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Les Chinois sont aussi des êtres
humains Interview
avec Sa Sainteté Dalaï-Lama[1] Notre
entretien vient de se terminer. Sa Sainteté le Dalaï-Lama envoie son secrétaire,
Tenzin Geyche, chercher une pièce en argent tibétaine qu’il veut m’offrir
en cadeau. Pendant que nous l’attendons, restés seuls dans la salle
d’audience de sa résidence privée, Sa Sainteté se lève soudain. Il a le
dos voûté et les mains jointes dans le dos. Je me tiens debout près d’une
fenêtre entrouverte qui donne sur un bougainvillier en fleurs d’un rose éclatant
par ce soleil de fin d’après-midi. C’est alors que Sa Sainteté me dit :
« Je pense que cette vie de Dalaï-Lama est la plus difficile de toutes. »
Encore sous le choc de ses paroles, il se
tourne vers moi, face à la fenêtre radieuse, et ajoute dans un éclat de rire
: « La vie est si colorée. » *** Le
Tibet occupe un vaste plateau à l’une des altitudes les plus élevées de la
Terre. Perché sur le « toit du monde » et encerclé par les pics
majestueux de l’Himalaya, ce royaume de montagne exotique, vieux de plus de
deux mille ans, est aussi connu sous le nom de « pays des Neiges ».
Des yaks, des antilopes, des léopards des neiges, des ours, des chevaux
sauvages peuplaient autrefois ces plaines retirées, où vivaient des guerriers
et des nomades pratiquant un culte animiste, le Bön. Le royaume du Tibet,
qui fut l’un des plus puissants royaumes d’Asie, régnait alors sur le Népal,
le Bhoutan, le nord de la Birmanie, le Turkestan, le Tibet lui-même et
certaines parties de l’ouest de la Chine. Au VIIe siècle, sous les auspices du grand roi
tibétain Songtsen Gampo, le bouddhisme fut proclamé religion d’État au Tibet et parvint jusqu’en
Mongolie. Il faudra toutefois attendre encore un siècle, avec l’arrivée au
Tibet du maître indien Padmasambhava, pour que le bouddhisme soit vraiment répandu
parmi les Tibétains. La lignée ininterrompue de dalaï-lamas, les chefs
temporels et religieux du Tibet, commence avec la vie de Gedün Drub
(1391-1475), bien que le titre de Dalaï-Lama
n’ait été conféré qu’à partir du troisième de la succession[2].
Les Dalaï-Lamas, reconnus comme étant la réincarnation de leur prédécesseur
à partir du deuxième en titre, sont ainsi depuis des siècles les souverains
spirituels et temporels du peuple tibétain. En 1935, deux ans après la
mort du treizième dalaï-lama, Tenzin
Gyatso naît dans un petit village du nom de Taktser dans
la province de l’Amdo au Tibet[3].
Il a 2 ans quand une délégation de lamas vient le voir de Lhassa, la capitale,
guidée par des oracles divins et des visions prophétiques. Les différentes épreuves
qu’ils font passer à l’enfant confirment qu’il est bien la réincarnation
du dernier dalaï-lama, et il sera proclamé quatorzième dalaï-lama du Tibet.
Il est par ailleurs considéré aux yeux des Tibétains comme l’émanation de
Chenrezig, le bodhisattva de la
compassion[4]. Après son quatrième anniversaire, Tenzin Gyatso quitte
son village pour Lhassa, où il est installé sur le trône de lion du palais du
Potala, la résidence d’hiver des huit derniers dalaï-lamas. Il grandit dans
le Potala, sombre et froid, où il se consacre à des études poussées en métaphysique
et en philosophie bouddhistes, et quitte rarement ses appartements ;
heureusement, il dispose d’un millier de chambres. Le Potala est une ville en
soi, qui occupe tout le sommet d’une grande colline sur près de 400 mètres
de long. L’été, le Dalaï-Lama se rend sous escorte avec des
membres de sa famille au palais du Norbulingka – un monastère entouré d’un
beau parc ceint d’une haute muraille à l’extérieur de Lhassa, où il connaîtra
des moments très heureux. Malgré les efforts qu’exigent ses études et les
espoirs que six millions de Tibétains ont placés en lui, le Dalaï-Lama
grandit heureux et sent les Tibétains heureux. Ce qui lui fera écrire plus
tard : « Dans la simplicité et la pauvreté de nos montagnes, peut-être
y avait-il alors plus de paix d’esprit qu’il n’y en a aujourd’hui dans
la plupart des villes du monde. » Le jeune Dalaï-Lama se passionne pour tout ce qui est mécanique.
Il lui arrivera souvent de démonter des objets – sa montre, un vieux
projecteur de cinéma – pour en étudier le fonctionnement avant de les
remonter. Quand il séjourne au Norbulingka, il adore bricoler le générateur
du palais qui tombe souvent en panne, et parvient généralement à le réparer.
C’est aussi là que, des années plus tard, il sera confronté au problème le
plus ardu qu’il ait jamais rencontré et qui mettra à l’épreuve toutes ses
capacités à résoudre les difficultés. En 1949, l’armée chinoise envahit le Tibet en dix
endroits afin de « libérer » le pays. Jusque-là, le Tibet était
volontairement resté dans l’isolement politique en adoptant une attitude décourageant
les étrangers de venir s’y installer. Ce qui explique pourquoi les Tibétains
n’ont pas trouvé d’alliés pour les aider quand ils en ont eu besoin, et
qu’ils n’ont rien pu faire pour empêcher la destruction progressive de leur
religion, de leur culture et de leur liberté sous l’occupation chinoise. Quand l’invasion commence, les conseillers du Dalaï-Lama
le persuadent de prendre la tête du gouvernement alors même qu’il n’a que
16 ans, soit deux ans plus tôt qu’il n’est de coutume. Dans un premier
temps, le Dalaï-Lama s’efforce de s’entendre avec les Chinois afin de préserver
les rares vestiges du mode de vie tibétain. Ce n’est qu’à l’âge de 19
ans qu’il vivra ses premières expériences de chef d’État : pour se rendre en Chine, où il rencontrera Mao
Tsé-Toung à plusieurs reprises, et en Inde où il s’entretiendra avec le
pandit Nehru et d’autres disciples de Gandhi. C’est lors de ce voyage en Inde que le Dalaï-Lama décidera
d’aller à Rajghat, sur le lieu de crémation du Mahatma Gandhi. Recueilli
devant ses cendres, il se demande quel sage conseil le Mahatma lui aurait donné
quand il a soudain le sentiment qu’il lui aurait conseillé la voie de la
paix. Le Dalaï-Lama prend alors la résolution de ne plus être en aucune façon
associé à des actes de violence. Il avait alors 21 ans et n’a jamais failli
à sa parole depuis. Entre-temps, la vie continue de se dégrader pour les Tibétains.
