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Justice sans fin ?
Hicham Ettayyebi On raconte ça et là que des terroristes sont morts d’avoir voulu courir soixante-dix vierges en même temps. Des experts de renom ne se sont pas privés d’user de cet argument pour expliquer un acte dont ils étaient pressés de dénouer le mystère. Je ne leur souhaite pas d’attentats suicidaires commis par des femmes (encore qu’il y en ait déjà eu !), ils en seraient peut-être fort marris. Ceci étant, peut être est-il temps de s’interroger, laissant de côté
les analyses simplistes en forme de lutte de civilisations, celles qui prolifèrent
dans les journaux au format de tabloïd, les radios sans histoire et les télévisions
lobotomisées dès vingt heures, sur ce qui peut fonder de tels comportements.
Et l’on verra alors que ce n’est pas la religion, pas même dans une de ses
versions qui serait plus extrémiste ou plus radicale qu’une autre, qui serait
en cause, mais quelque chose de beaucoup plus concret, évident et dangereux. Mettre l’Islam et les Musulmans en cause est une chose facile, mais
c’est accepter de rester sans voix quand des actes similaires ou apparentés
ne sont pas commis par des Musulmans. Commençons donc par nous demander si les
actes terroristes ne sont toujours commis que par des Musulmans, si leur version
suicidaire ne peut être que musulmane ou si c’est l’appât des vierges qui
rend les Musulmans si virulents. Il faut bien reconnaître certains faits. Les actes terroristes fous ne sont
pas liés à une religion en particulier. Il s’en commet dans le monde entier,
pour les raisons les plus diverses. Ils ne sont pas non plus l’apanage d’une
époque particulière. Le 19ème siècle avec ses cohortes d’attentats
anarchistes a mis l’Europe, catholique, protestante, orthodoxe ou laïque, à
feu et à sang. Le 20ème siècle ne semble pas avoir raffiné les méthodes en
usage dans le passé : les communistes, l’armée rouge, les brigades
rouges, les Basques, l’IRA, la secte Aum au Japon, les bâtiments du FBI, et
il y a peu Unabomber dans le même pays ; tous ces attentats, et j’en
passe, ont-ils tous été commis par des Musulmans ? Les attentats suicidaires sont, par contre, de leur apanage dira-t-on. Mais
les initiateurs de ces actes, dans l’histoire récente, étaient japonais !
Peut être y a-t-il une connexion entre le Shintoïsme et l’Islam qui aurait
échappé à la sagacité des chercheurs, mais tant qu’aucune preuve n’en
est apportée, il faudra bien se faire à l’idée que l’Islam n’est pas en
soi un diffuseur d’attentat. Mais cette religion, dit-on alors, a cela de dangereux que les auteurs
d’attentats se savent récompensés. On leur a promis soixante-dix vierges (ce
qui ne se refuse pas !), un grand nombre de palais et de jardins (qui
n’en rêverait pas !), sans compter des rivières de lait, de vin et de
miel. La carte du paradis des Musulmans est maintenant plus connue que celle du
monde. Elle peut donc justifier toutes les dérives et, bien entendu, les plus
fanatiques. On imagine donc des hommes de fer, insensibles, endoctrinés, dans
le cerveau desquels il ne reste plus qu’une image : le rêve d’une
copulation cosmique éternelle dans un lieu idyllique. Un coïtus
ininterruptus, en quelques sorte, serait donc la récompense de tout bon
Musulman et, bien entendu, de manière moins sublimée, des plus fanatiques
d’entre eux. Ce type d’hallucination, ne peut évidemment rassurer personne. Et on a
raison de soulever le problème. Mais elles peuvent aussi nous interroger.
Puisque le problème est souvent posé sous l’angle religieux, pourquoi ne pas
revenir aux textes ? Si le paradis était donné d’office à toute personne qui s’imaginerait
le mériter, pourquoi Dieu parle-t-Il d’un Jugement Dernier ? N’a-t-Il pas dit qu’Il est « le Roi du jour du jugement » (sourate 1, verset 4).
