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Réflexions pour
penser ce temps « Tout
ce qui vient à être doit disparaître. Impermanence : voilà la loi du
monde. Tout le reste n’est qu’illusion. » Le Bouddha, Ve siècle av. J.-C. Le monde est-il devenu détraqué ? La longue
histoire de l’humanité est-elle entrée dans l’ère du « dernier
homme », celui annoncé par Nietzsche ? Vivons-nous à une époque où
tout, grâce ou à cause de l’actualité permanente qui nous est servie en
temps réel, nous fait vivre paradoxalement dans l’illusion ? Ou bien, au
contraire, nous vivons une transformation, où du chaos actuel est en train de
naître un homme nouveau, ni pire ni meilleur que les précédents, mais mieux
adapté aux besoins d’un monde sans cesse recommencé. Entre les prophètes de malheur aux prédictions
apocalyptiques et ceux qui pensent que les problèmes du monde peuvent être réglés,
soit par le progrès de la science et de la technologie soit par la violence ou
le sectarisme fanatique, il doit bien exister une autre manière de penser,
celle du sens commun ou « bon sens », faculté que possède la
plupart des hommes pour juger sainement les êtres et les choses, afin
d’essayer de penser le monde dans un esprit d’ouverture, de compréhension
et de tolérance. Pour cette catégorie de gens ordinaires et de bon sens,
nul n’est besoin d’être philosophe ou savant pour constater, comme Hamlet,
qu’il y a quelque chose de pourri dans « ce
monde » : violence physique et morale, culte de l’argent et du
pouvoir, paupérisation des peuples et standardisation des modes de vie et de
pensée au nom d’un système économique « mondial » non maîtrisé,
pornographie et mœurs dissolues étalées, discours politique et social stérile,
idéaux religieux et traditions bafoués, système familial éclaté, équilibre
écologique en péril, réchauffement de la planète, catastrophes naturelles,
guerres ethniques d’extermination, famines, matraquage audio-visuel permanent,
etc. Mais dois-je ajouter à cette liste épouvantable cet instrument utile mais
pernicieux et aliénant qu’on appelle téléphone portable, qui, utilisé sans
discernement à tort et à travers et faisant maintenant partie intégrante du
corps humain, finit par déboussoler les gens, les traquant partout où ils se
trouvent, leur donnant dans les rues où ils circulent, l’écouteur collé à
l’oreille, un air de marionnettes grimaçantes et gesticulantes, tirées par
des ficelles invisibles. Ce tableau catastrophique volontairement
noirci et exagéré ne peut que générer un sentiment d’impuissance, de
frustration et même de désespoir. Je m’empresse donc de préciser que les
sociétés humaines en ont vu d’autres au fil des siècles et que l’homme,
en crise de croissance perpétuelle, a toujours réussi à trouver les moyens de
surmonter ses pulsions destructives et à dominer sa barbarie, afin de recréer
un monde viable et civilisé adapté à son temps. N’empêche que l’homme actuel souffre
quotidiennement d’agression morale, psychologique et parfois physique. Ces
agressions sont d’autant plus nuisibles que l’homme se découvre faible et démuni,
incapable de lutter ou simplement de se protéger contre elles. En effet, les défenses naturelles de
l’homme se sont émoussées et ses repères traditionnels, philosophiques,
religieux, moraux et sociaux balayés. Ajoutons à cela un climat politique
oppressant où – fait nouveau et unique dans l’histoire – une seule grande
puissance, déjà formidable en soi, vise à la domination de la planète, sans
concurrence ni contre-poids. Au milieu de ce désordre, essayons de dégager quelques
questions des plus actuelles auxquelles les gens sont confrontés, pour
lesquelles ils doivent impérativement répondre par des solutions adéquates,
à court ou à long terme, sous peine de sombrer dans le chaos. 1. Culte de l’argent « L’argent,
c’est la puissance des faibles. » La recherche du bien-être et du confort matériel a été
de tout temps le but essentiel des humains, ce qui en soi n’a rien de répréhensible ;
mais ce qui l’est moins en ces temps, c’est la passion démesurée et
impatiente de posséder et d’acquérir à tout prix et par tous les moyens ;
c’est l’amour de l’argent, dispensateur illusoire de plaisir et de
puissance. Comment ne pas voir là l’interprétation tout à fait
contraire de la pensée d’Épicure (philosophe grec ; 341-270 av.
