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La Voie de la Danse peut nous éveiller !

 

Entretien avec Manochhaya

 

Manochhaya, alias Katya Légeret, est docteur en science de l’art (Paris-Sorbonne), chercheur et enseignante universitaire à Paris VIII. Elle a publié plusieurs ouvrages sur la tradition indienne, dont Manuel traditionnel du Bharata-Natyam et Esthétique de la danse sacrée (éd. Geuthner).

 

Katya Légeret a commencé sa carrière internationale de Bharata-natyam (danse sacrée de l’Inde du sud) dans les plus grands temples de l’Inde, aux côtés de K. Swarnamukhi, célèbre danseuse d’État du Tamil Nadu. Nous l’avons rencontrée, au printemps 2002, participant aux « Rencontres de Fès », dans le cadre du Festival des musiques sacrées de la première ville royale du Maroc.

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Nouvelles Clés : Autour de 68 et après, quand nous nous situions dans ce que nous pensions être des avant-gardes, le mot « redressement » nous faisait peur. C’était tout de suite compris comme « redressement moral », traduit en : attitude réactionnaire, autoritaire et rigide. On n’allait pas jusqu’à dire qu’on était pour la désagrégation, mais pas loin…

Katya Légeret : Plutôt pour le lâcher-prise…

NC : On se rend compte aujourd’hui à quel point c’était parfois aussi du relâchement – par exemple dans des mœurs au frontières floues, très généralement admises par d’assez grands cercles : je me souviens que dans les fanzines de la contre-culture on trouvait amusantes les familles où tout le monde couchait avec tout le monde ! On passait des lettres sur le sujet dans le courrier des lecteurs…

Aujourd’hui, peu à peu, beaucoup de gens sentent l’urgente nécessité d’une forme de redressement. Comment éclairer de manière éclairée ce besoin, cette urgence ? Et d’abord, faut-il parler de « redressement » ou juste de « dressement » ?

KL : La notion de redressement est intéressante. Il y a, en Inde, l’idée d’être « deux fois né ». Il est dit que quand on naît, on ne détient pas tout de suite sa destinée. Pourtant, l’hindouisme parle de naissances successives, mais cela ne suffit pas. Il faut une initiation pour être « rené », non pas dans le sens de partir de quelque chose d’acquis pour le remettre dans une autre dimension (celle de la verticalité), mais pour mettre de la conscience dans ce qui est donné au départ inconsciemment – ce qui est différent. Cette idée est très forte parce qu’elle suppose tout de suite l’initiation. Celle-ci est bien sûr d’abord un rituel, mais surtout une prise de conscience, si l’on évacue toute l’ornementation, qui d’ailleurs est en train de s’étioler. Mais cela fait partie de l’évolution positive de la spiritualité.

NC : La mue.

KL : Tout à fait. Ce qui se révèle dans cette initiation – comme dans la pratique de la danse ou des armes, où c’est évidemment le plus visible puisque l’on doit s’y tenir vraiment vertical – c’est le sens d’une verticalité fondatrice de toute la culture indienne. Le mont Méru, l’axe Brahma-Sūtra, l’idée de planter un bâton au centre du monde pour que tout puisse exister, en sont des exemples. Même si l’on part du mythe du « barattage des étoiles » – ce qu’on appelle le kūrmavatar, l’avatar de la tortue géante dans la carapace de laquelle les dieux peuvent planter le bâton qui permet la création des étoiles, du monde et de l’univers –, il est entendu que chacun peut vivre très concrètement ce mythe, sous la forme d’un rituel. D’où l’idée de redressement : trouver où planter sa verticale. Le plus intéressant dans la dimension sacrée, dès que l’on sort de l’emprise religieuse, tient au caractère personnel du cheminement. Ce n’est pas le fait d’un instant de rituel, c’est le labeur dans la matière de chaque voie du sacré.