N’a-t-Il pas dit : « Comment pourrais-tu
savoir ce que sera le jour de la Décision ? » (sourate 77, verset
14) N’a-t-Il pas dit : « Dieu rétribuera ainsi chaque homme pour
ce qu’il aura accompli. Dieu est prompt dans ses comptes » (sourate 14,
verset 51). N’a-t-Il pas dit : « Redoutez un Jour durant lequel
vous reviendrez à Dieu ; un jour où chaque homme recevra le prix de ces
actes ; un jour où personne ne sera lésé ». (sourate 2,
verset 281). N’a-t-Il pas dit : « Ce jour-là la pesée se fera »
(sourate 7, verset 8). Quel Musulman serait assez présomptueux pour préjuger de ce que Dieu lui-même,
le Seul Maître, décidera le jour venu ? S’est-on posé cette question ?
Pour avoir dans ma famille de pieux et de moins pieux Musulmans, pour avoir
lu avec intérêt les admirables traductions de textes mystiques réalisées par
Louis Massignon ou Henry Corbin, je puis dire que s’il y a une chose qui
caractérise les Musulmans, et tous les monothéistes en général, dans les tréfonds
de leur foi, et individuellement, c’est bien la crainte du Dernier Jour. Un
tribunal où les vrais coupables et les vrais innocents se seraient auto-désignés
tiendrait-il séance ? La Justice aurait-elle encore besoin d’être faite
par Dieu ? Le Musulman, pas plus que les autres, n’est jamais assuré de son salut
parce que le Jugement n’est pas de son ressort. Il ne revient qu’à Dieu de
dire le Mal, de dire le Bien, et il est seul le Juge parce qu’il est aussi le
seul Juste. Il serait bon de revenir de ce bourbier où la simplification prétend
enfermer des démarches personnelles, fondamentalement inquiètes. D’un point de vue individuel, il faut prêter un peu plus d’attention à
ces hommes qui sont allés, de leur plein gré, mourir dans le ciel de
Manhattan. Il faut commencer par se souvenir du merveilleux livre de Vercors Le
silence de la mer. Cet écrivain des heures sombres n’a-t-il pas commencé
par mettre une âme dans le corps des soldats allemands avant de les combattre ?
Susan Sontag, new yorkaise et américaine, retrouve cette voie lorsqu’elle
rappelle, avec raison, qu’il est risible de traiter ces terroristes de lâches.
La lâcheté dit-elle caractériserait plutôt ceux « qui tuent hors du
cadre des représailles, du haut du ciel », alors que – les moralistes
le savent bien – le courage est une « vertu moralement neutre ».
Il est à mon sens tout aussi risible de les réduire à l’état de fanatiques
stupides. Ces hommes avaient fait de longues études – et cela n’est pas donné à
tout le monde –, des études difficiles (médecine ? ingénierie aéronautique ?
finance ?), ils appartenaient à des familles aisées, ils étaient mariés
et certains d’entre eux avaient des enfants. Et pourtant, ils ont « accepté
de mourir pour en tuer d’autres », comme dit encore Susan Sontag :
ils se sont donc sacrifiés. Le verbe « sacrifier » a plusieurs sens. Il signifie immoler,
donner, obéir ; mais sous sa forme pronominale il signifie le dévouement
(« s’offrir en sacrifice, dit le Petit Robert, se dévouer par le
sacrifice de soi, de ses intérêts »). Ne serait-il pas temps de
s’interroger sur le sens que ce mot prend dans ce contexte tragique ? Cette question a de nombreuses réponses, sans aucun doute, mais les
meilleures ne sont pas forcément là où beaucoup sont allés les chercher. D’abord, essayons de savoir ce que ces hommes ont fait avant de mourir.
