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Soit il y aura
une catastrophe, soit il y aura la paix ! Interview
avec Mubarak Awad[1] Au cours du
printemps 1988, le militant non-violent palestinien Mubarak Awad est resté
pendant quarante jours dans une prison israélienne à attendre qu’on décide
de son sort. Détenu en cellule isolée, il ne pouvait pas savoir que le monde
entier regardait Israël
qui s’apprêtait à l’expulser du pays où il était né. Le président
Reagan et le secrétaire d’État
George Schultz envoyèrent des messages privés au Premier ministre Yitzhak
Shamir pour plaider son cas. Quant à l’ambassadeur américain en Israël, il affirma que « Jérusalem avait
besoin de plus d’Awad, et non l’inverse ». En dépit des
appels provenant des sphères les plus élevées du gouvernement américain, la
Haute Cour israélienne ordonna l’expulsion de Mubarak Awad. Il fut conduit
directement de sa cellule de prison à un avion à destination de New York. À son arrivée, les médias internationaux étaient
là pour raconter au monde l’histoire de sa cause et expliquer comment le
peuple palestinien avait eu recours aux stratégies non-violentes contre
l’occupation israélienne. *** Depuis l’ère
du Paléolithique, à l’âge du bronze ancien, il y a 200.000 ans, des gens
ont vécu sur les terres qui portent aujourd’hui le nom d’Israël et
autrefois celui de Palestine[2].
L’histoire de la région remonte à environ 5.000 ans, à une époque où ces
terres étaient habitées par des tribus païennes
et nomades venues d’Orient. L’histoire d’Abraham, qui est essentielle pour
comprendre les revendications d’Israël sur ce territoire, nous vient de la
Bible et remonte à environ 2.000 ans av. J.-C. Pour des raisons
inconnues, Abraham et sa famille quittent la cité babylonienne d’Ur, ils
franchissent la rivière et se dirigent vers le nord-ouest. Ainsi, le terme
« hébreu » signifie « ceux qui ont traversé » ou
« viennent de l’autre côté de la rivière ». Lorsque Abraham
arrive à Harran, en actuelle Turquie, il vit une expérience religieuse. Le Livre
de la Genèse relate qu’il a passé un pacte avec Dieu : si Abraham
accepte que tous les hommes soient circoncis huit jours après leur naissance,
Dieu, de son côté, considérera les descendants d’Abraham comme le « Peuple
élu » et leur offrira la terre de Canaan (actuel Israël). Le peuple
d’Abraham commence à s’installer aux abords de la « Terre promise »,
mais il faudra attendre jusqu’en 1.200 av. J.-C. pour que les Israélites[3]
parviennent à soumettre les Cananéens « idolâtres » et à
s’approprier leur terre. Deux siècles plus tard, le roi Saül et son
successeur, le roi David, forment un vaste et puissant empire, avec Jérusalem
comme capitale politique. Cette prospérité ne devait pas durer. Les querelles que
se livrent les royaumes hébreux de Juda[4]
et d’Israël affaiblissent l’Empire, ces derniers se reprenant
successivement le pouvoir au cours des siècles suivants. Nombre de Juifs
prennent la fuite. Ceux qui sont restés sont souvent contraints à
l’esclavage et il y aura des massacres collectifs[5].
Pendant des centaines d’années, les Perses, les Romains et les Grecs ont régné
sur les Juifs, avec des degrés plus ou moins variables de tolérance et
d’oppression. Entre-temps,
venues des déserts d’Arabie, de puissantes tribus avaient émigré en Terre
promise. Au VIIe siècle, les Arabes, Bédouins et Quraïsh
commencent à dominer la région qu’ils appellent Palestine. Mahomet, le
fondateur de l’Islam issu de ce peuple arabe, est né dans la ville de La
Mecque en 570 de l’ère chrétienne. Grâce à son influence et à la
puissance de ses armées, les Musulmans se sont retrouvés à la tête d’un
vaste empire qui s’étend aujourd’hui de l’Afrique du Nord à l’Indonésie. Le cadre
historique est dès lors en place pour qu’Arabes et Juifs se disputent la
Terre promise. Même si d’autres conquérants – que ce soit les Turcs,
Seljuks et Ottomans, les Croisés chrétiens, les Mongols d’Asie ou les
mamelouks d’Egypte – ont dominé le pays au cours du millénaire suivant,
les Arabes de Palestine sont restés la population majoritaire de la région. Au
cours du XIXe siècle, les Juifs de la diaspora continuaient
d’entretenir l’idée d’un retour possible en Terre promise. Animés par le
même espoir, les Arabes rêvaient de chasser les actuels conquérants turcs et
de revendiquer la Palestine. Les espoirs des
Arabes reposaient sur l’accord qu’ils pensaient avoir passé avec les
Britanniques au cours de la Première Guerre mondiale. En échange du soutien
des Arabes pour refouler les Turcs de la péninsule Arabique, les Britanniques
auraient promis l’indépendance arabe et la création d’États arabes après la guerre, y compris celle d’un État palestinien. Or, en Europe et aux États-Unis, la communauté juive s’était
assurée du soutien des Alliés et les Britanniques ont fait approuver par les États-Unis, la France et l’Italie la création
d’un pays juif au sein même de la Palestine, suite à quoi les Juifs
ont commencé à émigrer en grand nombre en Palestine. Le monde arabe était
sous le choc. La tension monte entre Arabes et Juifs de Palestine et des combats
sporadiques éclatent. La fin de la
Seconde Guerre mondiale constitue un tournant décisif pour les Juifs. Encore
sous le choc de la mort de six millions de Juifs, la quasi-totalité du monde
civilisé veut participer à la création d’un État
hébreu. Une commission spéciale de l’ONU se réunit en 1947 pour proposer un
plan de partition et la création de deux États séparés en terre de Palestine, l’un pour les Arabes et l’autre
pour les Juifs. Les Arabes rejettent le plan catégoriquement : ils
refusent de donner cinquante-cinq pour cent des terres, à leurs yeux les
meilleures, aux Juifs qui ne représentent à l’époque qu’un tiers de la
population en Palestine. Alors même
qu’on décide de son avenir, la Palestine est sous mandat britannique et le
chaos règne dans la région. Quand la guerre devient imminente, les
Britanniques quittent la Palestine et, le 14 mai 1948, les Juifs célèbrent la
naissance d’Israël, déclarant que c’est l’État de tous les
Juifs, quel que soit leur lieu de résidence. Peu après, les Juifs
triompheront, contre toute attente, des armées d’Égypte,
de Jordanie, d’Irak, de Syrie et du Liban qui se sont unies pour « repousser
Israël vers la mer »
et préserver la Palestine en faveur des Arabes palestiniens. Exultant de joie
et de fierté, les Israéliens annoncent au monde qu’après mille huit cents
ans d’errance, ils ont trouvé une « terre sans peuple pour un peuple
sans terre » ; mais ils omettent malheureusement de mentionner non
seulement les millions de Palestiniens arabes qui vivent en Palestine et
constituent la population majoritaire, mais aussi leurs ancêtres arabes qui y
ont vécu pendant treize siècles. Lors d’un
assaut brutal et parfaitement bien préparé, les Israéliens chassent les
communautés arabes des zones rurales et urbaines, obligeant ainsi près de
700.000 personnes à fuir le pays. Quatre cents villages seront détruits et des
milliers d’Arabes palestiniens tués ou contraints à l’exil. De nombreux
Palestiniens iront vivre dans des installations de fortune, que ce soit dans les
pays arabes voisins ou en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. En 1967, ce sera
la guerre des Six Jours : Israël s’approprie
le reste des terres palestiniennes, tandis que des soldats et des colons juifs
viennent occuper la Cisjordanie et la bande de Gaza. Dans cette région
agitée de troubles, Mubarak Awad naît le 22 août 1943 à Jérusalem, dans la
même maison où sa grand-mère avait mis son père au monde. En 1948, le père
de Mubarak refuse d’obéir aux Israéliens qui veulent l’expulser de chez
lui. Il sera tué d’une balle alors qu’il transportait un ami blessé en
lieu sûr. Le seul souvenir que Mubarak ait gardé de son père, c’est qu’« il
me lançait en l’air ». Restée seule
avec ses sept enfants, le dernier n’ayant que 40 jours et l’aîné 10 ans,
la mère d’Awad devra quitter sa maison face aux Israéliens qui menacent
d’aligner ses enfants contre un mur et de les exécuter. Ne pouvant subvenir
à leurs besoins, elle sera obligée d’en placer cinq dans des orphelinats.