Pour la première fois dans leur histoire, ils connaissent des pénuries de
nourriture, subissent des persécutions religieuses et sont soumis au travail
forcé (y compris les enfants et les vieillards), à l’emprisonnement
politique, à la torture, jusqu’à la stérilisation forcée des femmes. Des
milliers de Tibétains seront exécutés[5].
Le gouvernement tibétain n’est quasiment plus qu’un symbole et il n’a
plus aucun moyen d’exercer son autorité ou de protéger son peuple. C’est dans ce contexte que le Dalaï-Lama, installé au
palais de Norbulingka, recevra en mars 1959 une invitation des Chinois le
conviant à un spectacle dans la zone militaire. Cette mystérieuse invitation
éveille aussitôt la suspicion. Dans les provinces de l’Est, de grands lamas
ont répondu à des invitations similaires de la part des Chinois, et l’on était
resté sans nouvelles d’eux depuis. Les Chinois précisent que l’escorte de
vingt-cinq gardes qui accompagnent généralement le Dalaï-Lama ne sera pas
autorisée au-delà d’un certain point. En dépit de tous ces signes, le Dalaï-Lama estime
qu’il est préférable de se rendre à l’invitation, craignant que son refus
n’entraîne des représailles sur la population,
comme cela s’était déjà produit quand les Chinois ne l’avaient pas trouvé
assez coopératif. Le jour de la représentation, il se lève avant l’aube après
une nuit sans sommeil. Tout à coup, il entend des cris, envoie ses conseillers
se renseigner et découvre que trente mille Tibétains ont encerclé le palais
pour le protéger et l’empêcher de se rendre à l’invitation des Chinois. La semaine suivante connaît un regain de tensions dans la
région, avec l’arrivée de nouvelles troupes chinoises équipées
d’artillerie lourde. En même temps, suite à un échange de lettres et à des
pourparlers avec les Chinois, les dirigeants tibétains commencent à admettre
ce que le peuple tibétain n’a jamais cessé de soupçonner, à savoir que le
Dalaï-Lama va être enlevé et le palais détruit. Convaincus que la vie de
leur « Précieux Protecteur » est en danger, ils l’enjoignent de
fuir le pays. Pensant alors non pas à lui-même mais à son peuple, le Dalaï-Lama
comprend que sa survie est essentielle aux yeux des Tibétains, que sans lui ils
risqueraient de perdre tout espoir. Il expliquera par la suite : « Ils
étaient persuadés que si mon corps périssait entre les mains des Chinois, la
vie du Tibet serait aussi finie. » Quand les obus d’artillerie chinois attaquent le
Norbulingka, voyant qu’il ne peut rien faire de plus en restant au Tibet, le
chef spirituel et temporel du peuple tibétain décide de quitter son pays. À la nuit tombée, déguisé en soldat,
le Dalaï-Lama franchira sans se faire reconnaître l’obstacle de la foule des
milliers de fidèles qui continuent d’encercler le palais pour assurer sa défense. Quelques semaines plus tard, le Dalaï-Lama et sa suite
(dont sa mère et sa sœur) arriveront en Inde. Bien que souffrant de dysenterie
et épuisé par son périple à travers les montagnes, le Dalaï-Lama se sent
tout de suite réchauffé par l’accueil que lui réservent près d’une
centaine de journalistes étrangers et des centaines d’autres personnes venues
lui souhaiter la bienvenue. Le Premier ministre, Nehru, lui fera alors immédiatement
annoncer par télégramme qu’il lui offre l’hospitalité. Il est resté
vivre en Inde depuis. Le gouvernement indien proposera ensuite à ses nouveaux
invités de s’installer dans l’État de l’Himachal Pradesh, dans les contreforts de
l’Himalaya. Quand ils arriveront à Dharamsala et Upper Dharamsala, un ancien
avant-poste britannique du nom de McLeod Ganj, ils trouveront une ville morte.
Depuis, la communauté tibétaine en exil s’est employée de son mieux à
redonner vie à cette très belle station de montagne. Parmi les Tibétains qui
ont quitté leur pays, traversant les plateaux enneigés du toit du monde au
risque de mourir de froid ou de faim ou d’être arrêtés et torturés par les Chinois, nombre d’entre eux se
sont installés autour de Dharamsala pour être plus proche de Sa Sainteté. La région qu’on appelle parfois la Petite Lhassa
fourmille d’activités tibétaines. En 1960, y a été fondé le Village pour
enfants tibétains, qui accueille et scolarise les orphelins. On y trouve également
une association de danse et de théâtre, une bibliothèque, ainsi qu’un
centre de médecine et d’astrologie tibétaines. C’est aussi le siège du
gouvernement tibétain en exil, le Kashag. Le Thekchen Choeling, ou « Lieu
du Mahayana »‚ abrite quant à lui le temple Namgyal, l’École de dialectique bouddhique et la résidence
privée de Sa Sainteté le Dalaï-Lama. De par sa nature expansive, le Dalaï-Lama a noué
beaucoup plus de liens d’amitié avec des étrangers que ses prédécesseurs,
et il en est très satisfait. Il pense que le Tibet d’autrefois était trop
isolé et que cet isolement a joué un rôle dans la mainmise des Chinois sur
son pays. Il a aujourd’hui pour tâche de préserver un pays de réfugiés, et
de continuer à incarner l’espoir au Tibet, une responsabilité qui exige le
soutien de la communauté internationale. Le 21 septembre 1987, le Dalaï-Lama a présenté un plan
de paix en cinq points pour le Tibet lors d’une intervention devant les
membres du Congrès américain, qu’il a développé quelques mois plus tard au
Parlement européen à Strasbourg. Le plan de paix en cinq points est peut-être
l’un des documents politiques les plus élégants jamais écrits. Il prévoit
la transformation du Tibet en une zone de paix dans la région troublée de
l’Himalaya, le respect des droits humains fondamentaux et des libertés démocratiques
pour les Tibétains et la protection de l’environnement naturel sur tout le
plateau tibétain. Si la proposition a été accueillie favorablement en
Occident, la Chine a refusé d’en parler. Les dirigeants de Pékin ont fait
savoir qu’ils étaient prêts à rencontrer le Dalaï-Lama ou ses représentants
à l’endroit et au jour de son choix, mais quand il a proposé une entrevue en
janvier 1989 à Genève, ils ont décliné son invitation. À la date où je publie cette interview,
les négociations n’ont toujours pas eu lieu. J’ai fait le voyage en Inde en novembre 1988 pour
rencontrer le Dalaï-Lama. Après une nuit de train, de New Dehli, je suis arrivée
à Pathankot, une ville située dans l’État du Penjab où sévit le terrorisme.
