|
La vraie vie c’est faire face à
l’instant
Rencontre avec Éric Baret
«
Aller vers Lui est l’essence de l’ignorance, le repos en Lui est l’essence
de la Connaissance. » Pour nous faire connaître ici, au Québec et au Canada, le shivaïsme auquel vous puisez depuis de nombreuses années, que pourrait-on en dire ? C’est une des formulations de l’hindouisme. Si on voulait être très
superficiel, on pourrait dire que l’aspect métaphysique de l’hindouisme a
été formulé dans le shivaïsme, l’aspect plus religieux, dans le
vishnouisme et l’aspect, je dirais, yogique, dans ce que l’on appelle le «
shaktisme », c’est-à-dire le culte de la déesse. Mais cela reste à la
surface. Il y a des éléments métaphysiques dans le vishnouisme, des éléments
religieux, rituels, dans le shivaïsme de même que dans le culte de la déesse.
On peut dire qu’un homme traditionnel porte les marques du shivaïsme,
c’est-à-dire pressent la non-dualité ; se conduit dans le monde comme un «
vishnouiste », c’est-à-dire respecte toutes les expressions de la vie ; et
dans son cœur adore la déesse, c’est-à-dire rend hommage à l’essentiel
par la libération des énergies divines qui le constituent. Les définitions, les classifications, au fond, cela ne vous intéresse pas
? Cela peut m’intéresser sur un certain plan, mais voyez-vous, cela ne
concerne pas la vraie vie. Le shivaïsme, comment l’avez-vous actualisé dans votre vie ? Quand vous êtes percuté par certaines colorations, par certaines visions
des choses, cela fait naître en vous l’amour. On aime toujours ce qui nous
percute. Dans l’amour, vous devenez identique à ce que vous aimez…
Expressions, attitudes et même au niveau des réflexes intérieurs. Rien ne se
fait de façon volontaire. Quand vous tombez amoureux d’une tradition, c’est
cet amour profond qui produira une transposition organique. Cela vous agace un peu lorsque l’on vous demande de parler de votre vie
personnelle ? Cela ne m’agace pas, mais ce qui m’arrive personnellement n’a aucun
intérêt ni pour moi, ni pour mon environnement. L’approfondissement de la démarche
du shivaïste est ce qui nous intéresse ici. Pouvez-vous nous parler de votre rapport à Dieu, à la divinité ?
Croyez-vous à la fois en un dieu impersonnel et personnel ? Le mot Dieu, c’est un concept. Quand vous levez le concept « Dieu » il
peut rester une intimité. Mais l’intimité n’est jamais formulable. Le Dieu
dont parle Eckhart est écoute, mais il n’a pas de barbe blanche ! Ce n’est pas un dieu anthropomorphe, personnel. Les divinités de l’Inde ne sont pas des inventions conceptuelles. Ce sont
des éléments présents entre deux états, l’état de veille et de sommeil
profond, de sommeil profond et de rêve. Quand vous vous donnez sciemment à ces
moments, tout ce monde subtil peut vivre en vous. Mais le mot Dieu
n’intervient pas. Il n’y a pas que des vers, des escargots, des poissons,
des êtres humains et des anges : il y a beaucoup d’autres choses, et c’est
dans les passages entre les états que ces contacts ont vraiment lieu. Dans le
Yoga, on explore la corporalité, le psychisme ; tous ces éléments de très
grande pureté sont, jusqu’à un certain point incarnés, liés à certaines régions
du corps. C’est-à-dire ? C’est-à-dire que l’on n’a pas besoin de prendre l’avion pour
accomplir le pèlerinage à Bénarès, se rendre aux bûchers crématoires. Tout
cela, on le porte en soi. Toutes les colorations, les odeurs, les goûts, les
touchers, les sons correspondent à ces niveaux de divinités. Le corps est fait
de ces sons, odeurs, goûts, perceptions. Quand on abdique sciemment la
corporalité faite de défenses, peurs, désirs, préhensions, une autre
corporalité se présente, une corporalité cosmique. À ce moment-là, on
a l’intime conviction de ce que peut vouloir dire « le monde est en soi ».