Elle leur rendra visite régulièrement et refusera toujours de renoncer à
l’autorité parentale, et bien qu’elle n’ait jamais pu offrir un foyer à
sa famille, elle continuera d’exercer une influence morale considérable sur
ses enfants tout au long de ces années. Elle leur enseigne les valeurs communes
aux Chrétiens et aux quakers, comme le service et l’amour, leur apprend à ne
« jamais chercher à se venger » et leur demande de tout faire pour
que « les autres mères ne souffrent pas comme [elle] ». Mubarak a de la
chance. Il est placé dans la famille de Kathy Antoun où il vivra jusqu’au
baccalauréat. Un jour, un jeune ami américain de passage chez Kathy lui
demande comment il pourrait aider les Palestiniens. Kathy lui propose de réunir
des fonds pour permettre à Mubarak et à son frère d’étudier à Saint
George, une école privée de Jérusalem. L’Américain accepte et les deux
jeunes garçons pourront s’inscrire dans l’une des plus prestigieuses écoles
du pays. C’est alors que
Mubarak commence à s’intéresser à la religion, notamment au Christianisme.
Il décide après le lycée de devenir pasteur et obtient une bourse pour aller
étudier au Lee College de Cleveland,
Tennessee, où il se rend en 1959. Mais Awad ne sera pas heureux à Lee College :
il n’aime pas la façon dont les Noirs sont traités dans le Sud et
n’approuve pas l’approche évangélique de l’école. Il rentrera chez lui
à Jérusalem pour travailler dans un orphelinat mennonite pour garçons où il
enseignera l’anglais, les mathématiques et la religion jusqu’en 1969. En 1970, Awad
retourne aux États-Unis pour étudier cette fois à Bluffton College dans l’Ohio. Entre-temps, il s’est intéressé
de plus près aux croyances des mennonites et des quakers sur la non-violence,
notamment à la « Déclaration de paix »[6],
surtout dans leurs aspects pratiques qu’il appliquera dans son travail avec
les jeunes délinquants de Bluffton. Tout en préparant une maîtrise en
psychologie à l’université de Saint Francis en Indiana, Awad exerce comme thérapeute
de groupe et thérapeute familial auprès des enfants délinquants. Plus tard,
en 1978, il mettra en place un programme d’aide et de soutien aux jeunes délinquants
dans les familles et les écoles. Fort de son succès
auprès des jeunes, Awad décide de rentrer dans son pays pour y rapporter ce
qu’il a appris et, en 1983, il ouvre à Jérusalem un cabinet thérapeutique
pour les Palestiniens. Awad s’est toujours senti fier des jeunes Palestiniens
qui combattent contre l’occupation israélienne. Dans un livre intitulé Enfants
des pierres, qu’il avait publié quelques années plus tôt, il vante le
courage des jeunes qui lancent des pierres aux soldats israéliens. Il explique
que les pierres sont généralement la seule arme dont disposent les
Palestiniens et qu’elles sont devenues un symbole pour leur peuple. Des années
plus tard, Mubarak regrettera ses premières pensées, car « les pierres
font fuir les gens ». Awad s’aperçoit
assez rapidement que les Palestiniens s’intéressent plus à leur situation
politique qu’aux moyens thérapeutiques susceptibles de les aider à résoudre
leurs problèmes. Dans un article à la fois long et inspiré qui sera publié
à Jérusalem, il propose cent vingt manières non-violentes de mettre fin à
l’occupation par Israël : « Nous devons faire en sorte que
cela coûte cher à Israël, sur le plan économique,
psychologique et moral », explique-t-il, ajoutant que « les
Palestiniens ont le choix d’être occupés ou non ». D’après lui, les
Palestiniens ont « intégré l’occupation » et ils accusent les
Israéliens de tous leurs problèmes, que ce soit l’insuffisance des
structures de santé ou la délinquance juvénile. Awad appelle également les
Palestiniens à se prendre eux-mêmes en charge : « Vous seuls pouvez
décider de votre avenir », leur dit-il. Awad a appris les
techniques non-violentes pendant ses années d’études et ses voyages en Inde,
où il s’est immergé dans les idées du Mahatma Gandhi. Martin Luther King et
le Mouvement américain pour la défense des droits civiques sont d’autres
sources d’inspiration. Peu après la publication de son article, Awad organise
un atelier de trois jours pour discuter de ses idées, auquel participeront, à
sa grande surprise, des centaines de personnes, dont certaines sont nettement
favorables au conflit armé pour libérer le peuple palestinien. Mubarak Awad
devra repartir dans l’Ohio où son travail l’attend. Mais une semence a été
plantée à Jérusalem ; et cette semence va prendre racine. Mubarak sait
que la prochaine étape sera la fondation d’un centre d’études sur la
non-violence à Jérusalem, même s’il ne dispose encore d’aucuns fonds pour
mener à bien son projet. Or l’article publié par Awad a été beaucoup lu et
il s’est un jour retrouvé entre les mains de Hisham Sharabi, un professeur
palestino-américain qui travaille à l’université de Georgetown. Sharabi
verra ainsi resurgir en lui tous les souvenirs de son éducation quaker à
Ramallah, au nord de Jérusalem. Il prendra contact avec Awad et lui offrira un
soutien financier pour l’aider à ouvrir son centre d’études à Jérusalem.