De là j’ai pris un taxi qui a mis quatre heures pour atteindre McLeod Ganj,
et le chauffeur a passé son temps à me raconter des histoires horribles de
kidnappings et de disparitions. L’État où est situé Dharamsala ne connaît pas de réel
conflit politique, mais il faut traverser le Penjab pour y arriver. Pour
repartir à New Dehli, je n’ai de toute façon pas pu prendre le train car la gare de Pathankot avait
été bombardée la nuit précédente. J’ai alors compris dans quelle insécurité
les Tibétains vivaient, même
en Inde : non seulement ils sont contraints de vivre à proximité du danger dans un pays qui n’est pas le leur, mais ils
sont conscients à tout moment des atrocités perpétrées quotidiennement au
Tibet et de la souffrance de ceux qui sont restés. Malgré toutes ces difficultés, les Tibétains sont des
gens étrangement heureux. Et le Dalaï-Lama lui-même est extraordinairement
gai. Il se lève tous les jours à quatre heures du matin et commence par une
prière, formant le vœu que toutes ses paroles, ses pensées et ses actes
soient au bénéfice des autres. Il mène une vie simple et porte une robe
marron rapiécée : « Si elle était cousue d’une seule pièce et
dans un bon tissu, vous pourriez la vendre et en tirer quelque chose ; mais
comme ça, vous ne pouvez pas », explique-t-il. Après ses prières, il se
promène aux abords de sa résidence pour apprécier l’aube et le chant des
oiseaux, avant de prendre son petit déjeuner en écoutant les nouvelles du
service international de la BBC. Le reste de ses journées est consacré à la méditation,
à l’étude religieuse, à des discussions avec son Cabinet en exil et aux
audiences qu’il accorde à ses visiteurs. Il se retire en général à 9
heures du soir, mais, les nuits de clair de lune, il reste un peu plus tard et
se dit que la lune brille aussi sur son peuple au Tibet. « Il n’est pas
une heure sans que je pense à la souffrance des miens »‚ dit-il. Je suis arrivée en avance à mon rendez-vous avec le Dalaï-Lama,
sachant qu’il me faudrait passer par un contrôle de sécurité, une fouille délicate
effectuée par des femmes indiennes derrière un rideau fermé. Ces précautions
d’usage et l’air vigilant des sentinelles indiennes, aperçues tant à
l’extérieur qu’à l’intérieur des bâtiments, me rassurent. Même si des
milliers de personnes souhaitent chaque jour une longue vie au Dalaï-Lama, il
est bon de savoir que le gouvernement indien fait aussi quelque chose pour
assurer sa protection. En attendant mon tour, je vois un petit groupe sortir
d’une audience avec Sa Sainteté et cela me rappelle ma dernière rencontre
avec lui. C’était aussi pour une interview, il y a six ans de cela, à Bodh
Gaya en Inde. J’avais déjà assisté à des transformations remarquables.
Habituellement, les gens – en l’occurrence un groupe d’étudiants européens
et un professeur canadien – entrent dans la salle de réception pour en
ressortir quelques minutes plus tard comme s’ils venaient d’avaler un
philtre d’amour. Le visage ébloui, il est quasiment impossible de reconnaître
les personnes sérieuses et réservées qui étaient entrées ; elles rient
et saluent chaleureusement la visiteuse qui attend seule son tour. C’est maintenant à moi. Le Dalaï-Lama m’attend à
l’entrée de la pièce. Il me salue, me serre la main et m’invite à
m’asseoir à ses côtés comme si nous étions de vieux amis
ne s’étant pas vus depuis longtemps. Les Tibétains pensent en effet que nous
avons déjà tout été pour chacun de nous – mère, père, sœur, frère,
femme, mari –‚ un nombre incalculable de fois, depuis des temps sans
commencement. Tout au long de l’heure et demie qu’a duré notre
entretien, le Dalaï-Lama a montré un esprit de camaraderie constant, ajustant
le microphone si j’oubliais de le diriger vers le traducteur[6],
éclatant parfois d’un rire de plus en plus contagieux et répondant du mieux
qu’il le pouvait à mes questions, même si cette expérience était assez
nouvelle pour lui. Le Dalaï-Lama a dit : « Si nous ne faisons pas la paix en nous-mêmes, il n’y aura pas de paix dans le monde. » Tenzin Gyatso, le quatorzième dalaï-lama, est un homme de paix au cœur d’un combat pour son pays. C’est un homme de notre temps, cultivé et enjoué. Il dit souvent : « Ma vraie religion est la compassion. » Ceux qui le connaissent savent qu’il vit vraiment ces paroles. Cela fera bientôt un an que nous avons eu cette
conversation à Dharamsala. Ce matin, le 5 octobre 1989, alors que je m’apprêtais
à rentrer chez moi après avoir assisté à une rencontre entre le Dalaï-Lama
et des psychologues et des représentants de la spiritualité occidentale en
Californie du Sud, nous avons appris que l’ambassadeur de Norvège venait
d’annoncer au Dalaï-Lama que le prix Nobel de la Paix lui avait été décerné. Catherine
Ingram *** Interview de Sa Sainteté le Dalaï-Lama Dharamsala, Inde (novembre 1988) Catherine
Ingram : Votre Sainteté, de plus en plus de gens en
Occident souhaitent associer leur pratique spirituelle à un engagement social
et politique. Pensez-vous que ces deux aspects soient liés ? Sa
Sainteté le Dalaï-Lama :
Je pense que l’essence de la pratique spirituelle est notre attitude envers
les autres. Quand votre motivation est pure et sincère, vous avez la bonne
attitude envers autrui, une attitude empreinte de compassion, d’amour et de
respect. La pratique nous donne une conscience claire de l’unité de tous les
êtres humains et de l’importance qu’il y a à faire bénéficier les autres
de nos actions. C.I. : Le peuple tibétain en Inde est un
peuple de réfugiés. Ils ont beaucoup perdu. Pourtant, à les regarder et à
les écouter, on ressent en eux une joie fondamentale et aucune amertume.
Comment expliquez-vous cela ? S.S.D.-L. :
Tout d’abord, la tradition tibétaine accorde une grande importance à la vie
humaine. Vous savez, le peuple tibétain considère généralement la vie comme
quelque chose de très sacré, quelque chose de saint et d’important. Même
quand un petit insecte est tué, nous éprouvons immédiatement un sentiment de
compassion. Je peux dire que les Tibétains sont généreux dans la communauté.