S’ils sont Musulmans, alors il n’est pas nécessaire d’être théologien
pour le deviner : Ils ont probablement pensé à leur famille, à leurs proches
et à la haine qui a justifié cette opération. Durant les dernières minutes
de leur vie, ils ont répété inlassablement toutes sortes de do‘â’ (invocations), dont le sens est unique : ils s’en
remettaient à la miséricorde de Dieu. En dernier lieu, tant qu’ils étaient
vivants, ils ont répété la shahâda,
parce qu’un musulman, s’il en a la possibilité, doit témoigner de sa foi
avant de mourir : « J’atteste qu’il n’y a de Dieu qu’Allah et
que Mohammed est son prophète. » Dans tous les cas, ils sont morts en
sachant qu’ils allaient affronter le regard du seul Juge statuant au Nom de la
Vérité. Le fait qu’ils soient shahîd
(martyrs) n’est en rien une garantie de salut, tant que c’est à Dieu que
revient l’ultime décision. Et c’est probablement là le nœud du problème. La Justice est Absolue,
sans quoi elle n’est pas. C’est pour cette raison qu’en tant que telle,
elle ne peut être que Divine. Maintenant que l’irréparable est commis, que
des milliers de morts en témoignent, comment ne pas être atterrés par le
destin que ces hommes se sont donnés. Ces hommes ont choisi, sur terre,
d’incarner la Justice. « Justice » est l’un des 99 noms de Dieu
dans la théologie musulmane. Si dans la religion chrétienne Dieu s’est fait
Homme pour nous sauver, ces hommes ont choisi, eux, en mourant, d’Être
la Justice pour nous venger. (Borges aurait eu beaucoup à dire sur cette confusion des rôles, des noms
et des textes.) C’est pourtant elle (elle n’a pas assez intéressé les essayistes à
mon avis) qui nous permet de comprendre les enjeux de cet acte. Le Fanatisme qui
a volé en éclat dans les cieux américains, ne peut être réduit à
l’Islam, parce qu’il se voulait Justice (combien savent d’ailleurs que
nombre d’Arabes et de non-Arabes chrétiens ou relevant d’autres confessions
vivent en Palestine et en général dans les pays musulmans). C’était peut être
un fanatisme musulman, mais c’était d’abord un Fanatisme de la Justice,
celui d’une « Justice sans limite » justement (et rendons grâce
aux président des États-Unis d’avoir osé cette emphase). Les peuples, les nations, les individus ont tout de suite reconnus dans le
geste sa portée universelle. Les clameurs de joie qu’on a voulu voir en
Palestine n’étaient pas l’expression de l’Islam mais celles d’un désir
de Justice. Celles, moins bruyantes, qui ont secoué le monde le sont tout
autant : un journal argentin n’a-t-il pas rappelé que l’attentat a eu
lieu au 28ème anniversaire de la mort d’Allende, soit le 11 septembre 1973 ;
un journal basque n’a-t-il pas titré « Vous l’avez rêvé … » ;
un journal russe ne parle-t-il pas d’un « tour exécrable joué aux Américains »
(Rossia, Moscou) ; un éditorial chinois ne dit-il pas que « la
politique unilatérale des États-Unis est devenue la plus grande forme de
terrorisme au monde » (Quotidien du peuple, Pékin) ; un
journal du Burkinafaso n’écrit-il pas que « c’est le haut lieu de la
culture guerrière, le Pentagone, qui a été la cible d’un troisième avion »
(Journal du Jeudi, Ouagadougou), et ainsi de suite. Face à cette
exigence, si légitime, n’est-ce pas, de justice, que reste-t-il à faire ? Il faut opposer le Droit. L’Islam est un ennemi facile à identifier, mais transformer les montagnes
de l’Afghanistan en plateau pré-hymalayen sera un travail de Sisyphe. Et les
conséquences sur le climat de la terre risquent d’être aussi imprévisible
que l’humeur d’un cow-boy. Tant que les accords de Kyoto n’ont pas été
appliqués, nous n’avons pas besoin de cela. Ce n’est donc pas la bonne solution. Il faudrait donc commencer par réfléchir. Et d’abord consulter les juristes (il y en a beaucoup aux États-Unis !).
