Gandhi, victime d’un dieu armé

Jean-Marie Muller

 

Contrairement à une idée souvent reçue en Occident, l’hindouisme, la religion de Gandhi, n’est pas une religion de la non-violence. Tout particulièrement la Bhagavad-Gîta, le texte que le Mahatma considérait « comme le livre par excellence d’introduction à la connaissance de la vérité[1] », offre la représentation d’un dieu armé. La Gîta n’est qu’une partie d’un immense livre sanscrit de quelque douze mille pages : le Mahâbhârata. Celui-ci raconte la guerre d’une extrême cruauté que se livrent, pour la domination de   la terre, deux clans issus der la même famille : les Pandavas et les Kauravas. Arjuna, le héros de la Gîta, est l’un des cinq frères qui dirigent l’armée des Pandavas.

Dieu commande à Arjuna de faire la guerre

Mais lorsqu’il arrive sur le champ de bataille où se trouvent déjà ses adversaires, il ne peut se décider à participer à la guerre fratricide qui s’annonce. Frappé par l’émotion, sa raison se trouble et il préfère être tué que de devenir lui-même un meurtrier. Il renonce donc au combat : « Arjuna, le cœur percé de douleur, retomba sur le siège de son char et jeta loin de lui l’arc et la flèche » (1, 17). C’est alors que Krishna, qui est une manifestation humaine du Dieu Vishnou, reproche à Arjuna son "honteux découragement" (2, 2) et lui fait cette remontrance : "Si tu ne livres pas pour le droit cette bataille, alors tu as trahi ton devoir et ta vertu et la gloire, et le péché t'échoit en partage." (2, 33). Il lui faut comprendre que son recul devant la guerre qu’il doit livrer n’est pas inspiré par une véritable compassion envers ses ennemis, mais par une faiblesse qui s’enracine dans son égoïsme. À la fin du dialogue, Arjuna peut affirmer à Krishna : « Mon illusion, mon erreur est détruite. J’ai acquis par ta grâce la connaissance, ô Immuable ! Je suis ferme, mes doutes sont dissipés. J’agirai selon ta parole. » ((18, 73) La Gîta affirme : "Celui qui est affranchi de l'égoïsme et dont la raison n'est pas affectée, celui-là, tout en tuant ces hommes, ne les tue pas et ne se lie pas." (17, 18)

Shri Aurobindo fait ce commentaire qui offre la lecture le plus orthodoxe qui est faite de ce verset dans l'hindouisme:

Quand cette lutte a été portée jusqu'au conflit physique, le champion, le porte-drapeau du Droit ne doit frémir ni trembler devant la nature terrible et violente de la tâche qu'il doit accomplir. Sa vertu et son devoir sont dans la bataille et non plus dans l'abstention ; ce n'est pas le massacre, mais le refus de tuer qui est ici un péché[2].

Shri Aurobindo écrit encore:

L'œuvre peut être extérieurement une action terrible comme cette vaste bataille, ce massacre de Hurukshétra ; mais bien que l'homme libéré prenne part à la lutte, bien qu'il tue tous ces hommes, il ne tue pas d'homme et n'est pas enchaîné par son œuvre[3].

Ainsi, force est de constater que, selon la Bhagavad-Gîta, aux yeux mêmes de Dieu le meurtre peut non seulement être un droit, mais qu'il peut être un devoir.

Gandhi réinterprète la Gîta

Gandhi va se heurter au texte de la Gîta et il devra le contourner pour affirmer sa conviction que la non-violence, qui interdit formellement de tuer, est la loi de l'humanité.

Accordons, doit-il concéder, que, selon la lettre de la Gîta, il soit possible de dire que la guerre est compatible avec le renoncement aux fruits de l'action. Mais, au bout de quarante ans d'effort ininterrompu pour mettre en pleine vigueur dans ma propre vie l'enseignement de la Gîta, je me suis aperçu, en toute humilité, que le renoncement parfait est impossible, si l'on n'observe pas à la perfection la non-violence sous quelque modalité ou forme que ce soit[4].

Ainsi Gandhi est-il conduit à rompre avec le texte de la Gîta pour maintenir sa conviction au sujet de la non-violence. Olivier Lacombe souligne que, ce faisant, Gandhi propose "une version inédite" de la Gîta dans "le souci de dissiper l'arrière-plan de sombre violence sur lequel se détache l'enseignement sacré[5]." Suzanne Lassier va dans le même sens:

Ne retenant que ce qui s'accordait à son rythme personnel et servait son propos, Gandhi imposait à la Gîta, et à travers elle à l'hindouisme, une interprétation nouvelle qu'il estimait naturelle et logique, mais dont il était en réalité redevable à Tolstoï[6].