Bien sûr, il y en a toujours qui se battent et vont parfois même jusqu’à
tuer. Mais, dans l’ensemble, il y a harmonie. Cela tient principalement aux
enseignements du bouddhisme mahayana,
qui met l’accent sur la compassion, la tolérance et l’amour[7]. C.I. : C’est en allant à Rajghat, sur le
mémorial de Gandhi, que vous avez parlé pour la première fois de votre
engagement pour la non-violence. Mais j’ai aussi lu une histoire que vous avez
racontée au sujet d’un bodhisattva.
Embarqué sur un bateau qui traverse un fleuve, ce bodhisattva s’aperçoit qu’un homme s’apprête à mettre à
mort des centaines de gens. Par compassion pour ces gens, le bodhisattva tue l’homme qui en aurait massacré des centaines,
prenant sur lui le karma de son acte meurtrier. S.S.D.-L. :
Oui, bien sûr. C.I. : Pensez-vous que la violence soit
parfois nécessaire ? S.S.D.-L. :
Pour ce qui est du problème tibétain, j’ai choisi la voie de la
non-violence. Dans notre cas, il est pratiquement certain que la violence aurait
été vaine. Je pense que c’est hors de question. Dans l’histoire que vous
citez, cet homme avait développé en lui la bodhichitta, l’altruisme ;
il était devenu un véritable bodhisattva. Quand la motivation altruiste
est réellement authentique, on peut suivre avec confiance une méthode
apparemment violente pour aider les autres. Personnellement, je n’ai pas
suffisamment développé ce genre d’altruisme. Bien entendu, je m’y emploie.
Et plus le temps passe, plus il augmente. Mais je ne peux pas dire pour autant
que je suis un bodhisattva. Disons plutôt que je
suis candidat à la carrière de bodhisattva.
Mais voyez-vous, comme je n’ai ni cette certitude ni cette confiance,
c’est très risqué. Plus nous serons fiables, plus la non-violence totale
sera sans danger. C.I. : Ce qui voudrait dire qu’à moins
d’être devenu un véritable bodhisattva,
l’absence totale de violence reste la meilleure voie ? S.S.D.-L. : Absolument. Cela ne fait aucun doute. Et cette histoire du bodhisattva
parle de l’action d’une seule personne. Mais quand des communautés entières
sont en conflit, il en va de la vie de milliers de personnes. Peut-être que
l’une ou l’autre aura le véritable altruisme du bodhisattva,
mais ce ne sera certainement pas le cas de la majorité. Il y a alors tous
les risques d’être motivé par la colère. C’est très dangereux, très
risqué. C.I. : En dehors des principes de
non-violence, quels sont les aspects de l’œuvre de Gandhi qui vous ont le
plus influencé ? S.S.D.-L. :
Tout d’abord sa simplicité, sa façon de vivre. Et aussi le niveau
d’instruction moderne auquel il est parvenu en restant un vrai Indien. En tant
que citoyen d’une nation moderne, il a fait des études en Occident, mais il
est resté personnellement un Indien, complètement ancré dans sa tradition. Et
c’est très bien ainsi. C.I. : Il a su garder son identité
culturelle. S.S.D.-L. :
Oui. Après tout, il était indien. Personne ne pouvait changer cela. Si un
Indien part se former en Occident en vue de développer l’Inde ou son propre
avenir, je pense que c’est une bonne chose. Mais, par exemple, quand un
Occidental pratique le bouddhisme tibétain, on dirait parfois que la personne
s’est « tibétanisée ». Inversement, il arrive parfois qu’un
Indien ou un Tibétain ayant étudié en Occident devienne lui-même
semi-occidental. L’éducation et les techniques sont des outils. Mais si vous
êtes indien, rien n’y pourra changer. Si une personne qui a fait ses études
en Occident ou qui a étudié le bouddhisme tibétain devient semi-occidentalisée
ou semi-tibétanisée, d’une certaine façon, elle perd la moitié de son
identité. Mais d’un autre côté, si elle peut développer toutes ces différentes
qualités en elle – en étudiant en Occident tout en se formant à d’autres
moyens techniques –‚ elle conservera sa propre identité en tant qu’indien
ou Occidental, comme cela devrait être. Gandhi en était un bon exemple. Mais
je ne sais pas pourquoi il avait toujours une chèvre avec lui ! (Rires.) En ce qui concerne la non-violence, les anciens maîtres indiens étaient
nombreux à prêcher l’ahimsa, la non-violence,
comme philosophie ou démarche spirituelle[8].
Mais au cours de ce XXe siècle, le Mahatma Gandhi nous a montré
qu’on pouvait aussi appliquer cette très noble philosophie de l’ahimsa
à la politique moderne. C’est remarquable. C.I. :
Cette
« expérience de vérité » fut un véritable bond en avant dans la
conscience politique. S.S.D.-L. :
Dans la société humaine, dans la communauté humaine, la valeur de la vérité
me paraît très importante. Au début et au milieu de ce siècle, je pense que
beaucoup de gens ne savaient plus très bien où situer la vérité et que
certains n’avaient plus de respect pour elle. Si vous avez le pouvoir et
l’argent, la vérité peut vous sembler de bien faible valeur. Je pense que
nous pouvons dire aujourd’hui que les mentalités ont changé. Même les
nations les plus puissantes commencent à s’apercevoir qu’il ne faut pas négliger
les valeurs humaines fondamentales, la foi humaine essentielle. Des régions entières ont été totalement bouleversées par l’usage de
la force militaire et du pouvoir des armes – l’Union soviétique, la Chine,
la Birmanie et de nombreux pays communistes, des pays d’Afrique et d’Amérique
latine. Mais vous savez, en fin de compte, c’est le pouvoir des armes et le
pouvoir de la volonté des êtres humains ordinaires qui changera les lieux. Je
ne cesse de répéter que ce XXe siècle, notre siècle, est très
important historiquement pour la planète. Il y a actuellement une grande compétition
entre la paix mondiale et la guerre mondiale, entre la force de l’esprit et la
force du matérialisme, entre la démocratie et le totalitarisme. Et maintenant,
dans ce siècle, la force de paix prend le dessus. Bien sûr, la force matérialiste
est encore très forte, mais il y a comme une insatisfaction avec le matérialisme,
une prise de conscience ou un sentiment qu’il manque quelque chose. C.I. :
Surtout
pour ceux qui ont connu la prospérité matérielle, notamment en Occident. S.S.D.-L. :
C’est vrai. Alors que nous approchons de la fin du siècle et de l’entrée
dans le XXIe siècle, il me semble que les valeurs humaines et la
valeur de la vérité reviennent au centre de nos préoccupations. Je pense que
tout cela a plus de valeur, plus de poids aujourd’hui. C’est aussi vrai pour
le Tibet. L’invasion chinoise a eu lieu il y aura bientôt quarante ans et
nous entrons dans une nouvelle décennie. Les vingt années à venir seront donc
décisives. Actuellement, nous sommes dans la quatrième décennie et nous
n’avons que la volonté humaine – la vérité – pour négocier avec la
Chine. Malgré les lavages de cerveau, les atrocités commises et la propagande,
la vérité reste la vérité. De notre côté, nous n’avons ni argent ni
propagande, seulement nos faibles voix. Or, aujourd’hui, les gens font de
moins en moins confiance aux voix fortes des Chinois car elles ont perdu leur crédibilité.
