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 Ulysse et Calypso ou le refus de l’immortalité

Jean-Pierre Vernant

 

Dès les premiers vers de l’Odyssée, la nymphe Calypso surgit et occupe le devant de la scène. Le poète commence par elle son récit[1] : quand s’ouvre le chant I, Ulysse, bloqué depuis sept ans dans l’île où la déesse le retient captif, désespère de revoir son logis. Sur l’Olympe, devant les dieux rassemblés, Athéna la dénonce comme responsable des malheurs de son protégé. C’est vers elle que Zeus va dépêcher Hermès, en messager, pour lui intimer l’ordre de laisser le héros reprendre la mer et retourner chez lui. La figure de Calypso, l’amour de la déesse pour un mortel, la longue captivité qu’elle impose à Ulysse auprès d’elle[2], – tout l’épisode, par sa place au départ de la narration, par sa reprise maintes fois répétée dans le courant du texte[3], confère aux errances du roi d’Ithaque leur véritable signification en révélant l’enjeu de toute l’aventure odysséenne : retour ou non retour du héros, à travers sa patrie, au monde des homme[4]. « Ils étaient au logis tous les autres héros qui de la mort avaient sauvé leur tête…, il ne restait que lui à toujours désirer le retour et sa femme car une nymphe auguste le retenait de force, à l’écart, au creux de ses cavernes, Calypso, la toute divine, qui brûlait de l’avoir pour époux[5]. »

Tiré de kaluptein, « cacher », le nom de Calypso, dans sa transparence, livre le secret des pouvoirs qu’incarne la déesse : au creux de ses cavernes, elle n’est pas seulement « la cachée » ; elle est aussi, elle est surtout « celle qui cache ». Pour « cacher » Ulysse, comme le font Thanatos et Eros, Mort et Amour[6], Calypso n’a pas eu à l’enlever, à le « ravir ». Sur ce point elle diffère des divinités dont, auprès d’Hermès, elle invoque l’exemple peur justifier son cas et qui, afin de satisfaire leur passion amoureuse à l’égard d’un humain, l’ont emporté avec elles dans l’Au-delà, le faisant d’un coup disparaître tout vivant de la surface de la Terre[7]. Ainsi Eôs a « ravi » Tithon ou Hémerè Orion[8]. Cette fois c’est Ulysse naufragé qui s’en est venu lui-même à l’extrême occident, au bout du monde, échouer chez Calypso, sur son antre rocheux, ce « nombril des mers »[9], embelli d’un bois, de sources ravissantes et de molles prairies, évoquant la « prairie en fleurs », érotique et macabre, où chantent les Sirènes pour charmer et perdre ceux des marins qui les écoutent[10].

Jarre grecque (390-380 av. J.-C.) représentant Calypso offrant à Ulysse, assis sur son rocher, une boîte à rubans.

L’île où l’homme et la nymphe cohabitent, coupés de tout, de tous, dans la solitude de leur face à face amoureux, de leur isolement à deux, se situe dans une sorte d’espace en marge, de lieu à part, éloigné des dieux, éloigné des hommes[11]. C’est un monde de l’ailleurs qui n’est ni celui des Immortels toujours jeunes, bien que Calypso soit une déesse[12], ni celui des humains soumis au vieillissement et à la mort, encore qu’Ulysse soit un homme mortel, ni celui des défunts, sous la Terre, dans l’Hadès : une sorte de « nulle part » où Ulysse a disparu, englouti sans laisser de trace, et où il mène désormais une existence entre parenthèse.

Comme les Sirènes, Calypso, qui peut, elle aussi, chanter d’une belle voix, charme Ulysse en lui tenant sans cesse des litanies de douceurs amoureuses, aiei de malakoîsi kai amulioisi logoisi thélgei. Thélgei : elle l’« enchante », elle l’ensorcelle afin qu’il oublie Ithaque, hopôs Ithakès epilèsetai[13].