Ce redressement part d’une certaine conscience de la matière, tel, dans la danse, le martèlement du sol, ce côté vibratoire intense jusqu’à être parfois douloureux… J’ai travaillé avec la danseuse de temple Swarnamukhi : pour redresser son corps, elle l’a plié dans tous les sens, tordu, désarticulé, repoussant ses charnières et ses limites morphologiques dans une formidable quête de dépassement, pour que tout converge vers le haut. Ce point de vue très ascétique n’est permis qu’à fort peu de gens – elle est une des seules à l’avoir fait !

Certes, il y a dans tout cela l’idée très importante de labeur dans la matière, dans la sueur, l’idée de forger ou de sculpter, comme l’artiste qui prend de la pierre pour lui donner une forme.

Mais le reste, ce qui ne va pas servir à la forme, est aussi important. Il s’agit de l’humus. Tout a une grande fonction. Rien n’est à éliminer dans la vie. Donc le redressement n’est pas l’idée de tout à coup quitter ce qui est donné pour regarder vers le ciel et oublier d’où l’on part. Souvent, on voit l’hindouisme comme sorti hors de l’histoire. Or, y a-t-il une sortie possible de l’histoire ?!

Il y a, par contre, sortie d’une certaine conception du temps, qui n’est plus celle de la causalité. Et là aussi c’est peut-être quelque chose qui, en Inde, est vieux comme le monde, mais en même temps d’avant-garde : il n’y a pas, dans ce redressement, l’idée d’une évolution, l’idée qu’il faudrait progresser, aller vers un but, parce qu’on aurait une histoire téléologique, jusqu’à la libération intérieure, une sorte de conscience lumineuse absolue. Au contraire, nous avons plutôt l’idée que les choses se passent avec un « saut », non causal, non logique. Cela peut être le « saut quantique », ou le saut de Don Juan dans Castaneda. Cette idée, pour moi, est très forte. Il y a une rupture dans la causalité, dans le sens où les forces du passé et du futur sont en tension. Alors, se plaçant « entre », la dimension verticale peut se manifester. Il faut accepter d’être dans la tension… C’est un rapport à l’espace et au temps. On entre finalement dans une synchronicité en ressentant la relation des parties au tout et l’interconnection constante de toutes les dimensions…

Prenons l’exemple de l’enseignement de la danse en Inde. Il ne se donne pas dans un espace protégé, abstrait du monde, silencieux. Je n’ai jamais eu ces conditions, en apprenant vraiment comme une Indienne, en suivant les Indiens partout, en vivant comme eux – et c’était vraiment une énorme épreuve, parce qu’apprendre quand les gens défilent, apportent du thé, dans le bruit des klaxons dans la rue, le maître de danse qui fait autre chose à côté, lisant à moitié son journal… et puis tout à coup quelque chose se passe et on apprend en une minute ce qu’on peut apprendre en dix heures… Là, la causalité du temps est brisée. Et l’apprentissage se fait ; on est capable de retrouver une verticalité en acceptant d’écouter – parce que dans « redresser », il y a l’idée de dresser l’oreille. C’est un rapport d’écoute. Et pouvoir entendre des niveaux d’écoute différents en même temps et pas seulement l’harmonie d’une belle symphonie ou de quelqu’un qui parle bien. Il s’agit d’entendre des dissonances dans les bruits parvenant de la rue, en même temps que le tāla, avec le bâton du maître qui frappe régulièrement les rythmes. Tout cela est à intégrer, dans la conscience de l’interconnection entre toutes choses.

La synchronicité consiste justement à pouvoir donner un sens à ce qui n’en a pas. Ce labeur, ce travail conduit à la créativité, malgré la codification incroyable de la danse indienne ! L’intégration progressive des sens multiples donnés à un geste de main, à un mythe, à un cycle rythmique, etc., permettra à chaque artiste de devenir aussi créateur, et non pas interprète d’un système millénaire. Donc le redressement va vers la liberté.