Une fois de plus, la générosité d’un étranger allait permettre à Awad de
réaliser ses rêves. En 1985, Mubarak
Awad rentre à Jérusalem, où il fonde le Centre d’études palestinien de la
non-violence. Son objectif est de sélectionner dans la littérature arabe et
dans les textes islamiques tout ce qui a trait à la réconciliation, à la
paix, à la justice et à la non-violence, afin que les Palestiniens comprennent
ces idées à partir de leur propre héritage culturel. Il est persuadé que ce
travail permettra aux gens de développer leurs idées et que « ces idées
seront forcément belles ». Awad n’a fait
que créer un centre d’études mais les Israéliens trouveront le moyen de
contrecarrer son projet. Il sera souvent arrêté, la plupart du temps pour de
petites infractions (ne pas avoir mis son clignotant ou simplement se promener
dans la rue) et il sera torturé à plusieurs reprises : « Plus j’étais
organisé, plus les Israéliens avaient tendance à se sentir menacés. Je pense
qu’ils ne voulaient pas qu’on puisse croire qu’un Palestinien s’intéresse
à la non-violence. » Après avoir étudié
les stratégies non-violentes, les Palestiniens se disent qu’il est temps de
passer à l’action. Ce serait peut-être aller trop loin que d’attribuer à
Awad l’Intifada, la guerre des pierres, mais son influence dans le soulèvement
qui a commencé le 8 décembre 1987 est évidente[7].
D’après Awad, le mouvement de résistance des 1,3 million de Palestiniens
vivant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza est « à quatre-vingt-cinq
pour cent non-violent ». Il est en grande partie organisé et dirigé par
des femmes. Comme Mubarak
Awad le leur a appris, les Palestiniens s’engagent avec conviction dans une
campagne de désobéissance civile. Ils refusent par exemple de payer leurs impôts
ou de demander les autorisations nécessaires pour effectuer des transactions
commerciales ; durant des mois, les écoles resteront fermées pendant que
les enfants suivent des cours clandestinement, les enseignants risquant ainsi
des peines de dix ans d’emprisonnement, la déportation ou la destruction de
leur maison. Les Palestiniens hissent leur drapeau, ils écrivent des slogans de
liberté sur les murs de leur maison, boycottent les produits israéliens et brûlent
des pneus pour protester contre l’occupation. En réaction, les Israéliens
procèdent à des arrestations massives, à des passages à tabac et à des exécutions
(des centaines de Palestiniens perdront la vie dans ce soulèvement). Mais malgré
les couvre-feux, la flamme qui brûle dans le cœur des Palestiniens est restée
aussi forte et ils savent que pour la première fois, ils ont gagné la
sympathie du monde. Mubarak Awad
explique qu’ils veulent une solution « deux pour deux » (deux États pour deux peuples), comme le propose l’Organisation
pour la libération de la Palestine, le gouvernement en exil du peuple
palestinien. Cette position est jugée trop conciliatrice aux yeux des factions
arabes les plus radicales, mais c’est pour eux le seul espoir réaliste d’être
un jour chez eux. Depuis qu’il a
été expulsé d’Israël en avril 1988, Mubarak Awad s’est dépensé sans
compter pour inspirer une continuation non-violente de l’Intifada. Régulièrement
consulté sur la question par les plus hauts niveaux de l’administration américaine
et de l’OLP, il est l’un des fondateurs de Nonviolence International, une organisation à même de
conseiller les gouvernements et les institutions qui s’intéressent à
l’action non-violente. La principale organisation d’Awad, le Centre
palestinien d’études de la non-violence, possède des bureaux à Washington
et à Jérusalem. Awad vit désormais aux États-Unis (avec
sa seconde épouse), dans l’État du Maryland. J’avais déjà
rencontré Mubarak Awad lorsqu’il était venu donner des conférences à
Berkeley sur les stratégies non-violentes dans le soulèvement palestinien, et
je suis allée pour l’occasion l’interviewer à San Francisco. À peine avions-nous passé quelques minutes ensemble que
j’étais déjà convaincue de son approche non-violente des problèmes.
D’une façon inexplicable, le magnétophone que j’avais apporté a soudain
refusé de fonctionner quand j’ai voulu enregistrer notre conversation. Voyant
que je ne m’en sortais pas, Mubarak a voulu s’y mettre aussi et il a commencé
à tripoter patiemment les boutons et les fils. Vingt minutes plus tard, nous
avons dû nous résoudre à emprunter du matériel d’enregistrement dans
l’immeuble où nous nous trouvions, ce qui nous a obligés à plusieurs déplacements.
Pendant tout ce temps, je n’ai ressenti aucune impatience de sa part. Au
contraire, mon problème technique était d’une certaine façon devenu le
sien. Quand nous nous sommes assis pour commencer l’interview, je n’étais
ni embarrassée ni inquiète de ne pas avoir testé l’appareil ;
j’avais plutôt le sentiment que Mubarak et moi, nous sortions triomphants de
cette épreuve, grâce à notre persévérance. Catherine Ingram *** Interview de
Mubarak Awad San Francisco,
Californie (7 avril 1989) Catherine
Ingram : Mubarak, vos convictions spirituelles
ont-elles une influence dans votre travail ? Mubarak Awad : Je pense qu’au début de ma vie, je ne pensais pas
tellement à regarder le monde, mais ceux qui m’étaient proches, ma famille
– mes frères, mes sœurs et ma mère. C’était ma spiritualité, et je ne
regardais pas vraiment au-delà. Mais quand j’ai vu les quakers, les
mennonites et d’autres missionnaires venir aider les Palestiniens, cela m’a
amené à me poser des questions : « Qui sont ces quakers ? Qui
sont ces mennonites ? Pourquoi nous viennent-ils en aide ? » Je
voulais savoir s’il y avait derrière tout cela une raison politique ou
religieuse et j’ai découvert que tous ces gens apportaient de l’aide parce
que les gens avaient des problèmes et qu’ils étaient dans le besoin. C’est
à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser aux mennonites et aux
quakers. C.I. : Vous avez été inspiré par ce que vous
voyiez, mais aussi par leur motivation. M.A. : Absolument. C.I. : Quelles sont les croyances de votre éducation
quaker ou chrétienne qui vous aident à poursuivre votre action ? M.A. : Ce qui me touche le plus en tant que Chrétien, c’est
l’idée de pardon et d’aider les autres. C’est pour cela que je travaille
dans le social, en tant que consultant et thérapeute. Il se trouve que j’ai
la faculté d’aider les autres et de leur apprendre à s’aider eux-mêmes.