Oublier Ithaque, c’est, pour Ulysse, couper les liens qui le relient encore à sa vie et aux siens, à tous ses proches qui, de leur côté, s’attachent au souvenir de lui, soit qu’ils espèrent, contre toute attente, le retour d’un Ulysse vivant, soit qu’ils s’apprêtent à édifier le mnèma funéraire d’un Ulysse mort. Mais tant qu’il demeure reclus, « caché » chez Calypso, Ulysse n’est dans la condition ni d’un vivant, ni d’un mort. Bien que toujours en vie, il est déjà, et par avance, comme retranché de la mémoire humaine. Pour reprendre les mots de Télémaque, en I, 235, il est devenu, par le vouloir des dieux, d’entre tous les hommes, invisible, aîstos. Il a disparu « invisible et ignoré », aîstos, apustos, – hors de portée de ce que peuvent atteindre le regard et l’oreille des hommes. Si au moins, ajoute le jeune garçon, il était mort normalement sous les murs de Troie ou dans les bras de ses compagnons d’infortune, « il aurait eu sa tombe et quelle grande gloire, méga kléos, il aurait laissé, pour l’avenir, à son fils » ; mais les Harpyes l’ont enlevé : homme de nulle part, les vivants n’ont plus rien à faire avec lui ; privé de remembrance, il n’a plus de renom ; évanoui, effacé, il a disparu « sans gloire », akleiôs[14]. Pour le héros dont l’idéal est de laisser après soi un kléos aphthiton, une « gloire impérissable », pourrait-il rien avoir de pire que de disparaître ainsi akleiôs, sans gloire[15] ?

Qu’est-ce donc alors que la séduction de Calypso propose à Ulysse pour lui faire « oublier » Ithaque ? D’abord, bien sûr, d’échapper aux épreuves du retour, aux souffrances de la navigation, à tous ces chagrins dont elle sait à l’avance, étant déesse, qu’ils l’assailliront avant qu’enfin il ne retrouve sa terre natale[16]. Mais ce ne sont là encore que bagatelles. La nymphe lui offre bien davantage. Elle lui promet, s’il accepte de demeurer près d’elle, de le rendre immortel et d’écarter de lui pour toujours la vieillesse et la mort. À la façon d’un dieu, il vivra en sa compagnie immortel, dans l’éclat permanent du jeune âge : ne jamais mourir, ne pas connaître la décrépitude du vieillissement, tel est l’enjeu de l’amour partagé avec la déesse[17].

Mais, dans le lit de Calypso, il y a un prix à payer pour cette évasion hors des frontières qui bornent la commune condition humaine. Partager dans les bras de la nymphe l’immortalité divine, ce serait, pour Ulysse, renoncer à sa carrière de héros épique. En ne figurant plus, comme modèle d’endurance, dans le texte d’une Odyssée qui chante ses épreuves, il devrait accepter de s’effacer de la mémoire des hommes à venir, d’être dépossédé de sa célébrité posthume, de sombrer, même éternellement vivant, dans la nuit de l’oubli : au fond, une immortalité obscure et anonyme, comme est anonyme la mort de ceux des humains qui n’ont pas su assumer un destin héroïque et qui forment dans l’Hadès la masse indistincte des « sans nom », des nônumnoi[18].

L’épisode de Calypso met en place, pour la première fois dans notre littérature, ce qu’on peut appeler le refus héroïque de l’immortalité. Pour les Grecs de l’âge archaïque, cette forme de survie éternelle qu’Ulysse partagerait avec Calypso ne serait pas vraiment « sienne » puisque personne au monde n’en saurait jamais rien ni ne rappellerait, pour le célébrer, le nom du héros d’Ithaque. Pour les Grecs d’Homère, contrairement à nous, l’important ne saurait être l’absence de trépas – espoir qui leur paraît, pour des mortels, absurde – mais la permanence indéfinie chez les vivants, dans leur tradition mémorielle, d’une gloire acquise dans la vie, au prix de la vie, au cours d’une existence où vie et mort ne sont pas dissociables.

Sur la rive de cette île où il n’aurait qu’un mot à dire pour devenir immortel, assis sur un rocher, face à la mer, Ulysse tout le jour se lamente et sanglote. Il fond, il se liquéfie en larmes. Son aiôn, son « suc vital », s’écoule sans cesse, kateibeto aiôn, dans le pothos, le regret de sa vie mortelle, comme, à l’autre bout du monde, à l’autre pôle du couple, Pénélope, de son côté, consume son aiôn en pleurant par regret d’Ulysse disparu[19]. Elle pleure un vivant qui est peut-être mort. Lui, dans son îlot d’immortalité, coupé de la vie comme s’il était mort, pleure sur sa vivante existence de créature vouée au trépas.

Tout à la nostalgie qu’il éprouve à l’égard de ce monde fugace et éphémère auquel il appartient, notre héros ne goûte plus les charmes de la nymphe[20]. S’il s’en vient le soir dormir avec elle, c’est parce qu’il le faut bien. Il la rejoint au lit, lui qui ne le veut pas, elle qui le veut[21].

Max Beckmann, Ulysse et Calypso (1943).