NC : Vous parliez au début du « deux fois né » et des efforts considérables à fournir pour se redresser… comme ceux fournis par votre professeur Swarnamukhi…

KL : C’est une pratique que j’ai suivie un certain temps. Mais n’étant pas orientale, le danger était de récupérer cette idée avec la volonté de faire plier le corps. Je n’ai pas commencé à l’âge de 5 ans comme elle, qui était dans un moule, forgé par son père. Alors que moi, pour accéder à sa pratique, il fallait que je veuille vraiment, qu’il y ait un effort volontaire, une ascèse – que j’ai quittés après, sentant que je ne pourrais transmettre après cette forme de redressement. Personne ne me suivrait, de même qu’elle n’a personne, en Inde, qui continue sur sa lancée. Ce chemin est celui d’une personnalité extraordinaire, mais un cas unique. Or actuellement, on a besoin de pouvoir transmettre des choses essentielles pour pouvoir continuer à respirer sur la planète, plus que d’une ascèse si spécifique, si hindoue, si liée à la religion.

 

Manochhaya, temple de Tanjore (Inde du Sud). DR.

NC : Vous disiez qu’il y a une tension énorme pour qu’ait lieu un saut imprévisible, non-causal, et que s’exprime à nouveau la verticalité, dans une forme chaque fois nouvelle…

KL : Oui, voyez-vous, il y a un élément fondamental dans cet art, très simple à comprendre : il existe deux manières de bouger, qu’on appelle lokadharmī et nātyadharmī. La première est la manière de bouger habituelle, mécanique : le corps suit. Vous prenez un verre, vous pensez au verre et non pas au chemin de la main pour aller jusqu’à lui. Lokadharmī est soumis au monde, aux règles mécaniques du monde, à l’usure : on sera de plus en plus fatigué ; plus on avancera dans l’âge moins on pourra grimper sur les montagnes ou danser physiquement. Il s’agit du mouvement soumis au temps historique qui va de la naissance à la mort. Et puis il y a nātyadharmī, le chemin de la danse, qui part d’un geste quotidien, par exemple prendre un enfant dans ses bras, ce qui demande beaucoup d’observation quand on veut le faire à l’indienne et qu’on n’est pas indienne soi-même. Le but ne sera pas de faire comme cette Indienne, mais de comprendre le mouvement affectif de la mère envers son enfant. Il y a une grande compréhension de l’essence du geste. Comprendre comment la nature des choses se fait, et non pas le geste primaire effectif, non conscient.

Il y a donc tout un chemin de la conscience ; mais cela va encore plus loin. Pour faire ce geste de prendre un enfant dans ses bras, on va par exemple ramener les mains vers soi, comme si l’on avait quelqu’un dans cet espace rond des bras, et presser cet enfant sur son cœur, le ramener. Mais si je le fais comme un geste quotidien mimé, je broierai du vide. Alors que dans nātyadharmī, je vais créer deux espaces, deux tensions contradictoires ; c’est-à-dire que je vais sentir qu’il y a un espace à presser, une résistance, comme si un corps physique se trouvait vraiment là entre mes bras, pour que ce geste soit vraiment vécu. Cette rencontre entre l’organique et l’imaginaire, entre le mouvement du corps physique et cet espace, va créer une tension physique réelle. Pour celui qui regarde, il y a vraiment le sentiment que l’enfant est là. Cette relation avec l’essence du geste fait de nātyadharmī quelque chose d’universel. Si je danse devant des spectateurs à Fès ou à New York, tout le monde comprendra.

Mais cela n’est pas du mime ! Quelle est la différence ? Dans le mime, on va dire : « C’est une Indienne qui prend un enfant indien dans ses bras » et rester à ce stade culturel d’interprétation. Alors que nātyadharmī permet de dépasser la frontière culturelle. Et c’est en cela aussi que je comprendrai le redressement. Une telle rencontre entre deux forces, l’une physique, l’autre imaginaire, va faire jaillir tout à coup une conscience. C’est le « Ah ! » forgé dès le premier pas de danse, dès le premier mouvement. C’est ce qui est dit dans le Nātyashāstra, le grand texte fondamental de l’art dramatique, dont la danse fait partie avec la musique, la poésie… Ce grand texte qui date de deux mille ans prescrit comme premier pas sur scène adbhuta drishti, le regard émerveillé. C’est vraiment une chose extraordinaire. Ce regard émerveillé, qui évite le trac à l’Occidentale, c’est-à-dire le fait de croire que l’on est quelque chose quand on entre en scène. Avec le « Ah ! » de la présence, tout d’un coup, il n’y a plus d’extérieur ni d’intérieur. L’émerveillement est une fusion ; mais, en même temps, quand on entre sur scène, on ne voit rien, puisque c’est le noir, le vide, et c’est quelque chose de très intéressant à creuser, parce qu’il n’y a pas là, comme dans la pensée bouddhiste, une importance donnée au vide… Cette rencontre avec le vide dans la danse indienne est quelque chose de très subtil. Il n’est pas facile d’en parler. C’est un vide qui est plein. Un peu comme le centre d’un mouvement : plus on tourne vite, plus il y a un centre vide au milieu.