Nos faibles voix en ont plus. C.I. :
Martin
Luther King a dit : « Aucun mensonge ne peut durer indéfiniment. » S.S.D.-L. : Oui. Vous voyez que l’histoire de ce siècle
confirme la non-violence dont parlaient le Mahatma Gandhi et Martin Luther King.
Même face à une superpuissance qui possède tous ces terribles armements, la réalité
de la situation peut contraindre la nation hostile à accepter la non-violence.
C’est un processus parfois plus lent, mais très efficace. C.I. : J’ai beaucoup apprécié le fait
que votre plan de paix en cinq points comporte un important volet écologique[9].
Supposons que nous parvenions à ne pas nous faire sauter avec toutes les armes
nucléaires dont nous disposons et que les grands pays ne réduisent pas les
petits pays à l’extinction, il y a actuellement un processus de dégradation
de l’environnement à l’échelle de toute la planète. Je pense notamment à
des problèmes comme l’effet de serre – le réchauffement de la Terre –,
la pollution de nos ressources en air et en eau et les grands trous dans la
couche d’ozone qui laissent passer des niveaux de rayonnement dangereux pour
l’homme. D’où une augmentation probable du nombre de cancers, et, en peu de
temps, le risque d’éliminer tout le plancton des mers, ce qui détruirait la
vie dans les océans. Pensez-vous que la planète survivra à cette crise écologique ?
Pensez-vous que nous nous en sortirons ? S.S.D.-L. : C’est difficile à dire. Je ne sais pas. En tout
cas, une chose est claire : la planète est notre maison et nous ne pouvons
pas survivre sans elle. C’est assez certain. Comme nous sommes les enfants de
la Terre, nous sommes à la merci de la planète-mère pour ce qui est de
l’environnement et de l’écologie. Cela n’a rien de sacré ni de moral ;
c’est simplement une question de survie. Je pense, tout au moins je l’espère,
qu’il n’est peut-être pas encore trop tard pour prendre conscience de
l’importance de l’environnement. Il faut parfois savoir renoncer à certains
conforts pour en retirer une satisfaction raisonnable ; et nous devons pour
cela traiter l’environnement avec plus de respect. Je pense qu’il n’est
peut-être pas trop tard, mais je ne sais pas. Certains scientifiques estiment
que la situation actuelle est très grave. C.I. : Votre Sainteté, je sais que vous
vous intéressez aux nouvelles sciences, que ce soit la recherche en neurologie,
la psychologie moléculaire, la physique, etc. Grâce aux technologies génétiques,
les scientifiques ont découvert qu’en transférant des cellules d’un animal
sur un autre, ils pouvaient fabriquer un animal entièrement nouveau. Ils font
aussi des expériences qui consistent à transplanter des tissus de fœtus sur
des personnes âgées afin de prévenir les maladies gériatriques, comme la
maladie de Parkinson ou celle d’Alzheimer. Les chercheurs en psychologie moléculaire,
l’étude des molécules du cerveau, se servent de médicaments pour modifier
radicalement l’esprit et le comportement. Ces scientifiques rêvent du jour où
ils pourront traiter toutes les anormalités avec des médicaments ou des
manipulations génétiques. Comme si la vie n’était plus qu’une proposition
mécanique. Certes, nous sommes souvent des pièces interchangeables mais tout
de même ! Quelle est donc l’essence de la vie ? Qu’y a-t-il de
sacré dans tout cela ? S.S.D.-L. : Comme vous l’avez dit, si les traitements génétiques
ou chimiques permettent de voir les changements d’humeur ou de pensées
d’une personne, je ne crois pas que son essence soit altérée. Quand nous parlons des gens, nous pensons à un certain niveau de
conscience. Qu’ils soient jeunes ou vieux, hommes ou femmes, instruits ou non,
normaux ou anormaux du point de vue mental, nous les appelons tous des êtres
humains. Même si la personne est complètement folle, son essence est la même.
L’identité humaine reste. Certains prétendent aujourd’hui qu’on pourra
un jour mettre au point un ordinateur suffisamment sophistiqué pour produire
une sorte d’esprit, de conscience. Mais vous savez, comme pour l’œuf de la
mère et le sperme du père, personne ne considère l’œuf ou le sperme en soi
comme un être humain vivant. Pourtant, ils s’assemblent et certaines
circonstances agissent comme base de la conscience humaine. C’est en tout cas
ce que nous croyons. Nous parlons alors d’être humain ou nous disons qu’il
a été conçu en tant qu’humain. De même, différents matériaux peuvent se
combiner pour atteindre un niveau capable d’agir comme base de la conscience,
ce qui permet à la conscience d’entrer et de former un être vivant. C.I. : Qui continuerait à être soumis aux
lois du karma, et… S.S.D.-L. :
Oui, bien sûr, c’est là quelque chose de très nouveau. Si Un être humain
nous paraît actuellement tout à fait normal, imaginez comment quelqu’un de
très vieux, qui aurait existé avant notre monde tel que nous le connaissons,
verrait les gens d’aujourd’hui. Je pense qu’il les trouverait très étranges.
C’est pareil pour nous. Admettons que quelque chose comme l’émergence de la
conscience ait lieu dans un ordinateur et qu’un être vivant soit créé, ce
serait surprenant à première vue – très inhabituel – mais, à la longue,
on trouverait cela normal, comme une autre forme d’être
animé. C.I. :
Ce
qui reviendrait à dire qu’il y a une force de vie et que cette dernière peut
être provoquée de multiples façons. Que ce soit par le biais d’un œuf et
du sperme naturels ou une création en laboratoire. S.S.D.-L. :
Oui, je pense que c’est possible. Dans le bouddhisme nous disons qu’il y a
quatre types de naissance : la naissance spontanée, la naissance de la
matrice (qui est la naissance naturelle), la naissance des œufs et la naissance
de la chaleur ou de l’humidité. La question délicate est de savoir si ces
actions ou ces mouvements sont motivés par la conscience. Un ordinateur, à qui on aurait donné la composition mécanique et la
programmation appropriées, pourrait commencer à agir presque comme un être
vivant. Prenez une plante ou une fleur. Si vous lui donnez certains produits
chimiques, elle réagira à la lumière et à l’obscurité. Le processus du
corps humain vivant est plus ou moins identique ; pourtant les gens ne
considèrent généralement pas que les plantes ont une conscience. Il y a une
vie, mais pas une vie animée. La démarcation se fait à partir du moment où
il y a existence d’une conscience : tant qu’il n’y a pas de
conscience, nous n’y voyons pas un être vivant. Maintenant, face à un ordinateur qui pourrait un jour commencer à parler
et à faire des choses comme nous autres humains, il faudra se demander si les
actions accomplies par cet ordinateur sont motivées par ce que nous appelons la
conscience de l’esprit ou si elles sont simplement dues à des fonctions mécaniques.