Et ce n’est pas un concept. Quelle serait, à votre avis, la voie la plus directe pour parvenir à la
perception du divin ? Par l’acceptation totale de l’absence de divin. Par la prise de
conscience que tout votre fonctionnement est sans cesse refus, sans cesse
ajournement. Par la prise de conscience que l’on vit uniquement dans la mémoire,
que le corps vit sans cesse dans l’attraction-répulsion, dans la peur,
qu’il y a sans cesse cette référence à soi-même. Cette vision de
l’absence de Dieu est le premier reflet de la divinité. Un homme se plaignait d’être privé de Dieu et Ma Ananda Mayi lui avait répondu
: « Vous vous trouvez maintenant dans l’état où Dieu s’exprime par son
absence. » C’est un reflet comme un autre : Dieu se reflète d’abord comme
absence, ensuite comme présence et ensuite, si celui qui a perçu l’absence
de Dieu puis la présence de Dieu a la grâce d’abdiquer totalement, il reste
une évidence. C’est cette totale obéissance dont a parlé Eckhart, cette totale
acceptation, c’est ce Dieu qui est au-delà du dieu créateur et de la créature.
Le dieu créateur est un dieu limité. Il y a quelque chose qui se trouve au-delà
du dieu créateur, au-delà des créatures : c’est le vrai Dieu. Il n’a pas
de forme. Il n’appartient à aucune religion et toutes les religions s’y réfèrent.
C’est la lumière qui éclaire les états de veille, de rêve, de sommeil
profond. C’est ce qui fait que si on vous demande à brûle-pourpoint « Est-ce que
vous êtes ? », vous dites oui. Vous dites : « Je suis. » Cela, c’est le
reflet phénoménal de ce Dieu. Ce n’est pas « Je suis ceci... Je suis cela... ». Uniquement : « Je
suis. » C’est le cœur. Lorsqu ‘un musulman vous salue, il touche le cœur de la main. C’est le
silence profond commun à toutes les traditions. Il n’y a pas un cœur chrétien
ou un cœur hindou. Et l’éveil, est-ce qu’il est commun à toutes les traditions ? Toutes les traditions ont parlé de l’humilité. L’éveil, c’est l’humilité, c’est arrêter de prétendre être ceci
ou cela, arrêter de prétendre être auteur, arrêter de prétendre diriger sa
vie, se rendre compte que le courant des choses est là et se donner à ce
courant sans vouloir diriger. Quand vous lisez Ibn ‘Atā Allāh al-Iskandarī, Layman P’ang ou la Ribhu Gītā il y a ce même
silence, cette même humilité qui ont présidé à l’expression. Mais il
n’y a pas d’éveil personnel. Quand Eckhart finit son sermon, il dit
toujours, d’une manière ou d’une autre : « Prions pour que cette vérité
prenne corps en nous. » Il ne prétend jamais être dans la vérité. Parce que cette notion d’éveil, telle qu’on la connaît en Amérique du
Nord, en Occident, elle prend un sens beaucoup plus, je dirais, exubérant. Cela, c’est du commerce. Ce sont des gens qui cherchent des décorations,
la Légion d’honneur. On sait très bien maintenant que la Légion d’honneur, cela ne vaut plus grand-chose. ... La Légion d’honneur de la spiritualité. Oui ! Alors, beaucoup de gens ont la Légion d’honneur. C’est facile
d’acheter une femme jeune et jolie. C’est facile dans notre société de
gagner beaucoup d’argent. Finalement, le dernier élément... on achète l’éveil.