NC : Ne retrouve-t-on pas cette idée chez les bouddhistes ?

KL : Oui, c’est plus un problème de vocabulaire qui rend l’explication difficile. C’est vraiment faire acte de présence. On ne va projeter ni une idée, ni une image, ni un geste établi.

Un exemple le montre bien : en entrant sur scène, le premier mouvement que je vais faire sera de montrer une fleur ; donc j’étire les doigts en éventail, en alapadma, le « lotus à demi ouvert ». Mais en réalité, il ne faut pas montrer une fleur. Voilà l’énorme travail que doit fournir un Occidental travaillant cet art. Selon les principes du nātyadharmī, il s’agit de ne pas s’attacher au mot, ni à la relation image-mot ou geste-mot, ni à la narration. On raconte des histoires, mais c’est la petite histoire, la base physique pour parler d’autre chose. Ce niveau est très intéressant. Bien sûr, il faut apprendre ce code, il faut étirer les doigts ; c’est tout un travail physique, symbolique… Mais lorsque la danseuse fait cela sur scène, elle ne voit pas une fleur et le public non plus, qui ne connaît rien au vocabulaire des mudra. On peut alors se demander à quoi ça sert !

J’y ai beaucoup réfléchi avec mon maître de danse, en lui posant mon problème – je raconte quoi, moi qui ne serai jamais complètement indienne, qui ne parle pas la langue et qui s’adresse à un public étranger ? Ne vais-je pas complètement m’éloigner de la source ? Eh bien, l’élément d’explication, que je trouve extraordinaire, est cette idée, comme avec la mère et son enfant, qu’on ne montre pas la fleur, mais la floraison. On va ouvrir les boutons de fleur, pas uniquement avec les mains, mais avec tout le mouvement du corps. Et celui qui regarde va sentir ce que veut dire l’ouverture, dans une contagion du geste. Et par ailleurs, chaque mudra, donc chaque position de main, a plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de significations possibles – après vingt ans de pratique, je sais que sur une position de main, je peux danser deux heures, tellement c’est riche et porteur d’histoires possibles : d’où vient la fleur ? Est-ce de Brahma ? De Vishnu ? D’une déesse ? On peut étirer à l’infini… Mais au moment de le faire – et nous rejoignons l’idée de redressement –, quand la fleur se dresse dans l’espace, c’est la conscience qui lui permet de le faire, en lui donnant toute son envergure symbolique. Si je fais ce geste dans l’instant, je ne vais pas voir une fleur, mais des centaines, un jardin. Vais-je choisir une fleur dans ce jardin ? Je ne peux pas. Cela est extraordinaire. Si jamais une fleur se lève, parce qu’elle correspond dans l’instant à la signification de l’histoire, ou à la relation au public, je dis oui, mais je dois continuer à voir toutes celles qui pourraient se lever. Il s’agit d’un travail de conscience. Et ce sens d’ouvrir un monde symbolique de plus en plus large permet au spectateur de choisir quelle sera la fleur du jardin qui va se lever.

