|
L’universel Longtemps, les hommes ont vécu enfermés dans leurs
particularismes culturels, ignorant la notion même d’universalité. Celle-ci
est une conquête, l’aboutissement d’un long processus. Pour affirmer leur
identité, les hommes et les peuples se réfèrent aux valeurs qui fondent leur
propre culture et leur propre civilisation. Peu à peu, chaque culture, bien que
limitée et finie, a affirmé la prétention de rendre compte de la totalité du
réel et, par là même, de viser à l’universalité. Chacune affirme que ses
valeurs correspondent aux exigences les plus profondes de l’humanité et prétend
qu’elles ont vocation à être universellement reconnues. Cela est compréhensible
et légitime. Malheureusement, chaque culture a propension à absolutiser le
savoir qu’elle secrète et à vouloir l’imposer aux autres. Il résulte de
ces prétentions contradictoires des antagonismes, des oppositions et des
heurts. L’histoire d’hier et d’aujourd’hui nous montre que ces conflits
peuvent facilement devenir sanglants et meurtriers. Car chaque communauté, au
nom de ses propres valeurs, est tenté d’aller livrer bataille contre les
autres. Ainsi, ces derniers siècles, les hommes ont généralement
pensé et recherché l’universel à travers l’universalisation de leur
propre culture. Convaincus qu’ils possédaient « la vérité »,
ils ont construit une idéologie dont ils ont fait un absolu et ils se sont donné
la mission de l’imposer au monde entier. Le propre de l’idéologie est de
s’arroger les privilèges de l’universalité et de prétendre atteindre
l’universel par la puissance, la conquête et la domination, c’est-à-dire,
pour autant que nécessaire, par la violence. Le moment n’est-il pas venu de
rompre une fois pour toutes avec cette vision totalitaire de l’universel qui a
engendré tant et tant de malheurs ? Pour apaiser les conflits qui surgissent entre les
communautés et les peuples et établir le fondement d’une existence
pacifique, nous avons pris l’habitude d’appeler à la tolérance envers les
autres cultures. Nous faisons valoir que si nous faisons l’effort de mieux les
connaître et de mieux les comprendre, nous découvrirons ce que chacune
renferme de grandeur et de noblesse. Et nous affirmons que, pour vivre en paix
les uns avec les autres, nous devons accepter nos différences. Cela est vrai,
mais pour une part seulement. Car, en réalité, n’est-ce pas plutôt nos ressemblances
qui engendrent nos querelles, nos conflits et nos batailles ? N’est-ce
pas parce que nous imitons nos erreurs et nos fautes que nous nous retrouvons si
souvent en guerre les uns contre les autres ? N’est-ce pas parce que nos
civilisations sont pareillement imprégnées par la culture de la violence que
nous sommes continuellement sur le point de nous blesser et de nous meurtrir les
uns les autres ? L’idéologie de la violence nécessaire, légitime
et honorable qui domine les cultures tend à effacer les différences et à
faire apparaître des ressemblances effrayantes. Dès lors, l’urgence, pour
construire un avenir pacifié, n’est pas tant d’accepter nos différences
que de refuser nos ressemblances. Lorsque l’esprit humain œuvre dans
le bien, il produit une inépuisable richesse de réalisations aux formes variées.
Dès qu’il œuvre dans le mal, il est désespérément monotone, répétitif.