Leur demander, par exemple, s’il faudrait revenir, sur cette Terre, à cette
Justice Absolue qui s’exprimait déjà dans les tablettes du code Hammourabi
il y a 1700 ans. Le droit ayant évolué depuis, ils répondront probablement
que ce n’est pas souhaitable. Peut-être s’en trouvera-t-il un qui, se dévouant
plus que les autres, voudra bien nous rappeler quelques principes de base, un de
ceux que les étudiants apprennent en première année d’université : Le Droit n’est pas la Justice, il n’est d’ailleurs ni l’Ethique, ni
la Morale, ni l’Equité. Le droit est un corpus de textes juridiques dont l’objet est de définir
ce qui est permis, ce qui est exigible dans les collectivités humaines en
dehors de toute transcendance. C’est un corpus humain dans lequel
s’accumulent des jurisprudences humaines. Il est non seulement extérieur à
la religion (fut-elle quiétiste), mais il est même extérieur au réel lui-même,
au sens où la réalité du droit est exclusivement une réalité juridique. Le droit distingue entre des faits qui peuvent être qualifié juridiquement
parce qu’ils rentrent dans le champ de telle catégorie ou de tel concept
juridique et des faits qui ne rentrent pas dans ces catégories. C’est littéralement
un Lit de Procuste qui laisse au législateur le choix d’élargir ou non son
champ de compétences. Il faut opposer tous les droits. Le droit international, le droit
constitutionnel, le droit privé, le droit public, le droit administratif, le
droit des affaires, le droit des assurances, le droit des animaux … Tous les
droits. Le droit est un anti-fanatisme par excellence. Il est froid, il est hautain,
il est sourd, il est aveugle, il est muet, il est inhumain, il est lointain, il
peut être injuste, il est parfois dépassé, certes, mais il est temporel et
historique. Il est l’œuvre des Hommes, en attendant, pour ceux qui y croient,
le jour du Jugement Dernier. L’exégèse biblique et talmudique peut d’ailleurs nous apprendre
beaucoup sur le sujet : « C’est la justice, la justice que tu
poursuivras afin que tu vives … » (Deut. 16. 20.) et c’est en disant
cela que Dieu impose la création de tribunaux où des assemblées de justes,
mais sages et intelligents (c’est tout le sens du jugement de Salomon), siègent
et régissent la vie en société : « Dieu se tient dans l’assemblée
des juges. Il juge » avec eux (Psalmiste 82. 1). Il s’y tient parce
qu’Il juge l’institution du tribunal sacrée, et Sa présence y est
conditionnée par le bon fonctionnement de l’institution. La suite logique de
ce commandement est que le peuple d’Israël a toujours vénéré par-dessus
tout les tribunaux et dans les tribunaux l’art du compromis. A l’heure où l’Amérique désœuvrée s’en retourne-t-elle en guerre
contre le Mal, pourquoi ne pas rappeler ces quelques préceptes simples d’une
Bible Sainte mais qu’ils brandissent pourtant impunément. Le Bien,
puisqu’ils se revendiquent de son nom, veut des institutions justes où les
affaires de ce monde, ne fut-il qu’un village global, se traitent entre juges
et hommes de loi. Que l’injustice et le compromis soient la norme si l’on
veut que Dieu reconnaisse les siens ! N’est-il pas temps que des institutions solides, constitutionnellement
fondées, fonctionnant selon des procédures régulièrement définies, régissent
ce monde ? Faut-il que nous nous laissions emporter par un esprit de
vengeance qui fera toujours trop de morts ? Quant aux gouvernants américains (leur peuple d’ailleurs qu’en sait-il ?),
pourquoi nous refusent-ils les accords de Kyoto ? Pourquoi veulent-ils
jeter aux orties le traité de non-prolifération des armes nucléaires ?
Pourquoi restreignent-ils l’effet du traité contre les mines antipersonnelles ?