C’est quelque chose que je sais bien faire. Ce que j’ai compris dans
la spiritualité, c’est qu’une partie de Dieu est présente en chacun de
nous ; c’est un concept quaker que je ressens très fortement. Avant
je pensais : « Comment peut-il y avoir une partie de Dieu en
quelqu’un que je n’aime pas, en quelqu’un qui fait du mal, ou même en moi
quand je suis en colère ? Où est Dieu quand j’ai le plus besoin de lui ? »
Mais j’ai compris plus tard que Dieu est en chacun de nous. C’est pourquoi,
nous devons faire la distinction entre un homme et ses actes. Personne n’est
mauvais : il n’y a pas de méchant garçon ou de méchante fille ;
seules leurs actions sont mauvaises. Certains ont plus de problèmes
que d’autres ; aussi travaillons-nous sur les problèmes au lieu de dire
à la personne : « Tu es un menteur » ou « Tu es un
voleur ». À la place, nous disons : « Tu as un problème
avec les mensonges » ou « Tu as un problème avec le vol ». C.I. : Gandhi a dit quelque chose d’approchant,
qui vient du Christianisme : « Nous devons haïr le péché, mais pas
le pécheur. » N’empêche que nous avons tendance à personnaliser le péché. J’aimerais
parler de l’Islam car je sais que vous avez aussi étudié l’Islam et que
vous avez grandi auprès de nombreux Musulmans. Nombreux sont les gens pour qui
l’Islam est une religion violente, prônant la conversion par la force, des châtiments
sévères et l’intolérance face aux autres croyances. Comme vous le savez
certainement, les médias sont plutôt négatifs vis-à-vis de l’Islam. M.A. : Je pense que le but de l’Islam, de même que celui du
Christianisme, du Judaïsme ou des autres religions, c’est d’aider les gens
à vivre ensemble dans la paix. L’Islam s’intéresse beaucoup à la justice
sociale. Par exemple, l’Islam ne fait traditionnellement pas la différence
entre Noirs et Blancs, pauvres et riches. Quand les Musulmans vont prier à La
Mecque, ils portent tous le même habit et personne ne peut savoir en regardant
l’autre s’il est fortuné ou non. L’illumination est présente
dans l’Islam. Le message que Mahomet a reçu de Dieu, c’est de dire aux gens
de s’aimer et de se comprendre les uns les autres. Quand l’Islam est apparu
dans le monde arabe, les bébés filles étaient enterrées vivantes parce
qu’ils n’en voulaient pas. L’Islam a mis fin à cette pratique. Seulement de nos jours, nous
ne voyons plus que l’Islam représenté par les intégristes et la violence.
Il y a pourtant de la violence dans chaque religion, y compris dans le
Christianisme et le Judaïsme. On ne peut pas dire que les gens sont violents
uniquement parce qu’ils sont musulmans ou chrétiens. Quand l’Islam est
apparu, c’était comme pour le Christianisme dans ses débuts. Mais le
Christianisme est devenu une institution et les Chrétiens ont commencé à
porter la bannière de la croix, et les croisés ont envahi les pays non chrétiens
pour les convertir au Christianisme. C’est également vrai de l’Islam.
Malheureusement, l’Islam et la religion islamique sont souvent peu ou mal étudiés
en Occident. C.I. : Pensez-vous que les stratégies
non-violentes puissent se passer des médias ? Quand il y a eu le problème
de la barrière à Tekoa, c’est grâce aux médias que vous avez pu obtenir
gain de cause[8].
En matière d’action non-violente, plus les gens sont nombreux à se sentir
moralement concernés par l’injustice, plus ils ont envie d’y mettre fin.
Pensez-vous que cela soit possible sans recourir aux médias ? M.A. : Les médias nous aident énormément. Nous faisons
pratiquement toujours appel à eux dans nos actions. À l’heure actuelle, nous avons les équipes de télévisions, les caméras
vidéo et les magnétophones. Un journaliste radio peut être là dans
l’instant, et quelques minutes plus tard, le monde entier saura ce qui s’est
passé. Dans notre cas, la possibilité d’avoir recours aux médias, d’être
honnête avec eux et de s’assurer qu’ils comprennent bien la situation a été
une arme très puissante. Les mouvements de résistance
passive qui ont recours à la non-violence et à la désobéissance civile ont
forcément besoin des médias. Sans eux, ils doivent se filmer eux-mêmes pour
que l’on sache ce qui s’est passé, chez eux et partout dans le monde. Dans notre cas, face aux médias,
les Israéliens ont montré qu’ils sont civilisés et croient en la justice et
en l’équité. C.I. : Que pensez-vous des situations qui ne bénéficient
pas d’une couverture médiatique ? Je pense par exemple aux Tibétains
dans le Tibet occupé. Cela va bientôt faire quarante ans qu’ils mènent une
lutte essentiellement non-violente et dont on a finalement très peu parlé. M.A. : C’est très important de le faire remarquer, car tout
au long de notre histoire nous avons parlé de violence et notre lutte a
toujours été qualifiée de violente. Or, la majorité de ceux qui ont décrit
l’action violente pour changer l’histoire étaient probablement dans l’armée,
ou alors correspondants de guerre, et très peu se sont fait l’écho de la
lutte non-violente. C.I. : Dans un pamphlet portant sur la résistance
non-violente, vous avez écrit : « En cette période historique
particulière, ne serait-ce que vis-à-vis des 1,3 million de Palestiniens qui
subissent l’occupation israélienne, la non-violence est la méthode la plus
efficace pour faire obstacle à la politique de judaïsation. » Ce qui
voudrait dire que vous envisagez des alternatives à la non-violence dans
d’autres situations ? Vous avez dit un jour qu’il suffit que vingt
personnes manifestent à Jérusalem pour que l’événement soit rapporté dans
le New York Times, uniquement parce que c’est la Terre sainte. Mais la
résistance non-violente n’a bien souvent aucune conséquence directe pour
tous ceux qui luttent dans le monde et finissent comme martyrs inconnus. M.A. : Quand j’ai vraiment commencé à réfléchir à notre
situation, celle des Palestiniens qui vivent dans ce que nous appelons
actuellement la Cisjordanie et Gaza – la Palestine occupée –‚ j’ai réalisé
que nous n’avions pas d’armes et que nous ne pouvions pas nous en procurer
pour combattre les Israéliens. Beaucoup auraient voulu se battre contre
l’occupation, mais très peu auraient su se servir d’une arme ou même en
trouver. En ce qui concerne les Palestiniens qui vivent en dehors des
territoires occupés, ils doivent faire leur propre choix. Ils peuvent se
procurer des armes en toute légalité. Mais pour les Palestiniens de l’intérieur,
la lutte non-violente nous a permis de stopper la colonisation israélienne et
d’empêcher les Israéliens de s’approprier nos terres. Nous avons réussi
à freiner l’occupation, non seulement sur le plan géographique mais aussi
psychologique – à vraiment cesser d’occuper et d’être occupé. Les victoires obtenues sur
ce terrain – et je pense que c’est effectivement le cas de la lutte
palestinienne – devraient aider les autres combats non-violents dans le monde.