J.-C.) qui enseignait que tous les efforts des hommes doivent tendre à obtenir
le plaisir, non celui des jouissances grossières des sens, mais celui de la
culture de l’esprit et la pratique de la vertu de l’âme. Plus tard, saint Mathieu nous a conservé le recueil des
paraboles que raconta Jésus. Parmi elles, celle du semeur. La semence signifie
la parole de Dieu ; le semeur est celui qui prêche cette parole :
« Ce qui est tombé dans les épines signifie ceux qui laissent étouffer
en eux la parole par les inquiétudes du siècle, l’illusion des richesses et
les plaisirs de la vie. » Nous constatons que la culture de l’esprit (ne pas
confondre avec éducation et instruction) est en nette régression dans le monde
et que les vertus de l’âme sont à rechercher grâce à la lanterne de Diogène
(philosophe grec ; 413-323 av. J.-C.). 2. Culte de la violence « Ceux
qui prendront le glaive périront par le glaive. » Nouveau Testament Caïn, fils aîné d’Adam et Ève, jaloux de son
frère Abel, le tua et la voix de Dieu se fit entendre à Caïn après le
meurtre : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Ses
descendants furent vicieux et criminels comme lui ; on les appelle les
enfants des hommes. (Bible, Ancien Testament) Donc, dès l’origine, la violence et la barbarie font
partie inhérente de la nature humaine. Le monde a évolué, la science a
progressé, mais pas l’âme humaine, toujours guidée par ses passions, ses désirs
et ses folies. Nous avons déjà évoqué toute sorte d’agressions et
de violences que subit l’homme actuel, dirigées contre son corps, ses sens et
son esprit, et qui finissent par agir sur son comportement lui faisant peut-être
gagner en animalité la part que nous sommes inconsciemment en train de
sacrifier de notre humanité. Dans son livre The Human Zoo (publié par Jonathan
Cape, Londres, en 1969, puis en français par Grasset en 1970), l’auteur
Desmond Morris compare avec esprit et intelligence nos comportements avec ceux
des animaux, surtout dans le cadre artificiel des grandes métropoles où
l’humanité tend à s’enfermer, comme dans un Zoo, au mépris des impératifs
biologiques dont nous restons tributaires. Pour lui, les conditions qui mènent à des heurts
intergroupes, une fois réunies, peuvent déclencher une violence irrationnelle
et incontrôlée. Parmi ces conditions, je cite : -
La croissance des tribus en super-tribus surpeuplées. -
Le développement d’inégalités techniques entre les
groupes. -
L’accroissement de l’agressivité de statut frustrée
au sein des groupes. -
La perte de l’identité sociale au sein des
super-tribus. -
L’invention d’armes qui tuent à distance. -
Le développement d’idéologies divergentes. -
Les exigences des rivalités de statut des chefs d’un
groupe à l’autre et la disparition de ces chefs des premières lignes de
bataille. Ces conditions me semblent être toujours présentes et
actuelles ; elles ont généré, durant les deux dernières décades du siècle
passé et au début de ce siècle, des guerres en Asie et en Europe centrale,
guerres et affrontements violents au Moyen et Proche-Orient, des massacres
interethniques en Afrique, des actes de terrorisme partout dans le monde, perpétrés
par des groupes ou même par certains États. Les événements du 11 septembre 2001, la guerre en
Afghanistan puis en Irak et l’actualité politique de ces dernières semaines
donnent une confirmation troublante au texte de D. Morris, chapitre II, intitulé
« Statut et super statut », où il compare le comportement du
babouin dominateur et du dirigeant humain face à une menace ou pour repousser
les attaques venant de l’extérieur du groupe : « C’est
toujours le babouin dominateur qui est au premier rang des défenseurs lors
d’une attaque par un ennemi extérieur. Il joue le rôle principal du
protecteur du groupe. Pour le babouin, l’ennemi est en général un membre
dangereux d’une autre espèce ; mais pour le dirigeant humain il prend la
forme d’un groupe rival de la même espèce. Dans ces moments-là, son autorité
est soumise à rude épreuve, mais, dans un certain sens, moins rude que pendant
les périodes de paix. La menace extérieure a un si puissant effet cohésif sur
les membres du groupe menacé que la tâche du chef s’en trouve à bien des égards
facilitée. Plus il est audacieux et intrépide, plus il semble protéger avec
ferveur le groupe qui, en plein désarroi affectif, n’ose pas contester ses
actions (comme ce serait le cas en temps de paix), si irrationnelles qu’elles
puissent être. Porté par le grotesque raz-de-marée d’enthousiasme que
provoque la guerre, le dirigeant fort prend vite le contrôle des événements.