Si je fais alapadma pour la première fois, je ne pourrai pas faire passer toute cette dimension symbolique. C’est un travail sur le langage, sur la matière. Là, le dressage, la discipline sont intenses et la grande question est de savoir comment les transmettre aux jeunes – en Inde, on peut faire travailler un enfant cent fois par jour à partir de quatre heures du matin, pour étirer ses doigts, mais pas en Europe ! Il faut trouver un pont. C’est essentiel, sinon le monde symbolique, le monde de conscience ne peut pas être forgé. Et en même temps, peut-être ne sommes-nous plus dans un monde de répétitivité, comme dans les pays de grande tradition. Sommes-nous dans une accélération de conscience qui va faire que les intuitions seront plus rapides et les moments de grâce plus nombreux ? C’est une grande question !

NC : Si l’on se remet dans la perspective de la philogénèse, il y a eu, à l’aube de l’humanité, un redressement originel quand les humains se sont verticalisés – dans une histoire que l’on appréhende tout juste et dans des conditions que l’on ignore encore largement (avec la grande bataille entre les darwiniens mécanistes, qui ont l’air raisonnables et sages de penser que tout cela s’est fait graduellement et par hasard, et ceux qui pensent que le mouvement s’est fait par sauts, ce qui a l’air fou et correspond pourtant davantage à la réalité).

De toute façon, ce redressement originel, il semble que chaque humain ait à le rejouer, après sa naissance quand il apprend peu à peu à se redresser et ensuite chaque matin en se levant, et plus généralement chaque fois qu’il prend conscience qu’il lui faut se tenir droit. La vie fait que chacun, chaque matin, se relève. Mais cela ne suffit pas à faire un saut. Or, nous ne sommes apparemment pas juste faits pour revivre ce redressement tous les matins, mais pour en prendre conscience… Comme vous disiez, ne pas être la fleur, mais être le printemps ! Ce qui suppose que l’on habite le redressement de manière consciente et aussi poétique – dans une jubilation…

KL : J’aime cette idée très belle de l’hindouisme, présente aussi dans la danse, que l’émerveillement commence par une dissolution de ce que l’on croit être notre forme corporelle. Aussi bien en entrant sur scène que dans le travail quotidien de la danse, pushpanjali, l’offrande de fleurs… La danseuse arrive avec des pétales de rose dans la main, qu’elle offre à la divinité en se prosternant sur le sol – maintenant, cela devient abstrait, les danseuses ont de moins en moins de vraies pétales dans les mains ; or, je pense qu’il est très important d’en avoir, parce qu’il faut passer par la matière pour que l’alchimie se fasse vraiment. Cela signifie que l’on fait une offrande de son corps, comme à la naissance du monde dans l’hindouisme : l’Homme cosmique se démembre pour que l’univers puisse exister dans toutes ses formes. De même, l’artiste doit commencer par offrir son corps, sa rose en pétales, qui va retourner à la terre pour changer de forme. Idée shivaïte de la métamorphose incessante des formes. Tout est mouvement. Il ne faut pas s’attacher à des formes corporelles. À ce niveau, la richesse est tellement grande – une heure on se sent poisson, une autre heure oiseau… dans une fusion avec les éléments de la nature, ou avec des idées.

Ainsi, se lever chaque matin, comme un petit enfant qui va chercher son identification avec un élément, constitue le foyer de notre créativité. Il n’y a rien de plus triste que de se lever le matin, de se rasseoir pour déjeuner et de se sentir exactement comme la veille ! La créativité qui nous est demandée est de nous sentir autre, par un mouvement, par une respiration… Parce que le corps, je pense, nous permet de sentir ce qu’est être autre. Être soi-même, c’est autre chose au niveau du cœur. C’est une alchimie, un centre, la verticale dont nous parlions tout à l’heure. Plus je maîtrise mon corps physique, plus j’ai le sentiment d’être en contact avec le tout autre.

NC : C’est très mystique…

KL : Oui, mais ça se passe dans le mouvement, dans le moment où je respire, où je marche. C’est une sensation de l’Infini, de ce qui est autre. Alors que si je remonte vingt ans en arrière, quand j’ai commencé la danse, j’étais beaucoup plus dans l’idée, dans l’idéal, dans la quête de quelque chose que je n’étais pas encore et que je n’arrivais pas à être. Vingt ans après, je peux dire que la pratique du mouvement donne la sensation de l’autre, qui en même temps est une présence. Il n’y a pas de séparation… On est en quête vers autre chose… C’est difficile à expliquer. On est vraiment bien avec soi-même à ce moment-là. C’est très mystique, en effet. Cela témoigne d’un grand mystère !