L’assassinat de Gandhi

Le 20 janvier 1948, lors de la réunion de prière qui se tient dans les jardins de la Birla House à Delhi, une forte explosion se produit à une vingtaine de mètres de l’endroit où se trouve Gandhi. Madalal Pahwa, un hindou réfugié du Pakistan, vient de faire exploser un morceau de coton-poudre. Gandhi, croyant qu’il s’agissait de soldats s’exerçant au tir, parvient à maîtriser le mouvement de panique de son auditoire et, le calme revenu, la réunion de prière peut se poursuivre normalement. Pahwa avait été arrêté et remis à la police. Il n’était pas seul à avoir pénétré dans la Birla House. Quatre hommes l’accompagnaient et ils étaient tous décidés à tuer Gandhi auquel ils reprochaient sa sympathie envers les musulmans qui, selon eux, portait un grave préjudice à l’hindouisme et à la nation indienne. L’explosion n’avait pour but que de créer la confusion afin de faciliter la tâche des meurtriers qui devaient jeter des grenades sur Gandhi. Mais ceux qui accompagnaient Pahwa prirent peur et renoncèrent à mettre leur projet à exécution. Le principal instigateur du complot était Nathuram Godse. ­Âgé de trente-sept ans, Godse était le rédacteur en chef d’un journal de Poona. Il appartenait à la caste des brahmanes et il dénonçait la politique conduite par Gandhi au nom d’un hindouisme extrémiste. Lorsqu’on lui remet un rapport de la police sur Madanlal Pahwa, Gandhi dit au policier qu’il ne nourrissait aucune animosité contre le jeune homme et ne voulait pas qu’il soit puni :

Nous n’avons pas le droit de punir une personne parce que nous la trouvons mauvaise ; nous devons au lieu de cela la gagner par l’amour[7].

Le 21 Janvier, à l’issue de la prière, Gandhi mentionne l’incident de la veille:

N’éprouvez aucune haine pour le responsable. Il était convaincu que je suis un ennemi de l’hindouisme. N’est-il pas dit au chapitre 4 de la Gîta que, lorsque les êtres malfaisants deviennent trop puissants et mettent en péril le dharma, Dieu envoie quelqu’un pour les détruire ? Celui qui a fait exploser la bombe pense manifestement qu’il a été envoyé par Dieu pour me détruire[8].

Au chapitre 4 (8) de la Gîta, le Bienheureux Seigneur dit en effet:

Pour la protection des bons, pour la  destruction de ceux qui font le mal, pour le rétablissement ferme de Dharma, je  renais de siècle en siècle.

L’échec de la première tentative ne découragea pas les conjurés qui  décidèrent de nouveau de passer à l’action. Le 30 janvier, vers 17 heures, Gandhi sort de la Birla House pour se rendre à la réunion de prière. C’est alors que Nathuram Godse s’avance vers lui, s’incline vers lui comme en signe de respect, sort son revolver et tire trois balles, deux  dans le ventre et une dans la poitrine. Gandhi joint les mains, prononce les mots « Rama, Rama », l’une des incarnations de Vishnou, et meurt aussitôt. L’assassin est maîtrisé et arrêté.

L’assassin de Gandhi

Nathuram Godse « avait une  dévotion spéciale pour la Bhagavad-Gîta, qu’il connaissait par cœur, mais à la différence de Gandhi, il était convaincu que Krishna parlait à Arjuna de combats réels et non  de batailles qui se déroulent dans l’âme[9]. (…) Godse croyait que Krishna commandait à Arjuna de s’engager dans un combat mortel contre ses ennemis[10]

Le 27 mai 1948, commence le procès de Nathuram Godse et de sept autres conjurés au Fort Rouge de Delhi. C’est le 8 novembre 1948 que Godse peut expliquer au président du tribunal pourquoi il avait été amené à tuer Gandhi. Affirmant sa conviction qu’il est nécessaire de combattre un ennemi injuste au besoin par la violence, il déclare :

Je considère comme un devoir religieux (c’est moi qui souligne) et moral de résister à un tel ennemi par la force et, si possible de le vaincre. (…) Dans le Mahâbhârata, Arjuna doit tuer un grand nombre de ses amis et connaissances. (…) Je crois fermement qu’en estimant Krishna et Arjuna coupables de violence, le Mahatma a montré une ignorance complète des ressorts de l’action  humaine.

Godse précise:

Mon respect pour le Mahatma était profond et durable. Je n’ai donc éprouvé aucun plaisir à  le tuer. (…) En conséquence, le 30 janvier, je m’inclinai d’abord devant lui, puis à bout portant, tirai trois coups de feu et le tuai. Ce qui m’avait déterminé, c’était sa complaisance constante pour les musulmans. Je n’avais aucune rancune, aucun intérêt personnel, aucun motif sordide pour le tuer. (…) Je déclare ici devant Dieu et devant les hommes qu’en mettant fin à la vie de Gandhi j’ai éliminé quelqu’un qui était une malédiction pour l’Inde, une force du mal. (…) Je suis prêt à la mort, sans aucun sentiment de culpabilité. Je suis parfaitement en paix avec mon créateur[11].