Ulysse rejette donc cette immortalité de faveur féminine qui, en le retranchant de ce qui fait sa vie, le conduit finalement à trouver la mort désirable. Plus d’eros, plus de himeros, – plus d’amour ni de désir pour « la nymphe bouclée », – mais thaneein himeiretai, il désire de mourir[22].

Nostos, le retour, gunê, Pénélope, l’épouse, Ithaque, la patrie, le fils, le vieux père, les compagnons fidèles, – et puis thanein, mourir, – voilà tout ce vers quoi, dans le dégoût de Calypso, dans le refus d’une non-mort qui est aussi bien une non-vie, tout ce vers quoi se porte l’élan amoureux, le désir nostalgique, le pothos d’Ulysse : vers sa vie, sa vie précaire et mortelle, les épreuves, les errances sans cesse recommencées, ce destin de héros d’endurance qu’il lui faut assumer pour devenir lui-même : Ulysse, cet Ulysse d’Ithaque dont aujourd’hui encore le texte de l’Odyssée chante le nom, raconte les retours, célèbre la gloire impérissable, mais dont le poète n’aurait rien eu à dire – et nous rien à entendre –, s’il était demeuré loin des siens, immortel, « caché » chez Calypso[23].

*** *** ***


[1] Odyssée, I, 11-15 ; ces mêmes vers sont repris textuellement au début du chant V, où, comme au chant I, ils servent à introduire la tenue de l’assemblée des dieux et la décision, effective cette fois, déjà prise mais non réalisée au chant I, d’envoyer Hermès en messager auprès de Calypso pour qu’il lui transmette l’ordre de libérer Ulysse. Sur cette duplication de l’épisode et sur sa portée dans la chronologie narrative du poème, cf. É. Delebecque, Construction de l’Odyssée, Paris, Les Belles Lettres, 1980, pp. 12-3.

[2] Ulysse est resté sept ans chez Calypso, comme il le précise lui-même en réponse à une question d’Arétè, la reine des Phéaciens (VII, 259-26l). Sept ans, sur une durée totale qu’on peut chiffrer à huit ou neuf ans d’errance, depuis la fin de la guerre de Troie jusqu’au retour à Ithaque, c’est dire la place qu’occupe ce séjour dans l’ensemble du périple.

[3] I, 11-87 ; IV, 555-558 ; V, 11-300 ; VII, 241-266 ; VIII, 450-453; IX, 29-30 ; XII, 389 et 447-450 ; XVII, 140-144 ; XXIII, 333-338.

[4] Cf. sur ce point, P. Vidal-Naquet, « Valeurs religieuses et mythiques de la terre et du sacrifice dans l’Odyssée », in Le Chasseur noir, Paris, Maspero, 1981, pp. 39-68.

[5] I, 11-15 (repris au chant V).

[6] Quand elle s’empare d’un homme, la mort l’enveloppe d’un sombre nuage, elle recouvre de nuit son visage, elle l’encapuchonne de ténèbres. Eros n’agit pas autrement. Dans les deux cas, cette action de « cacher » est exprimée par le verbe amphikaluptein. Cf., pour la mort, Iliade, V, 68 et XVI, 350 ; pour Eros, Iliade, III, 442.

[7] Odyssée, V, 120 sqs. Sur cet « enlèvement » subi par une puissance surnaturelle, cf. Iliade, VIII, 346-7 ; Odyssée, XX, 61 ; et surtout, Hymne homérique à Aphrodite, I, 202-238.

[8] Dans ses Problèmes homériques (68, 5), Héraclite, en interprétant comme une allégorie les amours d’Hémera et d’Orion, souligne le lien entre Thanatos et Eros : « Quand mourait un jeune homme de noble famille et de grande beauté, écrit-il, on nommait par euphémisme son cortège funèbre, au lever du jour, enlèvement par Hémera : comme s’il n’était point mort mais qu’il eut été ravi parce qu’il était l’objet d’une passion érotique. »