Mais il y a deux voies dans la bhakti – puisque la danse est vraiment une forme de bhakti, c’est-à-dire d’intelligence du cœur (pas de dévotion, notion trop mal interprétée chez nous) : la voie dualiste et la voie non-dualiste. La voie non-dualiste suppose une quête vers la libération. Vous cherchez la fusion : ne plus être séparé, parce que c’est intolérable. Cela nécessite un labeur, une ascèse, une volonté qui n’est plus celle de l’ego. Alors que la voie dualiste, elle, accepte que l’autre reste autre et qu’il y ait des moments de grâce, de fusion, pour éprouver le rasa, le sentiment esthétique – en sachant qu’on sera obligé de revenir, avec humilité, à un quotidien, à quelque chose qui n’est pas complètement acquis. Cette dimension est très intéressante dans ce qu’on peut faire passer en Occident de cette quête – car nous ne vivons plus à une époque ascétique : on ne peut demander à quelqu’un de tout lâcher pour ce vœu divin, ou alors il faut passer sa vie en Inde ; mais on peut le faire en restant dans le quotidien où l’on se trouve.

NC : Une forme de karma yoga, de yoga par les gestes de la vie normale, quotidienne, que l’on pratique en conscience…

KL : Tout à fait. Et cela permet de trouver la verticalité dans l’écoute. C’est ce que m’a rappelé le grand musicien turc Kutsi Ergüner dans son concert du Festival des musiques sacrées de Fès. Je pratique aussi la flûte carnatique et donc cela me parle beaucoup. La flûte crie, elle se lamente parce qu’elle a été coupée du roseau. Vous connaissez ce vers magnifique de Rūmi. La flûte ne va cesser de se lamenter de sa séparation d’avec le Bien-aimé. Or, le fait de le dire donne un instant de grâce où l’on n’est plus dans la séparation. Mais il faut l’avoir accepté d’abord ! C’est un paradoxe que cultive aussi la danse indienne où les histoires racontent souvent la séparation d’avec le Bien-aimé : il n’est pas là, je suis seule, triste… Le corps est replié vers la terre, vers soi. Et tout à coup, le fait de le dire et de le danser fait se redresser l’être, parce que dans cette conscience-là, il n’y a plus de séparation !

NC : On pourrait alors dire qu’un peu comme en science physique, les particules de fer soudain prises dans un champ magnétique, se vectorisent instantanément, aimantées dans la même direction. L’aimant, par sa présence, transforme la « conscience » de chacun des « egos » de la limaille !

KL : Mais le redressement exige un aimant, ou plutôt une aimantation – qui ne suppose pas une entité extérieure vers laquelle on tend. C’est plutôt un principe d’aimantation. Et la verticale se fabrique par l’aimantation progressive des parties, la synchronisation de tous les éléments… On ne va pas sur un chemin, d’un point de départ à un point d’arrivée, qui serait l’aimant ou le Bien-aimé, qui attire, mais seulement sur le chemin. Il n’y a plus d’avant ni d’après. C’est le principe d’aimantation qui doit faire accepter toutes les conditions dans lesquelles on se trouve à chaque instant et leur donner un sens.

NC : De ce point de vue, l’immense travail d’apprentissage de la danse doit vous amener en quelque sorte à descendre dans chacune de vos particules, de vos cellules, pour qu’elle soit dirigée dans la même direction.