Le 10 février 1949, Nathuram Godse est condamné à mort avec un autre de ses co-accusés, Narayan Apte. Ils font appel. En prison, Godse reçoit une lettre du troisième fils du Mahatma, Ramdas Gandhi qui l’informe qu’il a écrit au gouverneur général  afin  de lui demander que la peine capitale ne soit pas appliquée. Godse lui répond en lui demandant de venir le rencontrer dans sa prison. Ramdas Gandhi lui écrit pour lui dire qu’il souhaite lui-même cette rencontre. Il espère qu’ils pourront réciter ensemble les derniers mots d’Arjuna dans la Gîta par lesquels il exprime sa décision de se soumettre à la volonté de Vishnou. Godse lui répond qu’il n’aura aucune difficulté à les réciter. Mais, manifestement, ils n’interprètent pas de la même manière les paroles d’Arjuna.

L’appel est rejeté le 21 juin 1949 et la rencontre n’aura pas lieu. Bien que, de toute évidence, Gandhi n’aurait pas voulu le meurtre judiciaire de son assassin, Nehru refuse que soit commuée la peine capitale. Godse et Apte sont pendus le 15 novembre.

La religion de la non-violence

C’est ainsi que Gandhi est mort victime d’un dieu armé dont la représentation est fondée sur la conception orthodoxe de l’hindouisme. Gandhi ne pouvait que récuser avec force une telle représentation. Dans sa quête de Dieu, il en était arrivé à substituer à l'affirmation religieuse : "Dieu est la vérité", la proposition suivante : "La vérité est Dieu"[12]. Il y a plus qu'une nuance entre les démarches impliquées par ces deux formulations. Celui qui pense que "Dieu est la vérité" considère qu'il lui suffit de donner foi à la parole de Dieu révélée par la religion - c'est-à-dire par sa religion - pour posséder la vérité. Il se persuade alors facilement que quiconque refuse de croire à cette révélation est dans l'erreur. Et, pour défendre la vérité et combattre l'erreur, il se fait un devoir non seulement de pourfendre les hé­résies, mais de livrer bataille contre les hérétiques. Le risque est donc grand que la proposition "Dieu est la vérité" devienne une affirmation totalitaire qui engendre la guerre sainte. Gandhi fait remarquer qu'en effet "des mil­lions d'hommes se sont emparés du nom de Dieu et ont commis d'indescriptibles atrocités au nom de Dieu. »

Pour moi, précise-t-il, c’est un reniement de Dieu même si vous le reconnaissez comme étant la vérité ou le nommez par un autre nom. (…) Et quand vous voulez trouver la vérité en Dieu, la seule voie est l’amour, c’est-à-dire la non-violence[13].

Penser que "la vérité est Dieu" implique une tout autre démarche in­tellectuelle et spirituelle. Car, alors, la vérité ne se fait pas connaître à l'homme par une révélation extérieure, mais par une exigence intérieure qui s'exprime par la "petite voix tranquille" de sa conscience, c'est-à-dire par sa raison. Gandhi affirme ainsi le primat de la raison sur la religion et il entend juger lui-même de la vérité des textes sacrés selon les exigences de la raison. Ainsi Gandhi est-il "fermement persuadé qu'il n'y a d'autre religion que la vérité[14]." Dès lors que la vérité est Dieu et qu'il n'existe pas d'autre che­min qui conduise à la vérité que celui de la non-violence, il en résulte que "le seul moyen de connaître Dieu est la non-violence[15]". Ainsi, déjà Gandhi était-il préoccupé de relever l'un des défis majeurs de la modernité : dé-confessionnaliser la vérité  afin de parvenir aux portes de l'universel.

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[1] Gandhi, Autobiographie ou mes expériences de vérité, Paris, PUF, 1990, p. 88.

[2] Shri Aurobindo, La Bhagavad-Gîta, Paris, Albin Michel, 1970, p. 48.

[3] Ibid, p. 291.

[4] Cité par Olivier Lacombe, Gandhi ou la force de l'âme, Paris, Plon, 1964, p. 152.

[5] Ibid., p. 56

[6] Suzanne Lassier, Gandhi et la non-violence, Paris, Le Seuil, p. 32.

[7] Cité par Robert Payne, Gandhi, Paris, Le Seuil, 1971, p. 389.

[8] Cité par Rajmohan Gandhi, Gandhi, Sa véritable histoire par son petit-fils, Paris, Buchet-Chatel, 2008, p. 866.

[9] Robert Payne, op.cit., p. 422.

[10] Ibid., p. 454.

[11] Cité par Robert Payne, op. cit., p. 446s.

[12] Satyagraha, Non-Violent Resistance, Ahmedabad, Navajivan Publishing House, 1951, p. 38.

[13] The Collected Works of Mahatma Gandhi, Ahmedabad, The Publications division, Ministry of Information and Broadcasting, Government of India, 1971, p. 405.

[14] Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, Col. idées, 1969, p. 134.

[15] Cité par Jean Herbert, Ce que Gandhi a vraiment dit, Paris, Stock, 1969, p. 79.

 

 

 

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