Ce n’est pas très cher. Ou cela peut être très cher. C’est une denrée comme une autre. L’éveil personnel, c’est un manque
de compréhension. L’éveil, c’est la réalisation qu’il n’y a personne qui peut s’éveiller. On est dans un moment de totale humilité. Dire « Je suis éveillé » est factice. Cela ne veut rien dire. N’y a-t-il pas d’effets physiologiques qui accompagnent cette humilité
qui nous viendrait soudainement ? Et d’abord, y a-t-il soudaineté ? C’est
un autre cliché en ce qui concerne l’éveil ici. On se dit que c’est une
chose qui nous vient soudainement et qui, en plus, s’accompagnerait de phénomènes
lumineux et autres. Tout un cirque en fait... Il y a des degrés de relativité de l’ignorance. C’est-à-dire que vous pouvez très bien constater une certaine forme de purification. Il y a cinq ans lorsqu’un homme vous quittait, vous étiez traumatisée pendant un bon moment. Le prochain homme qui vous quitte, vous êtes traumatisée pendant quinze jours, puis deux jours. Il y a dix ans quand vous vous retrouviez sans argent avec un loyer à payer, cela vous mettait dans des états pas possibles. Un jour, vous vous trouvez sans argent avec un loyer à payer et vous sortez dehors et regardez le ciel et vous êtes heureuse. Incontestablement, on peut percevoir une forme d’apaisement qui se fait dans ce que l’on appelle une démarche spirituelle. Vous pouvez voir à quel point, à une époque, votre corps était toujours en réaction, toujours tendu. Vous dormiez huit heures par nuit et vous vous réveilliez fatigué. Vous pouvez vous rendre compte qu’à une autre époque, vous dormez le tiers de ce temps et vous vous réveillez complètement disponible. Si on vous dit que vous êtes un homme imbécile, aucune région de votre corps n’est ébranlée par ce commentaire. On peut tout à fait se rendre compte de cela. C’est une constatation purement objective. Au niveau de l’effet physiologique de l’éveil, mon maître a formulé
qu’en effet, à la suite d’une compréhension totale, la transformation
s’immisce dans toutes les cellules et qu’il y a une harmonisation corporelle
et mentale. C’est seulement en Inde que l’on a porté l’attention là-dessus.
Dans la tradition chrétienne, on n’a jamais mis l’accent sur cette extériorisation
; dans le bouddhisme et dans l’Islam, très peu. Pour la bonne raison que cela
n’a aucune importance. Lorsque quelqu’un est libre de lui-même, que dans
son corps se fasse un certain rééquilibre, que son psychisme se transforme,
cela ne le concerne pas parce qu’il n’y a plus de personne. L’éveil est soudain alors que la transformation du corps, dans
l’espace-temps, est progressive. On n’a même pas besoin d’en parler, dans
le sens où la recherche de l’éveil n’est pas la recherche de ces
expressions. En profondeur, elle est le pressentiment d’être libre. Cela
n’a rien à voir avec un effet. On pourrait dire que c’est presque dommage
qu’il y ait ces effets. Ce qui importe, c’est de se sentir libre. C’est simplement le mental qui recherche sans cesse une aventure nouvelle
ou la même aventure jamais réalisée, celle de rejoindre l’esprit alors que
le corps existe toujours, d’aller du superficiel au profond. Oui. Mais du point de vue de l’Orient, il n’y a pas le corps et
l’esprit. C’est une même chose. En Occident, on s’est imaginé que le
corps et l’esprit étaient différents. Le corps, c’est le cerveau. Le
cerveau, c’est la pensée. Le corps et la pensée sont une seule chose. Il
n’y a pas de différence. Il existe peut-être des gens qui ont une démarche
en apparence superficielle, mais une démarche superficielle est un camouflage
pour une démarche profonde. Certains peuvent penser qu’ils ont une démarche
superficielle mais, tôt ou tard, cela deviendra profond. Il ne faut pas juger
l’orientation humaine. Chaque humain suit son cheminement selon ses propres
lois. Il n’y a pas deux voies identiques. Alors, parler de superficialité et
de profondeur relève uniquement du commentaire. C’est Mahārāj qui a dit, je crois, que les saints sont
d’anciens démons et les démons, de futurs saints. Seul le temps peut
permettre une qualification. Je n’entre pas du tout là-dedans parce qu’il
n’y a pas de temps, mais, sur un certain plan, on peut dire cela. Donc,
superficiel, profond, cela ne veut rien dire. Comment, au-delà d’un certain exotisme spirituel, le shivaïsme peut-il
s’actualiser dans la vie des Nord-Américains ? Tous les êtres humains ont la même demande, la même recherche. Tous
veulent être heureux, tous veulent se retrouver satisfaits, sans besoins.