Pourquoi introduisent-ils systématiquement des clauses de restriction aux
accords internationaux ? Pourquoi ont-ils clamé leur refus de sanctions
effectives contre les pays blanchisseurs d’argent sale ? Pourquoi refusent-ils
de se joindre aux négociations multilatérales ? Pourquoi se méfient-ils
des tribunaux internationaux ? Pourquoi méprisent-ils l’ONU, où ils
sont, pourtant, comme les animaux de la Ferme d’Orwel, « plus égaux
que les autres » ? Faut-il se réjouir maintenant que la société
civile internationale, péniblement bâtie, se retrouve sans voix ? Dans quelle époque entre-t-on ? Combien prennent-ils le temps d’en
parler? Combien ont-ils le courage de s’en révolter ? Les télévisions
épousent CNN dont le directeur reconnaît lui-même que le modèle américain
est bâti sur l’infantilisation des spectateurs. Les journaux et les radios
analysent l’actualité à chaud, et s’y brûlent ; comme ils se sont brûlés
au Kosovo, en Irak, en Amérique Latine, en Asie centrale, en URSS ou en Chine.
Combien osent-ils proclamer l’évidence d’une enquête bâclée ?
Boeing aurait prévu des sas spéciaux d’où les terroristes peuvent jeter
leurs passeports ? Des Saoudiens morts se retrouvent pilotes sur United
Airlines, d’autres biens vivants et confortablement assis chez eux apprennent
qu’ils sont morts aux commandes des mêmes avions ? Des Égyptiens tout aussi vivants appellent leurs parents pour
apprendre qu’ils sont censés être morts depuis trois jours et accusés post
mortem de terrorisme ? De qui se moque-t-on ? Où sont ces preuves ?
Qui sont ces enquêteurs ? Des membres de ce FBI qui, à Waco, a été
accusé d’avoir inventé des indices et perdu les dossiers au bon moment ?
Des agents de cette CIA dont un résident au Pakistan a procuré son visa à
l’auteur du premier attentat contre le WTC, il y a deux ans ? Que
cherchent-ils ? Comment trouvent-ils ? Pourquoi le périmètre d’accès
aux lieux du drame est-il fermé à toutes les télévisions ? Par souci de
transparence ? De bienséance ? Au pays de la trash TV ? Des
jugements filmés ? Des meurtres en direct ? A l’heure où les fanatismes révisent leurs alliances, a-t-on vraiment
pris la mesure du danger ? a-t-on déjà oublié ces coalitions de pays du
Sud et de pays du Nord contre des ennemis de l’Est ou de l’Ouest qui
redeviennent aussitôt des amis du Nord ou du Sud ? Ces cadavres sans
visage devenus réalité inaccessible ne nous rappellent-ils rien ?
N’avons-nous pas lu 1984 de Georges Orwel ? Sur fond d’actions
terroristes, avons-nous oublié la mélodie tragique et prophétique de ce roman ?
Où veut-on nous emmener ? En ce qui concerne le monde musulman, le danger est pourtant évident.
Certains, même s’ils ne sont pas nombreux, entendront l’appel au djihâd. C’est le cas au Pakistan déjà, c’est le cas en
Indonésie (200 millions de Musulmans non-Arabes, faut-il le rappeler), aux
Philippines (alors que des centaines de Philippins sont enterrés dans les décombres
des Twins), c’est le cas dans tous les autres pays musulmans, là où les voix
ne se sont tues que grâce aux répressions policières. Ces gens-là répondront
à la Soif sans fin de Justice par un même Fanatisme de la Justice. Aussi
violent et légitime dans ses débordements. Leur djihâd est, sans aucun doute, voué à l’échec mais qui nous
prémunira de ses conséquences destructrices ? Et les gouvernants des États-Unis
le savent. En ce moment même ils se préparent. Les généraux pakistanais
savent déjà que leurs caisses vont se remplir de dollars. Tous les généraux
des pays musulmans et non-musulmans le savent. Ils s’y préparent aussi. Ils
sont prêts à monnayer cette tragédie. S’il faut réduire la liberté de
circulation des moudjahidîn, ils la réduiront. S’il faut renforcer le contrôle
des populations, ils le renforceront. S’il faut armer les milices, ils les
armeront. Et malheur aux démocrates ! Malheur à ceux qui s’étaient éveillés à la liberté. La liberté ne
se compartimente pas. Ce seront toutes les populations qui verront se renforcer
les institutions répressives. Les états qui sortent à peine de leurs années
noires devront y retourner fissa. Les états qui n’y ont jamais prétendu
seront confortés dans leurs choix. Ceux qui voudront protester seront invités
à se taire. Ceux qui protesteront seront embastillés. Le rêve d’un édifice juridique solide et stable s’effondrera ;
celui du respect des règles rationnelles et fonctionnelles du droit tout autant ;
celui du principe d’indépendance des juges s’évanouira ; les rêves
de procès contradictoires renvoyés aux calendes grecques. Mais qui les pleure ?