Dès lors que l’existence de la conscience a été confirmée, nous pouvons
considérer cette création comme un être vivant. C.I. :
Je
sais que le système tibétain a une compréhension très élaborée du
processus de la mort. Je me demande, Votre Sainteté, si vous avez déjà eu
personnellement des lumières sur l’enseignement transmis dans le Livre des morts tibétain. S.S.D.-L. : Je n’ai aucune expérience, vraiment. Un jour il
m’est arrivé de tomber dans l’eau au palais du Norbulingka et j’ai vu des
étoiles pendant quelques secondes. Mais je n’ai pas eu le temps de méditer
sur le sujet par la suite. Certains pratiquants qui méditent sur ces états
depuis plus de vingt ans ont des expériences extraordinaires de ces différents
niveaux de conscience. Ils peuvent même arrêter de respirer pendant un bon
moment. Ce n’est pas quelque chose de spontané, mais le fruit de la méditation.
Avec cette pratique, ils induisent délibérément ce niveau de conscience et
vivent exactement ce qui est décrit dans les textes. C.I. : Quelques jours après votre annonce
du plan de paix en cinq points, les Chinois ont réagi négativement en exerçant
des représailles à l’encontre des Tibétains. Même quand vous appelez à la
paix, ce genre de choses peut arriver. Cela Vous rend-il plus hésitant à vous
exprimer publiquement ? Craignez-vous de représailles quand vous faites
des déclarations qui pourraient être prises comme une provocation aux yeux des
Chinois ? S.S.D.-L. : Comme vous le savez, le plan de paix en cinq points
a été rendu public. Je crois que c’était en septembre l’année dernière [1987].
Les Chinois ont réagi négativement et ils ont dit que j’étais réactionnaire.
Suite à cela, il y a eu des manifestations au Tibet et de nouvelles représailles.
Nous étions bien évidemment très préoccupés et très inquiets. Vous voyez, qu’il y ait des turbulences apparentes ou non, la situation
reste très grave au Tibet. Je pense que les Chinois sont, à leur façon, une
nation très civilisée. En même temps, ils ne connaissent que la force. Ils ne
comprennent pas la vérité. Je pense que la situation devrait s’arranger avec
le temps. Il y a eu un changement positif au cours des neuf dernières années. En réalité, l’essentiel de ma proposition de Strasbourg (j’ai développé
le plan de paix en cinq points devant le Parlement européen) était déjà
connu des dirigeants chinois avant même que j’intervienne devant les membres
du Congrès américain. À l’une ou l’autre occasion, notre délégation
en avait déjà expliqué les grandes lignes au gouvernement chinois, mais ils
n’avaient jamais pris en compte notre situation. Il leur est même arrivé de
nous dire ouvertement : « Vous n’êtes pas au Tibet et tant que
vous resterez à l’extérieur, vous n’aurez droit à aucune suggestion. » Vous voyez, les Chinois sont durs d’oreille : ils sont sourds à nos
voix. Qu’un être humain doté d’une voix humaine veuille s’adresser à un
autre être humain, lui parler, c’est assez logique, c’est le bon sens. Mais
s’il n’y a personne pour écouter, alors cela ne sert à rien de parler. Si
l’autre est prêt à écouter, le désir d’expliquer est plus fort. À l’heure actuelle, de plus en plus de gens dans le monde
sont au courant du problème tibétain. Mais les oreilles de nos amis Chinois ne
sont pas aussi bien aiguisées et nous pourrions crier en vain jusqu’à nous
enrouer. (Rires.)
C’est la raison pour laquelle j’ai fait ces propositions non pas à Pékin,
mais auprès de la communauté internationale. Aujourd’hui, on peut dire
qu’en raison de la pression mondiale, l’attitude des Chinois à notre égard
a été plus positive au cours des douze derniers mois qu’elle ne l’a été
au cours des neuf dernières années. C.I. : Mais à l’intérieur du Tibet, la répression
continue. S.S.D.-L. : Oui, pour le moment. À court terme, depuis l’année dernière, il y a eu des
revers ; c’est plus rigide. Mais maintenant je suis très heureux de
savoir que les Tibétains eux-mêmes sont bien préparés à cela. Car même si
les Chinois utilisent la méthode dure, la détermination du peuple tibétain
est très forte. Hier, j’ai rencontré un jeune moine qui avait participé à
la première manifestation d’octobre de l’année dernière [1987]
et qui s’est échappé. C’est remarquable. J’admire vraiment la détermination
de tous ceux qui ont pris part à ces mouvements de résistance. Quand je lui ai
demandé s’il éprouvait beaucoup de colère envers les Chinois, il s’est
mis à verser des larmes. Il m’a répondu qu’il avait une immense colère
contre les Chinois. Il y a quelques mois, j’ai aussi rencontré de jeunes garçons,
de 10 et 13 ans, qui avaient mis le feu à des véhicules chinois et s’étaient
enfuis. Leur colère était aussi forte. C’est très triste. Très triste. C.I. : Bien que compréhensible ?
Gandhi et Martin Luther King savaient que ce qu’ils faisaient pouvait
provoquer de la violence contre eux et contre leurs proches, mais ils avaient
compris que c’était nécessaire s’ils voulaient attirer l’attention du
monde sur leur situation. La méthode non-violente provoque parfois de la
violence. C’est bon d’entendre de votre bouche que les gens qui sont restés
au Tibet comprennent que vous faites ce que vous avez à faire, au risque
parfois de leur rendre la vie encore plus dure. S.S.D.-L. : Il n’y a pas le choix. C.I. :
Votre
Sainteté, si vous pouviez revivre votre vie depuis le début, auriez-vous agi
différemment, auriez-vous pris d’autres décisions ? S.S.D.-L. : Dans les mêmes circonstances, non, je n’aurais
pas agi autrement. Bien sûr, il y a des points de détail : nous en
discutons de temps à autre. Mais, voyez-vous, au cours des quarante dernières
années, à l’exception de petites choses, il n’y a pratiquement aucune
action que je puisse regretter aujourd’hui. C.I. : Vous avez beaucoup perdu dans cette
vie. Vous avez perdu de nombreux proches, et vous devez évidemment faire face
à la perte de votre patrie depuis bientôt quarante ans. Où trouvez-vous la
place de faire le deuil dans votre vie ? Pouvez-vous dire quelques mots à
l’intention de tous ceux qui affrontent un deuil – ce qui nous arrivera à
tous tôt ou tard ? S.S.D.-L. : Il y a deux façons de perdre quelqu’un. L’une
fait partie de l’ordre naturel des choses. J’ai perdu ma mère, des maîtres,
un frère. C’est naturel. Tant que les vieux amis n’ont pas disparu, on ne
peut en recevoir de nouveaux ! (Rires.)