C’est ce qui unit tous les êtres humains. C’est ce qui fait que vous n’êtes
pas un chat. Un chat sur son fauteuil est totalement satisfait. L’être humain
est totalement insatisfait. Après un moment de satisfaction, tôt ou tard, il
va chercher autre chose. Parce que finalement il a ce pressentiment de la liberté,
il la cherche par tous les moyens : par les guerres, les paix, par toutes les
excentricités possibles. Une maturation se fait. Vous cherchez dans la juste
direction. Que le shivaïsme du Cachemire puisse provoquer chez certaines personnes un
questionnement ou aide à le préciser, c’est merveilleux. Si on lit les
Sermons d’Eckhart, c’est la même chose. Ce qui importe, c’est qu’une
tradition soit reformulée à l’époque où elle est ressentie. Quand vous
lisez Eckhart, cette transposition se fait spontanément parce que ce sont de
grands textes. Quand vous lisez des textes très trafiqués, il faut transposer,
ce qui demande parfois quelqu’un qui transpose pour vous, un instructeur
spirituel. Croyez-vous qu’un maître spirituel peut aider l’« élève » à se libérer
? Non. Mais il peut aider la personne qu’il rencontre à se rendre compte
qu’elle n’est pas libérée, à mieux se rendre compte de ses antagonismes,
ses restrictions. Il va l’amener à prendre conscience à quel point sa vie
est étriquée et à quel point elle aspire à ce qui est au-delà de la
restriction. Mais il n’y a pas d’éveil, donc pas d’éveillé, donc
personne qui puisse être aidé. Il s’agit d’un processus de maturation.
C’est un peu comme lorsqu’un petit enfant demande certaines choses et que
vous lui racontez un mythe ; quatre ans plus tard, lorsqu’il posera la même
question, vous lui raconterez un autre mythe qui sera plus substantiel ;
jusqu’à ce qu’un jour, vous puissiez exprimer les choses plus directement.
Un instructeur spirituel est celui qui va aider votre formulation, votre
questionnement, à se préciser. Pensez-vous qu’il est nécessaire d’avoir cet instructeur, faute de quoi
on vivrait des égarements fréquents ou répétitifs, ou encore une stagnation
? Le problème ne se pose pas. C’est un peu comme si on demandait : « Est-il nécessaire de tomber amoureux ? » Vous tombez amoureux ou vous ne tombez pas amoureux. Vous faites une rencontre ou vous ne la faites pas. Si vous la faites, c’est parfait ; si vous ne la faites pas, c’est parfait aussi. Est-ce que le maître peut nous aider à éteindre le bruit du monde ? Non. C’est quand le bruit du monde s’éteint que vous rencontrez celui
qui doit vous aider. On dit souvent que c’est lui qui nous cherche, que ce n est pas nous qui
cherchons ; nous, nous trouvons. C’est un courant. Un courant qui vous prend en charge. Il faut faire une
grande différence, une totale différence, une absolue différence entre un maître
et un instructeur spirituel. Le maître est ce que l’on appelle un guru. Le
guru, c’est celui qui est pleinement établi dans la vérité, dont la présence
se reflétera dans la présence de l’élève. Son enseignement n’a aucun
sens : il n’enseigne pas. Son être seul est son enseignement. Il y a des
gurus qui formulent, répondent à des questions ; il y en a qui ne répondent
pas. Les paroles de ceux qui répondent ne constituent pas leur enseignement véritable. L’instructeur spirituel, c’est quelqu’un qui a eu un pressentiment
profond de la vérité et qui s’est rendu compte de ses antagonismes, mais qui
n’est pas établi sciemment dans la vérité. Il a des moments où les éléments
supérieurs à ses capacités passent à travers lui, où un enseignement, un
courant peut s’exprimer ; il peut participer au cheminement d’un de ses
amis. C’est ce que l’on appelle un ūpa guru. Il aide à préciser
la question fondamentale, mais le seul qui a droit au titre de maître ou de
guru dans le sens de l’Inde, c’est celui qui est assis dans la vérité.