En examinant de plus près le cas palestinien, ils verront qu’après avoir eu
recours à la lutte armée pendant quarante ans, les Palestiniens se sont rendu
compte que l’action non-violente pouvait être efficace. Et j’espère que
les Palestiniens réussiront pour que les autres puissent les prendre en exemple
et se dire : « Nous aussi, nous pouvons y arriver. » La
mentalité des gens est partout la même. Tant que vous voulez combattre, vous
ne voulez pas être tué. Et si vous ne voulez pas être tué, cela doit être
très clair pour vous que vous ne voulez pas tuer. C’est la beauté de la
non-violence. C.I. : Vous avez dit que certains leaders du monde
arabe craignent l’Intifada, et qu’ils ont pris contact avec vous pour
parler des stratégies d’action non-violente. En tant qu’alliés
traditionnels des Palestiniens, pourquoi ont-ils peur du soulèvement ? M.A. : Ce qu’il y a de fort dans ce soulèvement, c’est
qu’il n’y a plus le leadership d’un homme ou d’un roi qui pourrait dire
à son peuple : « Faites ceci » et les gens le feraient. Quand
les gens commencent à prendre des initiatives par eux-mêmes et qu’ils sont
de plus en plus nombreux à le faire, c’est dangereux pour l’autorité. Ici,
ce n’est pas un gouvernement qui a le pouvoir, mais le peuple. Et quand le
peuple a le pouvoir, vous n’avez plus besoin de policiers dans la rue. Depuis
seize mois que dure l’Intifada, nous n’avons pas eu de policiers et
nous n’avons pas eu de voleurs. Les gens se prennent en charge. Et nous
n’avons vraiment pas besoin de gouvernement. Comme si maintenant, vous étiez
le roi et que les gens vous disaient : « Nous n’avons pas besoin de
roi. » Pareil si vous étiez le président, ils vous diraient :
« Nous n’avons pas besoin de président. » Le gouvernement aurait
de moins en moins besoin de dire aux gens ce qu’ils doivent faire s’ils le
faisaient d’eux-mêmes. Je suis convaincu que moins
le gouvernent légifère, meilleur il est. Et plus il y a de lois, moins il est
bon. Dans le monde arabe, tout est régi par le gouvernement. Quand les
Palestiniens ont décidé de ne pas obéir au gouvernement, les autres pays
arabes ont craint que la population arabe dans chaque pays arabe comprenne par
l’Intifada que nous avons le courage, la force et le pouvoir de dire
non à ceux qui nous dirigent et de refuser d’obéir à leurs ordres. Si vous
êtes roi, votre pouvoir vous vient du peuple, mais si le peuple ne vous donne
pas ce pouvoir, vous n’êtes plus roi. C’est une révolution très
importante. C.I : Les gens disent que la paix commence à être
possible dans le monde. Pensez-vous que cette idée de non-violence gagne du
terrain ? Y a-t-il à votre avis d’autres Intifada non-violentes
dans le monde, et si tel est le cas, à quoi l’attribuez-vous ? M.A. : On peut toujours se livrer à des spéculations, mais je
dirais que cela tient en partie à la baisse des tensions entre l’Amérique du
Nord et l’Union soviétique [avril 1989]. Depuis que la guerre froide est
terminée entre les superpuissances, elles peuvent travailler de manière
coordonnée sans avoir besoin de se servir des petits pays pour se nuire
mutuellement. C’est une première chose. C.I. : Je pense que Gorbatchev y est pour beaucoup.
Il y a une blague qui dit : « Le seul problème, c’est que
l’administration américaine a beaucoup de mal à accepter le oui comme réponse ! » M.A. : Peut-être finiront-ils par s’y habituer !
L’autre chose, c’est que de nombreux conflits ont pris fin récemment ;
le conflit Iran-Irak est terminé, la Namibie a obtenu l’indépendance… Je
pense que les gens commencent à se rendre compte que l’on peut toujours
parvenir à des solutions négociées et que la guerre fait trop de ravages. Qui
que vous soyez dans votre pays, même si vous gagnez une guerre, avec les armes
dont nous disposons aujourd’hui, vous perdez un tiers de votre population.
Dans ce sens, il n’y a jamais de gagnant dans aucune guerre. Les gens prennent également
conscience du danger des armes chimiques, biologiques et nucléaires en sachant
que leurs ennemis peuvent se les procurer. C.I. : On dit parfois que les armes chimiques et
biologiques sont « la bombe atomique du pauvre », parce qu’elles
ne coûtent pas cher et sont faciles à acquérir. M.A. : Oui, et ne croyez pas que les gens n’oseront pas s’en
servir. Ils le feront ! Comme on ne peut se protéger contre toutes ces
armes, ceux qui luttent pour leur liberté devront forcément recourir à
d’autres méthodes. La non-violence en est une. C.I. : Les gens vous appellent le « Gandhi de
la Palestine ». Comment réagissez-vous à cela ? M.A. : En
fait, j’ai beaucoup de mal. Car je ne suis pas Gandhi ; il n’y a pas de
comparaison possible. Mon idée était de promouvoir la non-violence et les
enseignements de Gandhi dans l’espoir que mon travail soit repris, car je
pense qu’il faudra attendre encore dix ou quinze ans pour que les Palestiniens
soient capables d’accepter une forme de résistance non-violente. D’où le
malaise que j’ai éprouvé quand les journalistes, notamment des Palestiniens,
m’ont donné ce titre. Gandhi s’est consacré toute sa vie à son combat,
tandis que je ne fais que commencer. Je ne suis pas Gandhi ; je suis
Mubarak. Gandhi était un autre homme ; sa spiritualité était différente.
Il était plus grand qu moi et je ne suis pas à sa hauteur. C.I. : Acceptez-vous d’être considéré comme
son successeur ? M.A. : [Rires.] Oui, je vais dans la même direction,
mais je n’ai pas sa stature. Mais, vous savez, je ferai
les choses à ma manière. Gandhi voyait les choses avec les yeux d’un avocat
et il cherchait toujours à arriver à ses fins en restant dans la légalité.
Je m’oppose pour ma part à toute forme de réglementation. En fait, je ne me
soucie ni des lois ni des règlements et je ne les respecte pas. Et je dis aux
Palestiniens de ne pas les respecter. Gandhi respectait la loi britannique. C.I. : Si Gandhi regardait les choses d’un point
de vue juridique, diriez-vous que votre approche relève plus de la psychologie ? M.A. : Oui, tout à fait. J’ai combiné ma formation de
psychologue à mon amour de l’action non-violente pour apporter une idéologie
différente. Par exemple, quand je dis aux gens que nous subissons
l’occupation parce que nous avons choisi de subir l’occupation, c’est
aussi difficile que d’annoncer à un patient en thérapie : « Vous
devez comprendre que ces problèmes sont les vôtres et que vous êtes le seul
à pouvoir les résoudre. » Ce que je fais, c’est proposer des
possibilités. L’une d’entre elles est la lutte armée. Regardons les
autres. Il y a la lutte non-violente, et d’autres. Ensuite, vous pourrez
choisir. C.I. : Vous estimez que si l’on dit aux gens
qu’ils courent le risque d’aller en prison, il faut être prêt à y aller
soi-même. M.A. : Oui. C.I. : Et je sais que vous avez passé plus de
quarante jours dans les prisons israéliennes… M.A. : La dernière fois, c’était quarante jours. En fait,
j’y suis allé très souvent. Je pense qu’il faut avoir
fait l’expérience de ce dont on parle. Si, par exemple, vous êtes
enseignant, c’est en donnant des cours que vous deviendrez un bon professeur.