KL : Oui, c’est vraiment un rapport à la cellule ! Et de plus en plus. Il y a ce côté d’hypersensibilité qui fait qu’en même temps le danseur est d’une fragilité de plus en plus grande. Plus on travaille, moins on a de maîtrise sur le corps physique. Quand il y a une acceptation de la finitude du corps – et c’est très difficile, pour un danseur, d’accepter de vieillir, de quitter la scène au bon moment… Or l’Inde et le côté sacré de sa danse donnent cette sagesse. Plus on devient du cristal, plus on est cassable ; mais, en même temps, plus la lumière peut passer à travers vous. Seulement, elle ne nous appartient pas. C’est une grande conscience des extrêmes, qui fait qu’il y a une transparence. On devient attentif à énormément de choses à la fois – de même qu’une danseuse doit savoir rythmer le sol avec une partie de la plante de ses pieds, et en même temps danser avec ses yeux… Il y a cette dissociation incroyable des parties du corps et, par conséquent, un éclatement des formes et des directions – ce qui justement fait se demander : « Mais où est l’aimant ? Où demeure la verticale ? » Cela se fait vraiment par la conscience : quelque chose se tient là, qui participe à tout en même temps – non pas qui voit ce qui se passe, car alors on retomberait dans le problème de l’acteur/spectateur, mais qui participe en même temps.

NC : Mais prenons l’exemple d’un grand sportif, qui parvient à un extraordinaire degré de contrôle et de coordination de ses gestes – mettons au saut à la perche, discipline d’autant plus prodigieuse que l’homme qui parvient ainsi à se projeter en l’air (à la verticale !) est un athlète tout en muscles –, on peut pourtant imaginer qu’il puisse accomplir ses exploits sans la moindre goutte de la conscience dont vous nous parlez…

KL : Il s’agit là d’une maîtrise technique, qui exige certes une conscience dans le sens de la concentration, de l’attention aiguë à une situation, d’une discipline ardue... Mais la différence avec la pratique d’un mouvement sacré, tient à ce que ce sportif pourra éventuellement agir à un niveau spirituel, mais uniquement s’il décide personnellement de donner une dimension symbolique à ce qu’il fait. Alors, au moment où il ne pratiquera plus physiquement sa discipline, le mouvement continuera d’exister en lui. Sinon, il se retrouvera amer, désabusé…

NC : Vous disiez qu’il y avait deux sortes de mouvement : celui qui participe de la course générale du monde, prise dans le temps et allant donc inéluctablement vers la dégradation (un physicien parlerait d’« entropie ») ; et un mouvement qui échappe au fleuve du temps et construit un autre niveau de l’être, qui échappe à l’usure (là, on parlerait de « néguentropie »)…

KL : Le grand sauteur à la perche peut très bien vivre une expérience spirituelle dans la pratique qu’il a pendant des années, atteignant une grande maîtrise et une grande beauté. Ce qui va le différencier d’un pratiquant d’art sacré, c’est qu’il n’atteindra la spiritualité qu’en prolongeant sa discipline dans le reste de sa vie, dans une activité de la conscience. Le fait d’avoir vécu cette expérience physique va résonner ensuite dans sa vie. C’est possible. La verticalité va se prolonger hors du stade, dans une résonance dépassant le corps physique, traversant toutes ses cellules, faisant se rejoindre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Donc il peut très bien, en sautant à la perche, s’éclater dans l’Infini…

NC : Certains champions disent même avoir été soudain habités par la grâce au moment d’un exploit, parlant même d’expérience mystique, allant jusqu’à dire qu’ils se sont « vus » du dehors d’eux-mêmes accomplir leur action ! Mais le contexte sportif est tellement aux antipodes de ces dimensions ; c’est tellement autre chose qui sera remarqué, souligné, applaudi, admiré, adulé, que l’on doit souvent passer à côté de cet aspect-là, et que les intéressés eux-mêmes doivent avoir l’âme sacrément trempée pour pouvoir vivre cela consciemment.

KL : Ce rapport à la verticalité, notamment dans l’idée du saut, c’est que ça ne se voit pas. Bien plus : moins ça se voit à l’extérieur et plus c’est fort. Certes, cela reste lié au corps – vous voyez quelqu’un qui se tient droit, vous avez envie de l’imiter ; c’est contagieux. Si vous le regardez vraiment, vous vous redressez vous aussi, même malgré vous ; la contagion est donc essentielle. Mais vous pouvez avoir quelqu’un qui se tient très droit et qui ne révèle par là qu’une rigidité extrême ! Il faut donc prendre garde à ne pas imiter n’importe qui…

NC : Aux alentours de 1968, nous étions nombreux à confondre d’ailleurs systématiquement droiture et rigidité. Alors qu’il s’agirait d’apprendre à chacun à vivre dans une conscience supérieure !