À jamais, celui qui ne peut jamais revenir à un fonctionnement
personnel. Chez qui jamais un désir ou une peur ne peuvent apparaître, sinon
cela signifie que la personne a encore un fonctionnement personnel, limité, réactif. Maître Eckhart dit très clairement au sujet de Saint Paul : «Quand la grâce
l’a quitté, il resta ce qu’il était » : un pauvre homme. Il n’y a pas de désir chez un maître. Un maître n’a pas un ego qui
vient de temps en temps et qui s’en va. Mais tant qu’il y a une personne, est-ce qu’il n’y a pas un ego ? Oui. Mais chez un maître, il n’y a plus de personne. Ils doivent être extrêmement rares quand même, non ? Il y a effectivement très peu de maîtres Eckhart. Mais le fait qu’il y
en ait un suffit à prouver la possibilité. Quand vous rencontrez un tel être
qui ne prétend rien, n’enseigne rien, ne demande rien, vous êtes percuté.
C’est ce qui importe. Estimez-vous qu’en Occident on est davantage habité par quelqu’un comme
Descartes que par Dieu ? Dieu est ce qui éclaire la vie. Descartes n’existe pas. C’est tout de même lui qui a dit : « Je pense, donc je suis ». Oui. Les gens ont dit des tas de choses. Mais Descartes a marqué l’Occident. Non. Il a marqué certains professeurs d’université qui ont besoin de
gagner leur vie. ... Et la philosophie, à tout le moins. Quand on prend votre enfant et le coupe en morceaux devant vous, ce que dit
Descartes vous concerne très peu. La vie n’est pas concernée par les
pathologies des philosophes français. On vit une époque très sombre – qui a, par le fait même, son côté
lumineux – mais sombre au plan politique et social. Est-ce que vous croyez que
l’on a beaucoup d’espoir de se sortir de cette crise de fin de siècle et de
millénaire ? J’espère que non parce que finalement ce qui est sombre, c’est la prétendue
recherche spirituelle. Ce qui est sombre, c’est de voir des professeurs de
Yoga à tous les coins de rue. Ce qui est sombre, c’est le « channeling ».
Ce qui est sombre, c’est la recherche spirituelle moderne, c’est cette espèce
de fuite de l’instant. Par contre, ce qui est merveilleux, ce qui est «
auspicieux », c’est la guerre qui s’approche, ce sont les cataclysmes qui
viennent, parce qu’ils remettent profondément en question l’être humain,
lui font poser de véritables questions. Tout le reste le fait dormir. Alors, il faut qu’il soit très clair que l’état du monde, c’est sa
chance. Si les dieux font bénéficier le monde de ces mouvements, c’est le
cadeau suprême. Malheureusement, il y a des époques où le cataclysme est la
seule manière d’amener un questionnement. Dans leur générosité, les dieux
vont, je pense, nous aider de plus en plus dans ce sens-là. Tout ce romantisme
du Yoga, de l’Orient, de la spiritualité, toutes ces techniques spirituelles
de progression, de purification, relèvent vraiment de l’âge sombre. Elles
sont vraiment une perte d’argent, d’énergie. Un jour, elles disparaîtront
complètement et, à ce moment-là, peut-être aura-t-on moins besoin de
cataclysmes pour se réveiller. Par vos propos, vous pourriez faire scandale... Ce qui est scandaleux, c’est de faire croire à des gens que, par des
exercices, ils iront mieux et que leur interrogation profonde s’apaisera.