Il parvient avec la plus grande facilité à persuader les membres de son
groupe, profondément conditionnés, qu’ils sont à considérer le meurtre
d’un autre être humain comme le crime le plus hideux, à commettre cette même
action comme s’il s’agissait d’un acte honorable et héroïque. Il ne
risque guère de faire un faux pas ; mais si cela lui arrive, on peut
toujours cacher la nouvelle de son erreur sous prétexte qu’elle porterait
atteinte au moral de la nation. Si d’aventure elle devenait publique, on
pourrait encore l’attribuer à la malchance plutôt qu’à une erreur de
jugement. Si l’on songe à tout cela, il ne faut guère s’étonner qu’en
temps de paix les dirigeants soient enclins à inventer ou du moins à magnifier
des menaces émanant de puissances étrangères à qui ils peuvent alors
attribuer leur rôle d’ennemis potentiels. Un petit surcroît de cohésion
permet d’aller loin. » Ces lignes écrites en 1969 éclairent d’une lumière
crue les modalités du pouvoir telles que pratiquées actuellement par M.
Poutine envers les Tchétchènes, M. Sharon envers les Palestiniens, MM. Bush et
Blair envers les Afghans et les Irakiens, sans oublier les menaces contre la
Syrie et l’Iran, désignés par l’Amérique comme ennemis potentiels. Ceci
ne fait peut-être que confirmer l’idée que les démocraties, afin d’éviter
de s’interroger sur leur propre violence, voire leur propre barbarie, ont
toujours besoin de produire des monstres qui leur soient extérieurs pour se
justifier en tant que démocraties et occulter leur violence fondatrice. Pour
l’Amérique hier c’était Milosevic ; aujourd’hui c’est Ben Laden
et Saddam Hussein. 3. Puissance et HÉgÉmonie, Fanatisme et
intolÉrance
Les États-Unis, jeune nation et puissance
formidable, admirable sous différents aspects et dans nombre de domaines,
fondatrice de la Société des Nations puis de son successeur l’Organisation
des Nations Unies, championne des droits de l’homme et défenseuse des libertés
dans le monde, principal artisan du relèvement économique de l’Europe après
la Deuxième guerre mondiale grâce au plan Marshall et celui du Japon grâce à
l’intelligente politique d’occupation militaire de ce pays menée
brillamment par le général MacArthur, semble malheureusement s’être fourvoyée
depuis plus d’une décennie dans un labyrinthe politique, sans espoir d’en
sortir dans un proche avenir. Après le brusque écroulement de l’empire soviétique,
l’Amérique, mal préparée au rôle de seul leader idéologique et politique
mondial, assume difficilement, et plutôt mal que bien, les multiples devoirs,
charges et responsabilités que lui impose son rôle de leader envers les autres
nations et peuples de la planète. En effet, cédant au vertige de la puissance et de
l’orgueil, aveuglée par sa richesse matérielle et son désir de domination
et de possession, l’Amérique retrouve ses réflexes primaires de brutalité
et de convoitise, ceux de l’époque de la conquête brutale du Far West et de
l’élimination sans pitié des Indiens d’Amérique. Ceux qui ont survécu au
massacre sont parqués dans des réserves établies sur des terres arides, privés
de leurs repères et de leur mode de vie traditionnel, privés également d’éducation
et des droits civils les plus élémentaires. Dans ce domaine, l’Amérique détient
le triste record d’être à l’origine des camps de concentration dans le
monde moderne. Face à cette volonté d’imposer au monde une vision égoïste
et unilatérale d’un ordre nouveau qui irait dans le sens de leurs seuls intérêts,