Il ne faut pas se leurrer. Le Fanatisme de la Justice est performatif. Il
s’auto-reconduira. Mais il ne faut pas oublier de relire l’histoire pour
autant. Elle ne repasse pas les même plats, mais elle revient comme une spirale
disait Vico. Le 11 septembre fut un jour hautement symbolique pour plusieurs raisons. En
ce qui concerne ce siècle, il date la mort de milliers d’innocents dans un
attentat inqualifiable (et pour cette raison seulement « nous sommes tous
Américains »). En ce qui concerne le siècle passé, celui qui couve
encore sous les cendres du Pentagone éventré, il date la mort de Salvador
Allende, dans un coup d’état fomenté par la CIA, peut-être dans ces bureaux
qui aujourd’hui n’existent plus. À Santiago, ce 11 septembre, on a
aussi attaqué un symbole : le palais de La Moneda qui a brûlé ce jour-là.
Ironie macabre, digne de Halloween, était celle d’un régime qui s’espérait
social, démocratique et juste. Qui a oublié que Pinochet a été intronisé pour que soit garantie la
liberté de circulation des contingents de bananes américains ? Derrière la nouvelle antienne qui se profile, celle d’un choc des
civilisations, ressuscitant un empire musulman dont nous savons tous qu’il
n’a existé que le temps de disparaître, c’est une variante de la guerre
froide qui revient avec ses cohortes de manipulateurs, de désinformateurs,
d’enquêteurs, et d’attachés militaires. Les états
qui ne voudront pas suivre les conseils des ambassadeurs américains se verront
déstabilisés ou mis au ban des nations civilisées. S’ils persistent, le
Pentagone saura les renvoyer à « l’âge de pierre » (ils n’en
sont eux-même pas sortis !). Ceux qui suivront bénéficieront de facilités
de crédits renforcées (pour des achats de matériel américain s’entend !).
L’Amérique Latine n’est d’ailleurs pas encore sortie de ce cercle de générosité,
dont elle continuera longtemps à payer les intérêts. Alors que reste-t-il à faire ? Suave mari magno : qu’il est doux quand sur la vaste mer un vent
terrible dévaste les flots, de regarder depuis la terre ferme, les terribles
malheurs d’autrui. Relire Orwel encore et toujours : « Le mot clef ici est
noirblanc. Ce mot, comme beaucoup de mots novlangue, a deux sens
contradictoires. Appliqué à un adversaire, il désigne l’habitude de prétendre
avec impudence que le noir est blanc, contrairement aux faits évidents. Appliqué
à un membre du Parti, il désigne la volonté loyale de dire que le noir est
blanc, quand la discipline du Parti l’exige. Mais il désigne aussi
l’aptitude à croire que le noir est blanc, et, plus, à savoir
que le noir est blanc, et à oublier que l’on a jamais cru autre chose. Cette
attitude exige un continuel changement du passé, que rend possible le système
mental qui réellement embrasse tout le reste et qui est connu en novlangue sous
le nom de double-pensée ». Si peu ou presque. Dans ce nouveau Grand Jeu qui s’organise, peu d’États sont des reines et le fou est Roi. Les États-Unis,
la Chine, la Russie, l’Inde et l’Europe joueront leurs pions. Le reste du
monde sera joué. La Chine est un empire. La Russie cherche encore à l’être.