Aussi, les hommes qui portent sur leur visage les stigmates de la violence
finissent-ils par se ressembler. Après les sanglantes déchirures du XXe siècle,
saurons-nous inventer la sagesse universelle qui nous permettra de vivre
ensemble dans la concorde ? Le défi est immense. Aurons-nous
l’intelligence et le courage de le relever ? Saurons-nous arrêter le
processus de nivellement des cultures, tendre à l’universel non pas en les
uniformisant, mais en les faisant converger indéfiniment ? Le dialogue des
cultures doit permettre de définir des référents éthiques communs. Dialogue
sans complaisance ni marchandage, mené avec rigueur intellectuelle, avec
intransigeance. À chacun de faire, au préalable, œuvre de discernement
critique dans le champ de sa propre culture. Nos cultures ne peuvent se
rejoindre – sans se confondre – qu’à ce prix. C’est alors que nous nous
enrichirons de nos différences. Ne nous y trompons pas : la tâche est
ardue, mais elle comporte un formidable défi ! L’un des fondements possibles de cette sagesse
universelle est la Règle d’or formulée dans différentes traditions
spirituelles. Elle peut s’énoncer ainsi : « Ce que tu ne veux pas
que les autres te fassent, ne le fais pas aux autres. » Or, ce que je ne
veux pas, c’est d’abord que l’autre homme me fasse mourir. Dès lors,
l’impératif de la Règle d’or rejoint l’exigence universelle de la
conscience raisonnable : « Tu ne tueras pas ». Ainsi le
principe de non-violence fonde l’universalité de la loi morale que les êtres
raisonnables et consciencieux se donnent librement à eux-mêmes. Et pourtant, les traditions dont nous sommes les héritiers,
alors qu’elles ont donné une grande et belle place à la violence, n’ont
donné pratiquement aucune place à la non-violence, jusqu’à ignorer son nom.
Dès lors, nous devons entreprendre un délicat travail de discernement afin de
récuser avec courage et audace tout ce qui, dans notre propre culture, légitime
et sacralise la violence. Cessons d’innocenter le meurtre perpétré au nom
d’une cause juste. Que la violence ne soit plus honorée comme la vertu de
l’homme fort. Cette rupture sera douloureuse, parce que radicale et profonde.
Nous découvrirons que chacune de nos cultures a souvent collaboré avec la
violence, lui apportant caution et justification. Rompre avec la culture de la
violence, c’est quelque part, sans pour autant faire table rase du passé,
rompre avec notre propre culture. Et il est difficile de récuser une part de la
tradition qui nous a été léguée comme un héritage sacré. Dans chacune de nos traditions, il y a des pierres
d’attente sur lesquelles nous pouvons fonder une sagesse de la non-violence.
Chacune porte en elle des « valeurs » qui confèrent à tout homme
dignité, grandeur et noblesse et qui demandent qu’il soit respecté et aimé.
Ces valeurs contredisent la violence qui prétend régenter la vie des hommes et
des sociétés. Dans chacune de nos cultures, il s’est trouvé des femmes et
des hommes qui sont entrés en dissidence, affirmant le primat de ces valeurs
sur les requêtes de la violence. Mais, le plus souvent, ces valeurs se sont
trouvées recouvertes par les scories de l’idéologie de la violence. Elles
furent niées et reniées. C’est en fidélité à ces valeurs que chacun de
nous se convaincra que l’exigence de non-violence fonde et structure
l’humanité de l’homme, qu’elle donne sens et transcendance à sa vie. Et
nous découvrirons que cette fidélité, au-delà de la rupture que nous aurons
opérée, nous conduira au cœur même de notre culture. C’est en réfléchissant sur l’universalité de
la beauté que nous pouvons le mieux comprendre l’universalité de la
sagesse. Comme la beauté, la sagesse s’adresse à la liberté de l’homme,
sans jamais vouloir s’imposer par la contrainte. La sagesse, comme la beauté,
réconcilie l’homme avec lui-même, préludant à la réconciliation des
hommes. L’universalité de l’éthique, qui fonde la sagesse de l’homme
raisonnable, présente une profonde analogie avec l’universalité de l’art :
son heureuse alchimie réunit l’universel et le singulier. L’artiste
parvient à dépasser les particularismes de la civilisation où il naît, tout
en exprimant la singulière originalité de sa culture. L’art atteint
l’universel, alors que les formes qu’il produit sont d’une flamboyante
diversité. Quelles que soient les métamorphoses et les variations dont résultent
ses formes, leur langage parle au cœur de tout homme. Dans chaque culture,
l’art exprime les mêmes émotions devant la beauté tragique de
l’existence, les mêmes interrogations sur le destin de l’homme et, à
travers elles, ce sont les mêmes quêtes et les mêmes requêtes, les mêmes
angoisses et les mêmes espérances qu’il formule. Chaque sagesse, selon la
culture qui l’a engendrée, aura sa propre couleur, sa propre musicalité, sa
propre forme, mais toutes concourront à la même harmonie pour exprimer
l’universel humain. ***
*** *** |
|
|