il était inévitable que cette politique appliquée maladroitement sur le
terrain avec des moyens et des agissements sans esprit de justice, suscite un
peu partout dans le monde des mouvements de contestation et de refus, voire de
ressentiment et de haine. Dans ce contexte, le vieil antagonisme entre l’Orient et
l’Occident, ainsi que le fanatisme, conséquence malheureusement inévitable
de cette rivalité ancestrale entre deux civilisations, deux visions presque
inconciliables du monde et de l’esprit, n’a pas manqué de se réveiller de
nouveau avec son corollaire de violence et d’intolérance. Face à ce péril destructeur et irrationnel qu’est le
fanatisme, il n’en reste pas moins que l’Amérique doit surmonter son goût
de la violence et sa tendance à la démonstration spectaculaire d’une virilité
dont on doute inconsciemment. Un homme ou un peuple réellement conscient de sa
force véritable, qu’elle soit matérielle ou spirituelle, n’éprouve pas le
besoin de se rassurer en l’exhibant. D’autre part, les fanatiques de tous bords ne doivent
pas se prendre pour le bras de Dieu, ne pas se croire infaillibles et seuls
possesseurs de la Foi ou la certitude de détenir la Vérité, car seule la
connaissance peut rendre les hommes meilleurs et non la foi aveugle. Ils doivent
s’éloigner de la haine de l’« autre », de la haine de
l’intelligence. Pratiquer dans un esprit de justice et de discernement
intelligent la vertu de la tolérance. À ce sujet, l’exemple de Cordoue fut exemplaire
mais malheureusement unique. L’atmosphère de tolérance, de curiosité
d’esprit et d’ouverture qui y régna finira par inquiéter les fanatiques de
tous bords. Le livre de Herbert Le Porrier Le médecin de Cordoue
(collection « Points », éditions du Seuil, 1974) illustre
remarquablement ce que la tolérance et l’intelligence peuvent créer de paix
et de splendeur : « …
Il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire des hommes d’une réussite
semblable par la fusion de trois cultures dont chacune sécrétait le meilleur
pour une commune élévation. Le génie propre d’un lieu privilégié et le génie
spécifique de trois peuples fondamentalement différents s’exposèrent sans
effort à la naissance d’une œuvre. La communauté hébraïque, la plus
petite en nombre, mais la plus ancienne en date, avait déposé dans le fond de
la corbeille tout ce qu’elle avait d’industrie pour l’étude et la
dialectique, et d’habileté dans les mains à façonner des formes ;
l’Islam y versa la poésie rocailleuse des étendues sans limite, son art de
vivre et l’orgueil de son architecture à défier le temps ; les Latins y
mirent leur pragmatisme et leur endurance, leur rythme et leur bon sens. Ce fut
un mariage d’amour et de raison, qui associait l’âme et la chair, la liberté
et le respect d’autrui, les courants de fond et les remous de surface, ce fut
le miracle cordouan. » Aujourd’hui, et à défaut de mariage d’amour, espérons,
dans leur intérêt commun, que le mariage de raison suffira à rendre les
hommes plus pragmatiques, plus tolérants, et plus constructifs, car il n’y a
pas de bons et de mauvais motifs pour faire mourir des hommes ; leur destin
s’en charge sans qu’il ne fut besoin de lui prêter main-forte. Dans son roman Le complot des anges (Livre de
Poche, 1994), Paul-Loup Sulitzer imagine une histoire effrayante ou l’intolérance
et le fanatisme religieux risquent de détruire le monde. Pour lui, « ce
n’est pas un virus qui tuera l’humanité, mais l’intolérance ».