Un pratiquant bouddhiste accepte ce genre de perte comme quelque chose de
naturel. Rien de particulier. Rien d’extraordinaire. Alors le chagrin de la
perte n’est pas si fort. Bien sûr, il y a pendant quelques jours le sentiment
intense que quelqu’un vous manque, mais cela passe. Il existe une autre catégorie de pertes, celles qui résultent d’une tragédie
ou d’une catastrophe. Nous avons perdu notre pays, nous avons perdu quantité
d’amis très proches. D’un seul coup et bien malgré nous. Mais dans notre
cas, la tragédie a commencé en 1950 et cela aussi nous aide un peu ; car,
avec le temps, nous avons, d’une certaine façon, fini par nous y habituer.
Et, bien avant que la situation ne se produise, nous avions déjà l’intime
conviction qu’un jour ou l’autre, ce genre de choses finirait par arriver. C.I. :
Votre
prédécesseur, le treizième dalaï-lama, le pensait aussi. S.S.D.-L. : Oh ! Oui. Mais personne ne l’a cru. Les gens
étaient persuadés qu’il voulait les effrayer et ils ne lui ont pas prêté
attention. Mais quand les Chinois sont venus soi-disant « libérer »
le Tibet en 1950-1951 et qu’à partir de fin 1955 et en 1956, la violence a
redoublé dans la partie nord-est du Tibet, il n’y avait plus de doute. Nous
avons pourtant fait de notre mieux. Cela m’a personnellement bien servi de
savoir à l’avance ce qui allait se passer. C.I. : Ainsi vous vous attendiez au pire. S.S.D.-L. :
Oui, mais cela ne m’a pas empêché d’être triste. J’éprouve encore plus
de tristesse de savoir que de nombreux Tibétains, malgré le sort qu’ils
subissent et la terreur régnante, nous montrent une telle confiance et qu’ils
placent tant d’espoirs en nous. Cela nous donne une lourde responsabilité et
me rend parfois triste. Tant de confiance, tant d’attentes et si peu que je
puisse faire ici. Il y a beaucoup de limites. Nous faisons tout ce qui est en
notre pouvoir et, dans la mesure du possible, notre motivation est claire. Que
nous y parvenions ou non, c’est une autre affaire. En tant que bouddhiste,
vous savez, face aux adversités il est toujours facile d’accuser notre karma
précédent. Nous faisons de notre mieux, mais à cause de notre force karmique
précédente… (Rires.)
Inutile de blâmer Dieu ; autant accuser notre propre karma ! C.I. : Y a-t-il dans votre entourage des
gens que vous pouvez considérer comme de vrais amis, des gens avec qui vous
pouvez être tout à fait à l’aise ? S.S.D.-L. : Oui, bien sûr. En fait, je pense que tout le monde
fait partie de mon cercle d’amis. Mon attitude est la suivante : si
quelqu’un est ouvert, direct et vraiment sincère, nous aurons très
facilement ce sentiment d’intimité. Avec quelqu’un de très réservé ou de
compassé, c’est plus difficile. Habituellement, voyez-vous, je suis
quelqu’un de très simple. Alors je pense que cela aide. C.I. :
Si
vous n’aviez pas été dans votre position de chef spirituel et temporel du
Tibet, auriez-vous été un homme engagé ou auriez-vous préféré vivre la vie
d’un moine dans un monastère ? S.S.D.-L. : Aujourd’hui, je pense que si je n’avais pas été
le Dalaï-Lama, j’aurais aimé passer du temps dans un
monastère ou dans un lieu de retraite pour pratiquer la méditation profonde. À 20 ans, 30 ans, 40 ans, j’avais un grand désir de
pratique spirituelle. Ces idées viennent d’un contact avec les enseignements
du Bouddha ou de vos connaissances sur le bouddhisme. Mais si j’étais resté
à ma place, comme fils de paysan, alors je ne sais pas. Quand je suis né, mon
père avait décidé que je rentrerais au monastère pour devenir moine. Si les
circonstances avaient été différentes, il y a de fortes chances pour que je
sois devenu technicien ou quelque chose d’approchant, car je m’intéressait
beaucoup à la mécanique. C.I. :
Parmi
les autres problèmes du monde, lequel vous aurait le plus attiré ? S.S.D.-L. : Je pense à ce que je vis maintenant, à ma
fonction de Dalaï-Lama, qui est le premier facteur. Ma personnalité est un
autre facteur : comme nous en avons déjà parlé, je suis très ouvert,
sans façon, et ma motivation est sincère. Il semblerait que les gens en
retirent une paix mentale ou un certain bénéfice. Mais si je n’avais pas été le Dalaï-Lama, je ne sais pas. Selon les
fondements de la philosophie bouddhiste de l’interdépendance, la loi de la
production conditionnée, les choses, telles qu’elles sont, constituent la réalité.
Nous devons donc faire le meilleur usage possible de la situation réelle et
choisir la meilleure voie possible entre toutes les voies existantes. C.I. : Vous avez parlé d’un éventuel
retour au Tibet. Pensez-vous que vous pourrez rentrer au Tibet dans cette vie ? S.S.D.-L. : Je pense que oui. Mais ce n’est pas une question
importante. Ce qui compte le plus, c’est la liberté. Que ce soit en tant que
Dalaï-Lama ou en tant que moine, Tenzin Gyatso, je veux avoir la liberté de
contribuer de mon mieux à aider les Tibétains et tous les êtres. C’est
pourquoi, si je peux mieux m’y employer en étant hors du Tibet, j’y
resterai. Mais si je peux aussi le faire au Tibet, alors j’y retournerai. Ou
au Tibet ou en Chine. La Chine est un très beau pays. Et le bouddhisme n’est
de toute façon pas quelque chose d’étranger ou de nouveau dans l’esprit
chinois. De nombreux Chinois sont traditionnellement bouddhistes et ils ont chez
eux des lieux saints et des temples bouddhistes, contrairement à l’Occident où
les centres bouddhistes sont récents et la philosophie bouddhiste entièrement
nouvelle. Dans l’esprit des Chinois, ce n’est pas le cas. C’est pourquoi,
je pense que si le peuple chinois a l’occasion d’être en contact avec le
bouddhisme, de l’étudier et de le pratiquer, je suis à peu près certain que
beaucoup de jeunes Chinois seront attirés par cette philosophie et qu’ils en
retireront le plus grand bien. Si une telle occasion se présente, je serai bien
évidemment disposé à y contribuer. Les Chinois sont aussi des êtres
humains. Ce qui m’inquiète davantage, c’est que les choses puissent mal tourner.