Vous savez ce que vos paroles vous font encourir. Vous racontez votre propre
expérience, par exemple ce qui vous est arrivé en prison, et les gens peuvent
ensuite choisir par eux-mêmes. Quelqu’un de trop faible n’a pas besoin de
venir manifester. Il n’y personne à impressionner. Quand nous disons :
« Remplissons les prisons », il est important d’en comprendre les
conséquences. Mais si vous êtes déjà allé en prison, vous pouvez en parler
en connaissance de cause ; vous savez que c’est quelque chose qui peut
arriver, car cela vous est déjà arrivé. J’ai été frappé, j’ai
reçu des décharges électriques, des gaz lacrymogènes… Alors je sais de
quoi je parle. C.I. : Vous avez dit dans vos conférences que la
première fois est la pire. Après avoir subi toutes ces atrocités, comment
avez-vous pu retourner en prison en ayant moins peur que la première fois ? M.A. : La première fois est bien la pire, car la peur ne
provient pas tant du châtiment corporel que d’une peur psychologique – la
peur de l’inconnu, la peur de ce qui va vous arriver. Ils viennent vous voir
et vous menacent de vous faire telle ou telle chose. Après la première fois,
vous savez ce que vous allez subir pendant deux ou trois heures, ce qui vous
donne une certaine stabilité émotionnelle. Alors vous vous dites :
« OK, ils vont me passer à tabac », et, sachant que vous allez être
frappé, votre corps le comprendra peut-être, et votre corps et votre esprit
travailleront ensemble. Ce que les Israéliens
essaient de faire, ou quiconque veut vous torturer ou vous faire peur, c’est
de vous séparer de votre esprit. Vous attendez dans une pièce avec d’autres
détenus, ils en prennent un et le frappent dans la pièce voisine pendant que
vous vous dites : « Après, ce sera mon tour. » Vous commencez
à comprendre que tout oppresseur se sert de la peur pour maintenir son
oppression. À partir du moment où vous avez compris cela, vous restez calme. Vous ne
devez pas avoir peur à l’idée que vous allez être frappé. Maîtrisez-vous
et méditez en vous-même en disant : « OK, ils vont me faire ça et
je les plains. » Dites-leur ouvertement : « J’ai de la peine
pour vous. Vous pouvez me frapper ou faire ce que vous voudrez, mais je ne vous
dirai rien et je vous plains d’avoir à faire ce que vous faites. » C.I. : Quand je pense aux Israéliens qui agissent
de la sorte, vu ce qu’ils ont subi il n’y a pas si longtemps en Allemagne,
je ne peux m’empêcher de penser à une personne qui a été maltraitée dans
son enfance et qui, une fois adulte, maltraite ses propres enfants. M.A. : Exactement. C.I. : J’ai beaucoup apprécié ce que vous avez
dit au sujet des Palestiniens qui ont de la chance, d’une certaine façon, que
leurs adversaires soient des Juifs, car les Juifs ont un certain sens de la bonté
auquel on peut faire appel. Compte tenu des horreurs que vous avez vécues dans
les prisons israéliennes, on pourrait s’attendre de votre part à davantage
de ressentiment envers les Israéliens. À
quelles qualités pensez-vous en particulier quand vous dites qu’ils sont de
« bons » adversaires ? M.A. : Tout d’abord, le fait qu’ils soient juifs. La justice
fait partie de leurs croyances. Dans leurs prières, ils disent : « Dieu,
donne-moi la force d’aider mon prochain, de faire la justice et de donner aux
pauvres. » C’est le Judaïsme. Être là pour son prochain. Les Juifs se sont aussi
battus pour l’égalité des droits des femmes et des Noirs et contre
l’esclavage et l’oppression partout dans le monde. Non seulement en action
mais aussi dans leurs écrits. Ils sont des champions en la matière. Que
peuvent répondre les écrivains juifs qui ont dit que la libération des
esclaves avait été quelque chose de merveilleux quand on leur demande :
« Ne serait-ce pas aussi merveilleux de libérer les Palestiniens ? »
Ils sont sensibles à cela. C.I. : Vous avez dit que l’enthousiasme de l’Intifada
venait de ce que les Palestiniens avaient moins peur. Comment cela s’est-il
passé ? M.A. : Je pense qu’à partir du moment où 1,3 million de
personnes décident qu’elles veulent être libres, quand vous voyez toute une
population – vous, vos proches, vos voisins, tous ceux que vous connaissez
personnellement, vos amis, vos cousins – résister et manifester dans la rue,
vous ne vous sentez plus seul dans votre combat. Et quand vous ne vous sentez
plus seul, cette unité crée une certaine confiance en vous, si bien que vous
pouvez vous permettre de dire : « Je n’ai pas peur. » C’est
pourquoi les Palestiniens n’ont pas peur, même s’ils savent que les Israéliens
sont armés et qu’il y aura des morts. Je vais vous raconter une
histoire. Un jour, mon épouse a rencontré une femme qu’elle connaissait et
qui travaillait avec elle à la « Société des amis » de Ramallah.
Cette femme s’apprêtait à se rendre à une manifestation et mon épouse lui
a dit : « Fais attention à toi. » Et la femme a répondu :
« Peu importe, je travaille pour la liberté. Je n’ai plus peur. Si je
meurs, au moins je mourrai pour ma liberté et si je vis, je vis pour être
libre. Dans les deux cas j’agis pour ma liberté. » La peur, voyez-vous, fait
partie de l’occupation. Maintenant, les Palestiniens n’ont plus peur des
Israéliens et c’est bien là l’enjeu du processus de paix. La paix est
impossible si les gens ont peur. La paix doit se faire entre deux peuples forts.
Maintenant que les Palestiniens sont forts, les Israéliens pourraient faire la
paix avec eux. Si les Israéliens essaient de réprimer l’Intifada, les
Palestiniens entreront à nouveau en résistance et il n’y aura pas de paix. C.I. : Parlons, si vous le voulez bien, de l’OLP
et de la fameuse Charte nationale palestinienne[9].