C’est de faire croire qu’en suivant telle thérapie, en adoptant tel
concept, tel vêtement de telle couleur, en mettant sur un mur, ou en pendant à
leur cou une image de guru à la mode, cela va amener un questionnement profond.
C’est cela la charlatanerie. La vraie vie, c’est de faire face à l’instant. Les différentes
possibilités de conflits s’expriment dans le monde, vous leur faites face,
vous regardez ce que cela touche en vous, vous regardez ce qu’est la mort, la
destruction. Ainsi, on se rend compte où on en est. Quand votre maison est détruite,
quand votre corps est brisé, quand votre famille est éliminée, vous vous
apercevez à quel point vous êtes libre ou non de vous-même. Mais s’asseoir
dans une chambre à faire du Yoga, à mâcher cent fois une bouchée de riz
complet... Évidemment, on s’en porte très bien, mais il n’y a aucun
questionnement. C’est une vraie calamité. Il faut souffrir pour évoluer ? Non. Non. Il faut regarder. Il faut interroger. Vous n’êtes pas obligé
de souffrir lors d’un cataclysme. Il faut regarder profondément. Que veut
dire en profondeur la souffrance, comment cela fonctionne en vous ? Qu’est-ce
que votre corps ? Quel est votre lien avec lui ? Quand votre corps souffre, que
se passe-t-il ? Quand votre corps respire, que se passe-t-il ? C’est très
important de voir cela. Il faut qu’il y ait un questionnement de l’instant.
C’est la vie qui amène le questionnement. Je ne veux pas dire que toutes les expressions dont nous avons parlé sont
pernicieuses mais, je dirais, plus de 99 % d’entre elles, oui. Si on regarde
les choses autrement, on pourrait dire que c’est voulu par les dieux pour que
le un pour cent juste ne soit pas à la portée des gens, non pas qui ne le méritent
pas, mais qui n’ont pas vraiment la possibilité de le recevoir. Alors, il
faut chercher dans tout ce fatras s’il y a quelque chose de sérieux. De même,
en Inde, vous avez quatre ou cinq millions de saints hommes sur les routes :
parmi ces sādhus,
99 % sont des criminels, des psychopathes et des gens simples. Vous avez un pour
cent de sādhus de très grande profondeur et ils s’habillent de la même
manière que les autres : ils sont nus avec quelques cendres sur le front et un
trident à la main selon leur affiliation. Ce un pour cent se cache derrière
une masse pour que l’adepte qui veut vraiment trouver la vérité soit obligé
d’utiliser toute son énergie, toute sa discrimination afin de discerner
l’authentique sādhu. Jusqu’à un certain point, ce déferlement de l’Orient a sa valeur, dans
le sens où il cache quelque chose de plus profond. C’est un signe des temps,
un signe de la décadence. Quelle est votre position par rapport à l’ascétisme ? Il n’y a pas de position. Il faut des rois, des criminels, des chauffeurs
de taxi, des ascètes. Si vous êtes né pour faire un boulanger, c’est
merveilleux. Si vous êtes né pour vous retrouver dans une grotte, c’est
merveilleux. Le monde profitera de votre silence. Si vous voulez devenir un ascète
pour être silencieux, alors la constante agitation mentale que vous aurez dans
votre grotte polluera tout votre environnement. Être un ascète est une
fonction comme une autre. C’est une fonction organique qui n’est pas supérieure
à celle d’une prostituée, d’un banquier ou d’un soldat. Si vous êtes
chaste, si vous êtes naturellement un ascète aussi, cette tendance s’incarne
en vous à un certain moment de votre vie. C’est merveilleux. Être un ascète est une très belle vie. Un ascète ne souffre pas. Un
ascète qui souffre est un faux ascète. Un ascète, c’est très clair, vit
dans la joie. Il ne s’inflige pas de mortifications. C’est un mode de vie
incompris. Un ascète est uniquement dans la joie. Si on a la grâce d’avoir
cette tendance, c’est magnifique. Mais vouloir devenir ascète, vouloir être
dans un monastère, vouloir se retirer du monde dans le but de comprendre,
c’est une forme de stupidité, une compensation. Entrez dans un monastère,
regardez les moines, écoutez leurs rêves et comment ils ont fait violence à
leurs désirs sexuels, à toute leur vie. C’est souvent une catastrophe. Mais
si cela vient naturellement, alors c’est magnifique. Ce n’est pas un moyen.