[9] Située au couchant, à l’extrême frontière du monde, l’île est appelée cependant omphalos thalassès, « nombril de la mer » (I, 50, repris au chant 5), et désignée aussi comme nèsos ogugiè, « île ogygienne » (I, 85), qualificatif qu’Hésiode applique à l’eau du Styx, le fleuve infernal qui s’écoule sous la terre, à travers la nuit noire, au fond du Tartare (Théogonie, 806). C’est dans ce même lieu souterrain qu’Hésiode, contrairement à la tradition qui le place à l’extrême ouest, localise Atlas, le père de Calypso, « soutenant de la tête et des bras, sans faiblir, le vaste ciel » (Théogonie, 746-748). Quand Homère parle de « nombril de la mer » au sujet de l’île où réside Calypso, c’est pour évoquer aussitôt le père de la déesse, cet Atlas à l’esprit malfaisant qui « connaît les abîmes profonds de toute la mer » et qui, en même temps, « tient les hautes colonnes maintenant séparés le ciel et la terre » (Odyssée, I, 50-54). Dans son rôle de « pilier cosmique » s’enracinant au plus profond pour monter jusqu’au ciel à travers la terre, Atlas apparaît, dans la géographie mythique des Grecs, tantôt tout à fait à l’ouest, tantôt tout à fait en bas, tantôt à l’ombilic du monde. Autant de façons de dire qu’il n’est pas dans ce monde que connaissent les hommes. À l’extrême occident, « ogygienne » comme le Styx, au nombril de la mer, l’île où habite Calypso n’a pas non plus sa place dans l’espace humain. Elle est une figure de l’ailleurs.

[10] « Molles prairies », leimônes malakoi, chez Calypso : Odyssée, V, 72 ; « prairie en fleurs », leimôn anthemoeis, chez les Sirènes : Odyssée, XII, 158. Sur la valeur érotique de leimôn, qui peut désigner le sexe féminin, cf. André Motte, Prairies et jardins de la Grèce antique, Bruxelles, Mémoires de la classe de Lettres de l’Académie Royale de Belgique, 2ème série, T. LXI, fasc. 5, 1973, pp. 50-56 et 83-87. Sur la Valeur funèbre ou macabre, loc. cit., pp. 250-279. La prairie fleurie, où campent les charmeuse Sirènes, est cernée d’ossements et de débris humains dont les chairs se corrompent (Odyssée, XII, 45-6).

[11] Sur le « lointain » de l’île, cf. Odyssée, V, 55 ; éloignée des dieux : V, 80 et 100 ; éloignée des hommes : V, 101-102.

[12] La nymphe, à plusieurs reprises, est appelée thea ou theos, « déesse » (I, 14 et 51 ; V, 78 ; 7, VII, 255 ; surtout V, 79 où le couple Calypso-Hermès est celui de deux theoi ; V, 118 où Calypso se range elle-même dans le groupes des déesses amoureuses d’un mortel ; V, 138 où, avant de céder, elle accorde qu’aucun dieu ne peut s’opposer au vouloir de Zeus ; V, 192 ; 4 où le couple Calypso-Ulysse est celui d’un dieu et d’un homme, theos et anèr). Ce statut divin est confirmé par le fait que, même lorsqu’ils mangent en commun, Calypso se nourrit de nectar et d’ambroisie, comme les dieux, Ulysse de pain et de vin, comme un homme mortel : V, 93 ; 165 ; 196-200.

[13] Odyssée, V, 61 et I, 56-57 (repris au chant 5).

[14] Odyssée, I, 241.

[15] Cf. J.-P. Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », in La mort et les morts dans les sociétés anciennes, sous la direction de G. Gnoli et J.-P. Vernant, Cambridge et Paris, 1982, pp. 45-76.

[16] Odyssée, V, 205 sq.

[17] Odyssée, V, 136 ; 209 ; VII, 257 ; VIII, 453 ; XXIII, 336.

[18] Hésiode, Travaux et Jours, 154. Dans le contexte de la culture grecque archaïque, où la catégorie de la personne est bien différente du « moi » d’aujourd’hui, seule la gloire posthume du mort peut être dite « personnelle ». L’immortalité d’un être « invisible et ignoré » se situe en dehors de ce qui constitue, pour les Grecs, l’individualité d’un sujet, c’est-à-dire, pour l’essentiel, son renom ; cf. J.-P. Vernant, loc. cit., pp. 12 et 53.

[19] Larmes d’Ulysse : Odyssée, I, 55 ; V, 82-83 ; 151-153 ; 160-1 ; larmes de Pénélope : XIX, 204-209 ; 262-265.

[20] Odyssée, V, 153 : la vitalité d’Ulysse s’épand en larmes « parce que la nymphe ne lui plaisait plus, epei ouketi hendane numphè ».

[21] Le soir, Ulysse rejoint Calypso par « contrainte », anankè, contre son gré, parce qu’elle le veut : V, 154-155.

[22] I, 59.

[23] « C’est une maxime chez les hommes que, quand un exploit a été accompli il ne doit pas rester caché (kalupsai) dans le silence. Ce qu’il lui faut c’est la divine mélodie des vers louangeurs. » (Pindare, Néméennes, 13-17).

 

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