrouvé dans un autre état. Mais si nous sommes absorbés par un certain état,
il nous est difficile de faire l’expérience d’un autre. S.C. – Mais pourquoi faire l’expérience d’un
autre état ? R.F. –
Peut-être parce qu’elle est plus importante que tout. Et là, on retombe dans
la comparaison. S.C. – Pourquoi ? R.F. – Parce que si l’on regarde notre monde avec les yeux
usuels, on voit qu’il est très embrouillé ; il est très contradictoire ;
il est très violent et très confus ; et l’homme lui-même est fatigué
de cette confusion, de cette violence, de tout cela. Alors il voudrait, peut-être,
expérimenter un état de conscience qu’il ne sait pas chercher, un état de
conscience où les choses seraient vues sous un autre angle – et peut-être
pas par lui. Il passerait dans un autre état ; c’est tout. Un enfant en
bas âge ne peut pas avoir les préoccupations de l’adulte. Si l’adulte
venait s’expliquer devant lui, il ne comprendrait rien. Puis vient un moment où
l’enfant se trouve acquérir la conscience de l’adulte. Eh bien, disons, si
tu veux, que cette conscience est un état « sur-adulte » de la
conscience et on ne peut la fabriquer. C’est au-delà de toutes les
fabrications, et c’est peut-être à la source de toutes les fabrications. S.C. – Mais dans l’exemple que vous avez donné
sur l’enfant et l’adulte, l’enfant est fabriqué par l’éducation, etc. R.F. –
Je ne dis pas le contraire ; et ça n’empêche pas que la conscience de
l’enfant soit impuissante à se situer sur le plan de celle de l’adulte.
Nous, nous avons la même impuissance pour passer à l’état « sur-adulte » ;
c’est tout. Ca ne veut pas dire que l’on ne peut pas abandonner notre vision
et être tout à coup envahi par une autre. L’enfant lui-même, à sa manière,
par l’éducation et par tout ce que l’on voudra, a abandonné sa vision
primitive de lui-même et du monde. Et il n’est pas sûr que l’on soit en
haut de l’échelle ; et c’est encore une comparaison désastreuse que
d’évoquer une échelle. S.C. – Quels seront les rapports entre les gens qui
vivent cette conscience ? R.F. –
C’est une question de technicien. Ceux qui ont cette conscience ne se posent
pas ces problèmes. Il s’agit d’une autre vision du monde où il n’y a
plus de dimensions, il n’y a plus de temps ; parce que si l’univers est
là, c’est, au fond, parce qu’il est là depuis toujours. « Depuis
toujours » ne veut rien dire pour nous ; c’est au-delà du temps.
« Quelque chose » est là, et de ce « quelque chose »
tout est sorti. Mais tout ce qui en est sorti ne peut pas le reconstituer ;
c’est un sous-produit. S.C. – Pourquoi ? R.F. –
Parce que c’est un effet. Mais on tombe alors dans la même erreur. Dans le
langage causal, il y a la cause et l’effet. S.C. – Et c’est le paradoxe… R.F. –
Je disais dans mes écrits que l’on comprend bien que l’on ne comprend rien
– intellectuellement. Il s’est installé, à travers nous, un monde dans
lequel il y a un devenir ; des choses arrivent, il y a un commencement, il
y a une suite, il y a une fin, il y a ceci et cela ; et c’est
inconcevable pour l’univers. Quand aurait-il commencé et quand finirait-il ?
Ça n’a pas de sens. Il y a une source mystérieuse qui est au-delà de
toutes ces limitations et qui, pourtant, a pu faire apparaître des êtres dans
lesquels il y a une vision limitée des choses : ces programmes, ce temps,
cet espace, etc. S.C. – Mais en regardant la nature, on pourrait
penser à une sorte de programme… R.F. –
Il est possible qu’il y ait un programme ; mais c’est une autre
affaire. S.C. – N’est-ce pas en contradiction avec cette
non-technicité ? R.F. –
Non. La non-technicité peut contenir la technicité en elle ; elle
contient tout, sans qu’elle soit essentiellement technique. Sa nature véritable
n’est pas technique. C’est un accessoire qui est devenu pour nous principal.
Mais, pour cette réalité, c’est un développement accessoire de son éternelle
Présence. S.C. – Question de technicien : pourquoi la
nature a-t-elle besoin de la technique ? R.F. –
Ça, je n’en sais rien. Tu me prends pour Dieu ?! On ne peut rien
dire de Cela. S.C. – Il faut cesser d’en parler, alors ! R.F. –
Ah, oui. L’expérimenter est une chose ; en parler est assez vague. Je
crois que ce « quelque chose » n’apparaît que lorsqu’on se rend
compte de toutes les limitations du reste – et à fond. Nous avons foi dans ce
que nous faisons, dans notre technique, dans ceci, dans cela, dans nos mérites,
dans nos vertus, et tout ce qui s’en suit. Mais ça ne nous sert pas à
atteindre quelque chose qui est au-delà et où toutes ces notions n’ont pas
de sens, même si, mystérieusement, ce « quelque chose » est
capable de produire un monde dans lequel ces notions ont un sens. S.C. – C’est bizarre ! R.F. – Le monde est fantastique et on n’y comprend rien. Les
gens qui cherchent vraiment à comprendre n’y comprennent rien –
intellectuellement. S.C. – Un univers qui crée le questionnement pour,
en fin de compte, arriver à ne pas questionner ?! R.F. – Non, ce n’est pas ça du tout ! C’est mystérieux.
Quelque chose en a surgi, qui est l’homme, lequel pose des questions. Derrière
lui, si l’on peut dire – et c’est encore une image spatiale ; mais on
n’a pas d’image pour cela – derrière lui, il y a autre chose. *** *** *** Propos recueillis par Samir Coussa |
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