C’est l’expression d’un contentement ultime et celui-ci peut aussi bien
s’exprimer chez un banquier. Selon la conception du Shivaïsme, tout ce qui est plaisir, bonheur, nous
rapproche du divin. Quand le corps a un très grand plaisir, tout est dilatation. Quand il y a
souffrance, tout est restriction. Sur un certain plan, le plaisir, la joie, sont
plus proches de la joie ultime que la souffrance. La dilatation est plus
favorable que la contraction. Et le plaisir sexuel ? Le plaisir sexuel est un plaisir très profond. Si l’on connaît l’art
et l’on se rend compte qu’il n’y a personne pour se réjouir, à un moment
donné les deux partenaires s’éliminent totalement, il n’y a que vibration,
joie. C’est là le plaisir le plus proche du divin. Il peut éventuellement
basculer et devenir un profond saisissement spirituel dans le sens où, quand
vous aimez, vous renoncez à vous-même. Si les partenaires s’offrent l’un
à l’autre, à un moment donné les deux offrandes s’annulent et se
transforment entièrement. Mais si l’acte sexuel est fait pour soi-même, si l’homme a un besoin et
qu’il achète une femme pour le satisfaire, si la femme a un besoin de sécurité
et qu’elle a épousé un homme parce que c’est plus pratique, alors les
rapports sexuels qui en découlent sont des rapports sexuels, mais pas des actes
d’amour. L’acte d’amour est l’expression suprême des choses. Ce n’est
pas sans raison qu’existe « Le Cantique des cantiques » chez les chrétiens,
si Ibn ‘Arabī a écrit ses lettres d’amour, si Rūmī a sans
cesse formulé cet élément-là, si dans l’Inde, dans le tantrisme, il est
extrêmement considéré. Mais c’est un art et non pas une compulsion. Et l’homosexualité, que pourriez-vous nous en dire ? Parce que le don, il
existe aussi dans l’homosexualité. Le don, il est partout. La vie, c’est le don. Le don existe également
dans la guerre. Si vous regardez très profondément, enlever la vie à un autre
être humain est aussi un don, une libération, c’est aussi l’enseignement
de Krishna dans la Gītā. Le don est partout. En Inde, l’homosexualité
est très respectée. Naturellement, la physiologie de l’homme et de la femme
font qu’ils ont une certaine complémentarité. L’homosexualité «
psychique » est souvent une défense, mais l’homosexualité « corporelle »,
érotique, n’est pas forcément problématique. Les sculptures des temples
indiens montrent des moines avec des petits garçons, avec des chevaux, avec des
oies. Ce sont purement des variantes érotiques. Chaque personne a un érotisme
différent, ce que je comprends très bien. Mais le fait qu’un homosexuel se
pense homosexuel, se veuille homosexuel, comme l’hétérosexuel qui
s’affiche hétérosexuel, cela représente une restriction. Donc vous ne pensez pas que ce soit une maladie comme certains ont voulu le
faire croire ? Souvent, l’hétérosexualité est une maladie et l’homosexualité aussi. En terminant, croyez-vous que le silence est d’or et la parole, d’argent
? Le silence, c’est la parole. La parole, c’est le silence. Il n’y a pas
de différence. C’est un regard. Quand on écoute une formulation authentique,
elle amène au silence et le silence est dans toutes les expressions. Il n’y a
pas de différence. ***
*** *** Propos
recueillis par Claire Varin Avec
la gracieuse permission d’Éric Baret |
|
|