Cela ne servirait à rien de revenir au Tibet ou en Chine si cela devait porter
préjudice aux Tibétains ou s’il est impossible de se rendre utile. Or, cela
ne dépend pas vraiment de moi, mais d’un changement intérieur en Chine. C.I. : Pensez-vous qu’il y aura une
nouvelle incarnation du Dalaï-Lama? S.S.D.-L. : C’est difficile à dire pour le moment. Les dix ou vingt prochaines années seront déterminantes à cet égard. Je pense que les Tibétains continuent à vouloir un dalaï-lama. En fait, cela ne me concerne pas ; mais si le peuple tibétain veut un autre dalaï-lama, alors il y aura un autre dalaï-lama. Et si les circonstances changent et que la majorité des Tibétains ne s’intéresse pas vraiment au dalaï-lama, alors je serai le dernier dalaï-lama. Ce n’est pas de mon ressort. Les Tibétains qui ont actuellement entre 5 et 10 ans en ont la responsabilité. Dans vingt ou trente ans, quand je serai mort, ce sera à eux de décider. C.I. : Je vous souhaite une longue vie. S.S.D.-L. : D’après mes rêves, je devrais vivre jusqu’à
un maximum de cent dix ou cent treize ans. Mais je ne pense pas que je vivrai
aussi longtemps. Peut-être jusqu’à quatre-vingt-dix ans ou entre
quatre-vingts et quatre-vingt-dix ? Après, je ne serai plus bon à rien ;
plus qu’un vieux dalaï-lama de peu de valeur. C.I. :
Avec
tout le respect que je vous dois, je vous désapprouve totalement, Votre Sainteté… *** Au
moment où le Dalaï-Lama recevait son prix Nobel de la Paix, la loi martiale,
faisant suite à de violentes émeutes, était décrétée au Tibet et le resta
jusqu’à la fin de 1990. Depuis, la situation n’a cessé de se durcir pour
les Tibétains qui n’ont pas voulu, ou n’ont pas pu, fuir vers les pays
voisins. Destruction de monastères, politique systématique d’annihilation de
la culture et de l’identité tibétaines, mariages forcés entre Tibétaines
et Chinois, ou stérilisation forcée de celles qui refusent un tel mariage ;
les emprisonnements se perpétuent encore en 1997. Par ailleurs, le Tibet est
devenu le centre d’essais nucléaires du gouvernement communiste chinois.
Enfin, ce dernier, après avoir kidnappé la réincarnation du Panchen Lama décédé
en janvier 1989, a imposé à sa place un enfant chinois présenté comme étant
le « véritable Panchen Lama ». Profitant
de l’autorisation qui leur est exceptionnellement faite de se rendre en pèlerinage
auprès du Dalaï-Lama une fois tous les deux ans, beaucoup de parents tibétains
continuent de faire passer leurs enfants en Inde, au Népal ou au Bhoutan, pour
les confier aux T.C.V. (Tibetan Children Villages), institution chargée d’élever
les enfants dans le respect de leur langue et de leur culture originelles. Les
T.C.V., ne
vivant que de l’aide internationale, et notamment des parrainages étrangers,
cherchent toujours de l’aide à l’extérieur, et notamment aux États-Unis
et en Europe. Le
Dalaï-Lama vit à Dharamsala, capitale du gouvernement tibétain en exil, dans
le nord-ouest de l’Inde. Il est ainsi chef spirituel d’un état religieux,
mais également chef d’État d’une démocratie qu’il a instituée dès 1960. Après avoir
longtemps réclamé la libération du Tibet, le Dalaï-Lama a, depuis 1995,
changé sa politique. Il prône aujourd’hui le « Middle Way »,
solution de compromis réclamant
l’autonomie du Tibet en tant que région particulière de la Chine. Cette
nouvelle position a créé une scission au sein de la communauté exilée, la
majorité des 125 000 réfugiés ne suivant plus son leader spirituel et
temporel, du moins sur ce point. Le spectre d’un exil définitif semble par
ailleurs pousser une partie de la jeunesse vers un désespoir affiché. Conformément
à la demande d’une partie de la communauté exilée, le Dalaï-Lama s’est
par ailleurs déclaré prêt à fonder un État laïc, avec un président et une
assemblée élus démocratiquement par l’ensemble du peuple tibétain, séparant
ainsi religion et État. ***
*** *** [1]
Interview extraite du livre d’entretiens de Catherine Ingram Dans les
traces de Gandhi : La force de la non-violence, publié aux Éditions
Dangles,
collection « Spiritualités », 1998. (Éditeurs) [2]
Dalaï-lama est un titre mongol qui signifie « océan de sagesse ».
Il a été attribué pour la première fois au XVIe siècle, par
le prince mongol Altan Khan, au troisième dalaï-lama. [3]
Les Tibétains célèbrent l’anniversaire du Dalaï-Lama le 6 juillet,
bien que ce ne soit peut-être pas la date exacte de son anniversaire. [4]
En sanscrit, bodhisattva signifie
littéralement « être d’éveil ». Un bodhisattva
est un être qui vise à l’éveil par la perfection des vertus, mais
renonce à la libération totale tant que tous les êtres n’auront pas été
libérés. [5]
De son commencement à 1989, l’occupation chinoise a coûté la vie à 1,2
million de Tibétains, soit près d’un sixième de la population. [6]
Lors de notre entretien, le Dalaï-Lama s’est exprimé la plupart du temps
en anglais et il a parfois eu recours à un interprète pour clarifier
certains points. [7]
Le terme sanscrit mahayana, littéralement
« grand véhicule », désigne l’une des deux grandes écoles
du bouddhisme qui s’est développée à partir du 1er s. apr.
J-C. L’accent y est mis sur les vœux du bodhisattva
pour libérer tous les êtres de la souffrance. [8]
Ahimsa signifie en sanscrit « ne pas causer de tort, ne pas
nuire ». Dans le Yoga-Sūtra de Patanjali, écrit il y a deux mille ans, l’ahimsa
est l’une des cinq pratiques qui constituent le grand « serment »
des disciplines morales. [9]
Le quatrième point du plan de paix du Dalaï-Lama prévoit la restauration et la protection de
l’environnement naturel du Tibet, ainsi que l’abandon par la Chine de
toute activité nucléaire (fabrication d’armement et stockage des déchets). |
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