Bien que certains leaders de l’OLP parlent maintenant de solution à deux États, j’ai lu quelque part que c’est à
cause de cette charte que les Juifs ont refusé de négocier une solution
« deux pour deux ». Après vingt ans de tactiques violentes, la
cause palestinienne est désormais associée au terrorisme. Même si l’OLP
commence à se départir de l’usage de la violence, qui peut dire qu’ils ne
vont pas à nouveau y recourir quand ils auront ce qu’ils veulent ? Vous avez été
formé aux principes de l’action non-violente depuis l’enfance. Comme vous
le savez, l’enseignement de la non-violence n’est pas facile et il est
rarement dispensé. Il est donc difficile d’imaginer qu’après toutes ces
années, l’OLP ne va pas soudain avoir recours à la violence quand elle sera
en position de force. Avez-vous la moindre assurance à ce sujet ? M.A. : Ce n’est pas nécessaire. Je pense que ce n’est pas
parce que les Palestiniens ont recours à la non-violence comme moyen de lutte
qu’ils sont non-violents ou qu’ils n’auront pas recours à la violence par
la suite. Je suis de ceux qui disent aux Palestiniens : « Si la
non-violence ne fonctionne pas, vous pourrez toujours vous tourner vers les
armes ; alors pourquoi ne pas essayer la non-violence ? » J’ai
l’espoir qu’en cas de réussite de la non-violence, cette idée ne sera pas
seulement une stratégie des Palestiniens contre les Israéliens, mais qu’il y
aura aussi un changement au sein des Palestiniens eux-mêmes de sorte qu’un
professeur ne frappera plus un élève, ou un parent son enfant. L’idée
serait que la non-violence fasse partie intégrante de notre communauté, comme
un engagement quotidien pour la non-violence. Cela prendra du temps. C.I. : Comment voyez-vous les choses ? Comment
inciter les gens à se comporter avec bienveillance à l’égard d’autrui ? M.A. : La première chose, dans notre cas, c’est de voir que
la non-violence est efficace à un niveau politique. Puis de voir qu’à un
niveau personnel, cela marche aussi. Pour moi, cela se passe à un niveau
personnel ; mais pour la majorité des Palestiniens, cela se passe à un
niveau politique. Pour le moment, ils en sont à regarder si cela marche. Mais
si cela ne marche pas, ce sera un échec tant sur le plan personnel que
politique. Et les gens diront alors : « À quoi bon ? » Je ne pense pas que ce soit
facile pour les Palestiniens d’être non-violents ; et je ne veux en
aucun cas m’attribuer le mérite d’avoir introduit la non-violence en
Palestine. En réalité, je n’ai fait que rassembler des idées et dire aux
Palestiniens : « Écoutez, mes amis, votre grand-père, votre père, votre mère, tout le monde
a eu recours à des méthodes non-violentes depuis toujours. » Elles étaient
déjà là et la seule chose que j’ai faite, c’est de dire qu’elles sont
non-violentes. Je leur ai expliqué que la non-violence n’était pas un terme
négatif ni un terme passif. Je n’ai pas inventé la non-violence. Croyez-moi,
les villageois sont pour la plupart non-violents. Ils ont été non-violents
toute leur vie. À quoi s’attendre d’autre de la part d’un paysan ? C.I. : Il semblerait qu’on vous attribue tout au
moins le mérite d’aider l’Intifada à s’organiser d’une façon
non-violente. M.A. : Oui, je m’y emploie. Vous m’avez demandé ce que je
pensais de l’OLP. Je voudrais y revenir, car très peu de gens comprennent
vraiment ce qu’est l’OLP. L’OLP est notre seul gouvernement. C’est notre
gouvernement en exil. Et quand on attaque l’OLP, c’est comme si on attaquait
les Palestiniens. Par exemple, si les Israéliens refusent de discuter avec
l’OLP, ce n’est pas à cause de l’OLP, mais parce qu’ils ne veulent pas
reconnaître que les Palestiniens ont une nationalité et que leur chef est
l’OLP. Après la guerre du Liban en
1982, presque tout le monde en Cisjordanie et dans la bande de Gaza est devenu
membre de l’OLP pour soutenir l’organisation armée en cette période de défaite.
Mais quand les gens parlent de l’OLP, ils ne parlent pas des femmes qui sont
dans l’OLP, ni des gens qui travaillent dans les hôpitaux, des avocats et des
médecins qui font aussi partie de l’organisation. Pour beaucoup de gens,
l’OLP n’est qu’un groupe militaire engagé dans la lutte armée. C.I. : Eh bien… en Amérique, l’OLP est considérée
comme une organisation terroriste. M.A. : Oui, les gens pensent que le groupe qui se livre à la lutte armée
constitue la totalité de l’OLP. Mais supposons que les Palestiniens soient
perçus comme des combattants du communisme, comment les appellerait-on alors ?
Des combattants de la liberté ! Comme en l’occurrence nous nous battons
contre les Israéliens et que les Israéliens sont les alliés des États-Unis, nous sommes des terroristes. Parfois on me dit : « L’OLP,
c’est un repère de terroristes ; comment pouvez-vous leur accorder votre
soutien ? » Pour ma part, je ne considère pas l’OLP comme un
groupe de terroristes. Je sais que l’OLP a commis des actes terroristes – ce
qui est indéniable – mais vous ne pouvez pas dire pour autant que chaque
nouveau-né palestinien est un terroriste ! C.I. : Avez-vous condamné ouvertement les actes
terroristes revendiqués par l’OLP, quand il y a eu par exemple des cibles
civiles ? M.A. : Bien sûr, je les ai condamnés. Mais il y a aussi autre
chose à prendre en compte, quelque chose de très triste. Dans tout conflit, si
vous êtes mon adversaire, je dirai que vous êtes un terroriste, un fou,
quelqu’un de bizarre. Pourquoi ? Parce que si je vous tue, je n’aurai
pas le sentiment d’être vraiment mauvais car j’aurai tué un terroriste, et
qu’un terroriste est moins qu’un être humain. C.I. : Les nazis se servaient d’une technique de
lavage du cerveau similaire avec leurs bourreaux pour qu’ils considèrent les
Juifs comme des sous-hommes. M.A. : Tout à fait. Et maintenant, ce sont des Juifs qui font
la même chose aux Palestiniens ! Shamir a dit lui-même que nous n’étions
que des « cloportes marchant sur deux pattes ». Dès lors, il n’y
a plus de problème pour marcher sur son ennemi et l’écraser comme un
insecte, vous n’avez plus aucun sentiment de culpabilité. C’est pourquoi,
il vaut mieux ne pas connaître son ennemi car il est toujours plus facile de
tuer l’autre quand vous ne l’avez jamais regardé dans les yeux.
Aujourd’hui, en Palestine, nous ne cessons de nous demander : « Qui
sont les Juifs ? » Nous les avons traités de tous les noms. À nos
yeux, c’étaient des gens riches, mais sans aucune valeur. C’est ainsi que
nous avons construit notre psyché. Si vous pensez que l’autre est sale ou
mauvais, rien de plus normal que de vouloir enlever la saleté, de nettoyer. C.I. : C’est très différent, par exemple, du
Dalaï-Lama qui parle des Chinois en disant « mes amis ». Comment
voyez-vous les Israéliens ? M.A. : Je fais partie de ceux qui rappellent aux Palestiniens
que les Israéliens sont des êtres humains. Et nous devons aussi nous voir
comme des êtres humains. Plus vous détruisez un autre être humain, plus vous
vous détruisez vous-même. Mais il y a quelques signes
d’espoir. Par exemple, dans le cadre de nos programmes avec des Palestiniens
et des Israéliens, chaque groupe doit travailler avec l’autre. Il n’y a pas
très longtemps nous avons planté des oliviers dans un village au nord de Jérusalem
et un groupe d’Israéliens s’est proposé de nous aider. Comme ils allaient
être là au moment du repas, nous avons demandé aux Palestiniens de préparer
à manger pour tout le monde. Les Palestiniens ont mis du temps à accepter. La
fois suivante, nous leur avons demandé de manger ensemble, ce qui exigea encore
plus de persuasion. Puis, quand nous avons demandé au groupe d’Israéliens de
ne pas apporter à manger en leur expliquant que les Palestiniens s’en
chargeaient et qu’ils prendraient leur repas ensemble, certains Israéliens
ont dit : « Non, nous apporterons notre propre nourriture. Nous avons
peur que les Palestiniens essaient de nous empoisonner. » Même dans un petit groupe où
les gens essaient de s’aider les uns les autres, il y a beaucoup de méfiance,
beaucoup de peur de l’autre. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé quand
nous avons planté les oliviers : les soldats israéliens sont venus
arracher tous les arbres. Mais je continue à penser que ce projet a été un
succès sur le plan humain, parce qu’en définitive, Israéliens et
Palestiniens se sont assis ensemble et ils ont mangé ensemble. Certains soldats
israéliens ont même mangé des plats préparés par les Palestiniens. Mais je ne pense pas que
nous soyons suffisamment proches des Israéliens pour dire qu’ils sont nos
amis. Il y a encore beaucoup de haine, beaucoup de tristesse et beaucoup de
morts. Dites-vous qu’à ce jour, il y a eu plus de 500 tués et 45.000 blessés
dans ce soulèvement – mutilés, frappés ou touchés par balle ou autre.