L’Inde ne se fait pas beaucoup entendre. Il reste l’Europe. Que peut-on espérer
de l’Europe ? Tout. Et sans illusion. C’est un rassemblement de nations, où le multiculturalisme est à l’œuvre
depuis des siècles. Être européen ne signifie pas encore que
l’Histoire est achevée ; cet achèvement n’est que la forme
postmoderne du fascisme. Être européen ne signifie pas encore l’oubli des erreurs et la répétition
des offenses, lecture quaker des évangiles. Être
européen ne signifie pas faire le pari d’institutions oligarchiques gangrenées
par l’argent-roi. Être
européen ne signifie pas l’abandon aux formes les plus variées de
l’obscurantisme sectaire. L’Europe est l’héritière de la Méditerranée. C’est vers elle que
se tournent ceux qui veulent simplement vivre. Elle est l’héritière de
centaines de guerres. C’est à elle que s’en remettent ceux qui rêvent de
paix. Ses empires l’ont liée à l’histoire du monde, ses tragédies l’ont
souillée et purifiée. L’Europe est une communauté d’états
de droit, où des institutions supranationales veillent sur la légalité des
procédures. C’est une communauté d’états où des citoyens, nombreux,
quoiqu’on en dise, veillent jalousement sur le respect de principes et de
droits fondamentaux. En Europe le suffrage censitaire, façon Grands Electeurs, n’existe plus
depuis des siècles. Les majorités gagnent quand elles ont voté et les minorités
perdent quand elles n’ont pas assez d’électeurs. Peut-être même les
immigrés, voteront-ils un jour. Les jugements ne se prononcent pas au nom du Dieu Vengeur, et ils ne
s’interprètent pas non plus à la lumière des restrictions de pensée des Pères
Fondateurs. Des constitutions tranchent et des principes fondamentaux les
transcendent. Il faut donc que l’Europe se fasse. Il n’est même pas nécessaire pour
cela de détruire Carthage. Qu’importe s’il faut qu’elle soit financière,
juridique ou militaire. Elle restera toujours, par la lutte de ses citoyens,
sociale et libre. Il faut que les Européens la fassent. Dans toutes leurs langues. Qu’ils refusent d’être pris en otage sur le May Flower au nom du Bien,
du Mal ou d’une monnaie qui proclame sa foi en Dieu. Il faut pourtant attendre. Regarder moins la télévision, écouter et lire
plus, revenir au sens premier de la démocratie participative. Lutter contre
ceux qui veulent étendre l’Europe à tout prix, contre ceux qui n’ont pas
de projet mais des intérêts. Il faut la constituer. En ce moment, les enquêtes et les arrestations ont commencé. Il est bon de
noter que certains de ces « terroristes » étaient sous mandat
d’amener, ici en France. L’Allemagne, l’Angleterre, les États-Unis, avaient cru intelligent de ne pas les extrader.
Par peur peut-être de voir leurs droits à une justice équitable bafoués en
cette partie du continent. Il est bon de rappeler qu’en ce pays, si l’on prétendait n’avoir que
des idées simples, on a toujours soutenu, malgré tout, bon an mal an, des régimes
dictatoriaux certes, mais progressistes, laïques et multiconfessionnels. Pourquoi le cacher, si ceux qui riaient hier pleurent aujourd’hui ? Mais il faudra malheureusement encore attendre. Et au Département d’État
on prie. Il y a longtemps de cela, en une époque révolue que tous les empires ont
connu, des états riches, civilisés et puissants, se sont réveillés dans des
châteaux en Espagne. Le monde avait changé, et la gloire d’hier était
devenue la détresse du jour. Un poète andalou, probablement kurde né en Iran et mort à Herat, a écrit
en arabe ces vers que d’autres traduiront peut être mieux que moi. Al-Roundî a dit : Toute chose qui atteint son apogée arrive à sa fin, Il ne faut donc pas être pris dans le vertige de la douceur de vivre. La vie des hommes est à l’image de celle des états, Celui qu’un temps réjouit, des siècles le meurtrissent. Longtemps après, relisons les vers de Paul Valéry : nous
autres civilisations, nous
savons maintenant, et
depuis toujours, que
nous sommes mortelles …
… … |
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