KL : Oui, mais quand j’ai rencontré mon vieux maître de danse, de Mysore, je connaissais tout un répertoire que j’étais fière de lui présenter, en espérant qu’il me choisirait comme disciple… et il m’a simplement demandé de traverser la pièce en marchant naturellement ! Pour moi, c’était une humiliation. Puis il m’a demandé si toutes les femmes de mon pays marchaient comme ça. Je lui ai dit qu’après tout le travail que j’avais fait, je me sentais un peu différente. Alors il m’a parlé de la « verticalité masculine » qui émanait de moi, tout en me faisant bien comprendre qu’il ne s’agissait pas de la verticalité Ciel-Terre, mais de celle d’une volonté horizontale : en Occident, on sait ce qu’on veut et l’on se dresse pour marcher vers ce but.

Là, sous ses yeux, j’avais traversé la pièce dans le but précis de le convaincre, avec une farouche volonté. Plus tard, il est venu en Europe et il a été frappé par le fait qu’ici nous sommes tous et toutes comme ça. « En un mois de voyage, m’a-t-il dit, j’ai vu une ou deux femmes, c’est tout. » Je lui ai demandé ce qui nous manquait. Il m’a répondu : « Le principe de complémentarité. » D’après lui, c’est un manque qui touche les deux sexes : les femmes marchent comme des hommes ; mais les hommes eux-mêmes ne savent pas marcher non plus. Ce qu’il faut comprendre, c’est la complémentarité. Alors, nous pouvons marcher dans la verticale, dans ce centre, que j’avais commencé à bien installer en moi à cette époque-là… mais pas suffisamment. Et le maître m’a dit : « Je ne vois pas la liane qui grimpe autour de l’arbre. »

NC : Concrètement ?

KL : Physiquement, une fois qu’on sait placer le dos, il faut apprendre à travailler au niveau du diaphragme, du plexus, de tout ce qui est onde ; c’est sans arrêt le jeu des forces contraires. Puis, petit à petit, il s’agit de les minimiser le plus possible pour que cela ne se voit pas. Il y a des styles qui vont accentuer le déhanché quand c’est féminin ou l’ouverture des épaules quand c’est masculin – et c’est une caricature. Mais mon maître, au début, me faisait exagérer ces mouvements. Et plus les années ont passé, plus il m’a demandé de rendre ces gestes invisibles.

NC : J’ai reçu des leçons cuisantes de cet art d’enfouir la gestuelle à l’intérieur de soi en Afrique, notamment chez Fela. Je dansais grossièrement, montrant impudiquement les « roues » qui me faisaient tourner le corps. Alors que les Africains ne bougeaient presque pas, se contentant de laisser ces gestes « rouler » en eux sourdement…

KL : On retrouve cette idée dans la musique indienne quand on travaille sur l’intervalle. Je pense que c’est aussi ce qui permet de concevoir le saut : on ne va d’un point à un autre, mais on s’intéresse à ce qu’il y a entre eux – en musique, c’est le micro-ton, à la limite du silence, parce qu’on ne l’entend presque pas ; en danse, c’est le micro-mouvement, qui passe par des sensations, des sensibilités, qui approchent la cellule… C’est le travail de recomposer la rose à partir de ses pétales. Il faut partir d’un mouvement tout petit. C’est assez fou.

Plus vous entrez dans cette exploration, plus vous comprenez qu’une vie entière ne suffirait pas à explorer totalement un seul geste. Et cela vous permet de vous détacher intérieurement du monde du spectacle, de l’extériorisation des énergies, pour en faire une sagesse. Et c’est communicatif. Les élèves le sentent et vont ensuite rechercher eux-mêmes cette sensation de l’Infini que leur a transmis le maître.

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Propos recueillis par Patrick van Ersel, © Nouvelles Clés

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