Aujourd’hui, quand ces 45.000 personnes regardent les Israéliens elles
pensent : « Vous m’avez fait cela. » C’est pourquoi, plus
l’Intifada se poursuivra, moins nous pourrons continuer à considérer
les Israéliens comme des êtres humains. C’est la difficulté, et aussi la
raison pour laquelle je fais tout mon possible pour dire au monde qu’il faut
soutenir le processus de paix. C.I. : Quelles seraient d’après vous les conséquences
d’un échec des stratégies non-violentes ? M.A. : Si ce soulèvement sous forme de lutte non-violente échoue,
alors la personne qui aura perdu un frère, une sœur ou un proche se dira :
« Écoutez, j’ai essayé de me contenir avec toute ma
discipline ; mais maintenant, j’en ai assez. Je vais prendre les armes ou
me procurer dix ou vingt bombes autour de moi, puis j’irai au cinéma et je
laisserai passer les choses ; et je veux bien tuer deux ou trois Israéliens
au passage. » Soit il y aura une
catastrophe, soit il y aura la paix. Je pense qu’il y a actuellement un
changement dans la société israélienne, chez les Israéliens eux-mêmes. Ce
qui nous arrive leur est arrivé. Quand on sait qu’ils ont attendu près de
deux mille ans pour avoir leur propre nationalité, qu’ils nient la nôtre et
nous la retirent, c’est triste pour eux. Chaque Israélien doit faire face à
cela en lui-même. Un jour, un jeune
Palestinien d’environ 13 ans, qui vivait dans un camp de réfugiés, est venu
me voir en pleurant parce qu’il avait lancé des pierres sur un soldat israélien.
Trois fois de suite il lui avait lancé des pierres et il s’était fait
attraper, recevant une correction un peu plus sévère à chaque fois. La quatrième
fois, le garçon s’est remis à lui lancer des pierres et le soldat lui a
couru après. Quand il l’a rattrapé, le garçon s’attendait à ce qu’il
le frappe comme avant, mais au lieu de cela le soldat l’a pris dans ses bras.
Ce garçon est venu me voir en pleurs. Il était en colère et ne comprenait
plus rien. Il m’a dit : « Il m’a serré dans ses bras ! » Je lui ai dit :
« Ce soldat israélien était un être humain. » *** Dans le but
d’initier un processus de paix lié à une reconnaissance de l’existence et
des droits du peuple palestinien par l’État
d’Israël, le président américain Bill Clinton a organisé et fait signer
les accords de Washington, le 13 septembre 1993, à Itzhak Rabin et Yasser
Arafat. Sous l’œil attentif des télévisions mondiales, cet événement
marquait une nouvelle ère de paix dans les relations entre les deux peuples.
Certains territoires occupés – la bande de Gaza et Jéricho, et Ramallah
devenant ainsi la capitale palestinienne – furent restitués aux Palestiniens.
On croyait le processus de paix durablement installé, bien que le partage de Jérusalem
constituât encore le plus grave point de désaccord entre les parties.
Malheureusement, l’assassinat d’Itzhak Rabin, le 4 novembre 1995, par un
extrémiste juif allait révéler la fragilité du processus engagé et porter
un coup d’arrêt aux négociations. Après cet
attentat, les élections portèrent au pouvoir Benyamin Netanyahou, opposant
traditionnel d’Itzhak Rabin, lequel durcit sa position vis-à-vis du
gouvernement palestinien et refuse toute discussion relative au partage de Jérusalem,
mettant ainsi en péril le processus de paix engagé. Attentats, répressions
et émeutes se succèdent entre les communautés en Israël, mais aussi en Syrie. L’actuel gouvernement israélien
ne modifiant pas sa position, malgré les tentatives d’influences américaine
et européenne, le processus de paix semble aujourd’hui traverser une période
de crise. *** *** *** [1] Interview extraite du livre d’entretiens de Catherine Ingram Dans les traces de Gandhi : La force de la non-violence, publié aux Éditions Dangles, collection « Spiritualités », 1998. (Éditeurs) [2] « Palestine » est un mot dérivé du grec qui veut dire « Syrie des Philistins » ou Syrie du Sud. [3] Le mot « Israélite » vient du mot hébreu Yisro-El qui signifie « Homme qui a trouvé Dieu ». Plus tard, Jacob, le petit-fils d’Abraham, fera une curieuse rencontre avec un être céleste et le nom d’Yisro-El lui sera donné. [4] Le mot « Juif » vient de l’hébreu Yehudi qui signifie « citoyen du royaume de Juda ». [5] Il est à noter que ce bref rappel historique s’appuie essentiellement sur le récit biblique et n’est pas du tout corroboré par les récentes études historiques et découvertes archéologiques effectuées en Terre sainte. (Note des éditeurs) [6] Le texte central des quakers, la Déclaration de paix, date de 1660. En voici un extrait : « Nous recherchons ce qui apporte la paix, l’amour et l’unité ; notre désir est de voir les autres avancer dans la même direction et nous nous opposons à toute forme de conflit, de guerre ou de dispute. » [7] L’Intifada, signifiant littéralement en arabe le fait de « se secouer » (pour se libérer ou se réveiller), désigne le soulèvement palestinien. [8] En janvier 1986, les colons juifs ont placé une barrière dans la région de Tekoa pour empiéter sur quelques hectares de terre palestinienne. Mubarak Awad s’est rendu sur place pour négocier pacifiquement le retrait de la barrière avec les soldats israéliens. Au début, ils se sont montrés prêts à écouter mais, le deuxième jour, les soldats israéliens n’ont plus rien voulu savoir. Mubarak Awad a alerté la presse et, à partir du moment où les journaux en ont parlé, les colons ont été obligés de se retirer des terres palestiniennes. [9] La Charte nationale palestinienne, le document fondateur de l’Organisation de la libération de la Palestine depuis ses débuts sous Ahmed Shuqaïry, a été acceptée en 1969 par Yasser Arafat, le chef actuel de l’OLP. Il est dit dans ce document que « l’établissement d’Israël est fondamentalement nul et non avenu », et que « la destruction d’Israël ne serait pas seulement légitime, mais qu’elle bénéficierait aussi aux Arabes, aux Palestiniens et à l’humanité en général ».
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