Dans ce roman, il imagine
que le monde du XXIe siècle sera menacé par les fanatiques de
tous bords, groupés dans des organisations internationales à tendance intégriste.
Je cite : « … Et John détestait tout ce qui était extrémisme,
intégrisme. Il disait souvent que c’était là le totalitarisme de la fin du
siècle et la menace qui pesait
sur le XXIe siècle, qu’il imaginait comme une sorte de
nouveau Moyen Âge, avec des peuples fanatisés par les inquisiteurs. Le
communisme n’aura été en fin de compte qu’une logique devenue folle, mais
le fanatisme qui nous attendait, c’était, selon lui, une folie folle, totale. » Un roman n’est souvent que fiction et imagination, mais
le réel rejoint et dépasse parfois la fiction. Rappelons-nous ce qu’avait
dit André Malraux : « Le
XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » Prédiction ou réalité ?
L’avenir tranchera. 4. Justice et gÉnÉrositÉ
Les communautés humaines ont cherché dès l’origine à
se protéger en créant des lois et à pratiquer une justice qui soit conforme
à la loi. Depuis l’antiquité, des philosophes et des théologiens ont essayé
de définir la notion de justice, sans avoir pour autant réussi à se mettre
complètement d’accord à ce sujet. Il ne s’agit donc pas ici de développer une réflexion
sur ce même sujet, mais de parler de la justice telle que pratiquée
aujourd’hui dans le monde ; c’est-à-dire souvent sans esprit de générosité,
à ne pas confondre avec solidarité, cette dernière étant le fait d’une
interdépendance, d’une communauté d’intérêts ou de destin. Tandis que la
générosité est la vertu du don, qui va au-delà de l’intérêt, donc au-delà
de la solidarité. Chaque pays possède ses lois et sa propre justice. Les
citoyens de ces pays en sont en général satisfaits ou s’en accommodent,
faute de mieux. D’autres les subissent avec peine ou avec résignation, sans
trop d’espoir de les voir changer dans un proche avenir. Mais là où presque tous se rejoignent c’est de réclamer,
ouvertement ou en silence (pays avec système démocratique ou sans), à leurs
gouvernants de meilleures lois et une meilleure justice, qui prendraient en
considération leur besoin profond de plus d’humanité et de générosité
dans l’application de la loi, ainsi que de mettre en œuvre une politique économique
et sociale cohérente et intelligente, avec une distribution équitable des
richesses. Utopie ? Pas tellement. Rêve ? Peut-être. Mais
est-il interdit à l’homme de bon sens de rêver ? Ou d’espérer ?
Après tout, beaucoup de rêves sont devenus réalité. 5. Philosophie et culture « De
quelle valeur serait une certitude si elle n’était assortie d’un doute ? » Nos sociétés modernes souffrent-elles d’un manque
profond que seule la philosophie pourrait combler ? Face à l’échec des
idéologies politiques et aux dérives de la science et de la technologie, la
philosophie, qui semble absente dans le monde contemporain, aurait pu dans notre
désarroi nous aider à formuler les bonnes questions, à former une nouvelle
vision du monde, à promouvoir des courants de pensée et des débats
intelligents ; car, après tout, toute la dignité de l’homme est dans la
pensée. L’avenir nous inquiète à juste titre ; son néant
nous effraye. Peur de l’avenir, puisque le réel, d’instant en instant, est
toujours neuf et nous projette dans la nouveauté du monde. Du passé, au
contraire, nous n’avons plus rien à craindre, plus rien à attendre ; et
cela nous rassure en quelque sorte. Ce raisonnement simpliste pourrait expliquer
qu’actuellement nombre de gens se réfugient en pensée ou en actes dans le
passé et dans l’oubli, inconscient ou volontaire, du présent. Mais être fidèle au passé, c’est aussi rester fidèle
à la mémoire. Mais de quelle mémoire s’agit-il ? Car s’il est bon
d’avoir réussi à conserver et à transmettre le savoir et la connaissance
qui forment l’identité profonde de l’être, il serait mauvais de rester fidèle
au passéisme, à l’entêtement borné, au fanatisme. On ne peut pas à la
fois être et avoir été. Être fidèle au pire est pire que le renier.
« La fidélité est-elle ou n’est-elle pas louable ? C’est
« selon ». Autrement dit, cela dépend des valeurs auxquelles on est
fidèle. » (Aristote) La philosophie, par définition, ne donne pas de réponses
mais formule des questions. Dans notre monde contemporain il est certainement
une quête du sens, de repères, de pensées maîtresses pour orienter les idées
communes. Bref, la demande est forte pour que des Maîtres Penseurs, sur la
trace des grands philosophes et de la tradition philosophique, puissent nous
aider à comprendre le monde. Car le philosophe, par définition, doit se mêler
de tout. Philosophie et culture sont inséparables. Il est rare
dans l’histoire de voir un philosophe ou un homme de grande culture prêcher
le mal ou inciter à la violence, à la haine ou au fanatisme. Dans la notion de
culture il y a l’idée de soin de soi : le soin de son âme. Nous ne
savons peut-être pas ce que peut la philosophie. Mais nous connaissons à quoi
son absence laisse le champ libre. La philosophie doit avoir le temps de la réflexion pour
ne pas dire plus qu’elle ne sait. Elle est par essence « inactuelle »,
c’est-à-dire pour un temps à venir. Elle ne peut pas délivrer des réponses
toutes faites en faisant l’économie d’un travail de pensée. Son ennemie,
c’est la précipitation. Les grands philosophes ont essayé de cerner les questions
fondamentales : Dieu, l’âme, la vie et la mort, la justice, la liberté,
le bien et le mal, la raison, la responsabilité, l’État, etc.
Certaines de ces questions sont d’une brûlante actualité et il serait impératif
de pouvoir se situer par rapport au monde, de relier l’exercice de la pensée
à l’art de vivre. Dialoguer fut toujours primordial pour les philosophes
grecs. Rechercher un accord entre les participants du dialogue, c’était une
façon de cerner la vérité, engager l’être dans un processus de
transformation qui le conduirait vers la sagesse ; c’est-à-dire devenir
meilleur. L’homme moderne, surtout celui appartenant à la culture
occidentale, craint la mort. Le refus du vieillissement et de la mort est comme
une fuite en avant qui détourne l’homme de la pensée. Faut-il donc réapprendre
à mourir ? Depuis Platon, la mort est l’essence même de la philosophie.
Pour Épicure : « C’est une seule et même chose que
l’exercice de bien vivre et l’exercice de bien mourir. » Élever
sa pensée c’est regarder les choses d’en haut, les contempler dans la
perspective de la mort. Vie et mort : deux faces de la même pièce – vérité
actuellement occultée dans la mémoire de l’homme. La mort mère de toute
sagesse ? « Accomplis chaque action de ta vie comme si c’était la
dernière », recommandait Marc Aurèle. Il ne s’agit pas de nier la peur de la mort ou la révolte
contre elle. L’homme a toujours cherché à la vaincre par une fuite
conjuratoire par la pensée, la religion, le culte de l’immoralité de l’âme,
la magie ou la science (cadavres cryogéniques). La mort certitude absolue ?
Sans doute. Mais peut-être que la peur de la mort pourrait être atténuée si
notre devise dans l’existence pouvait être : « Vivre avec élégance,
mourir avec dignité. » ***
*** *** Seidnaya (Syrie), 20 septembre 2003
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