|
Fragments d’une Histoire des nuages Adonis
(1) Ah, non, je refuse à mes yeux de naviguer dans un espace autre que ses yeux. Non, je ne veux pas de clarté pour mon amour, pour ses choses, ni appartenance, ni filiation, ni identité.
Je veux que nous soyons des langages rebelles et que nos membres en soient l’alphabet.
(2) Je te racontais la plaie ; cependant (il y avait entre moi et toi l’indicible), nous pénétrâmes notre demeure (ce que nous tenions pour une demeure). Notre fenêtre épelait nos amertumes. Je te racontais la plaie (m’écoutais-tu ?) – une plaie parsemée de galaxies, incrustée d’une entrave dont notre nuit n’a pas encore su s’affranchir.
Son entrave est ce que nous avons pris, un jour, pour notre amour.
(3) Qu’avons-nous égaré et qui est toujours en nous ? Qu’est-elle cette chose dont l’immensité nous a séparés, et qui, elle, nous unit ?
Ah, qu’elle est tendre la poussière, qu’elle est douce ! Son corps, en ces moments, est semblable à mon corps.
(4) Je ne t’aime que parce que je t’ai haï un jour, Ô toi, l’Un, multiple dans son Corps.
Ah, qu’il est profond l’amour haineux ; ah, qu’elle est profonde la haine amoureuse.
(5) Après ce vagabondage plein les villes, après tant d’années qui m’ont épuisé le dos, je chante pour nous, pour nos enfances ; je n’arrive pas à croire que j’ai vieilli, je marche étranger, sans consolation, ni plainte.
Mon amour et ma mort ont une seule sphère et je séduis ceux qui viennent après moi pour qu’ils éclairent de la lumière du de la Chair les ténèbres éternelles.
(6) Nous voici – face à face – dans l’espace de nos blessures. La froideur nous est une demeure, et nos fleurs, semblables au vent écrivant ses livres, ne sont que poussière.
La nuit ne sait plus comment saluer nos cierges.
(7) Ne te prononce point, ne dénomme rien : la Création, ô amour, ses choses et ses œuvres, ne sont qu’images dans un livre de conjecture. Prends-moi, accorde-moi de voyager dans l’illusion, dans ce que j’ai imaginé ou imagine, d’aller plus loin, d’attiser mon doute en moi-même, de déchirer ce que tissent les mots, ce que je lis en eux, ce que je convoite, ce à quoi j’aspire et dont je consacre mon corps à l’ascension.
Accorde-moi d’être la voie vers l’Insondable.
(8) Je visiterai le lieu qui fut pour nous un été après nos pérégrinations entre les rivages d’Ulysse, dans la nuit de Delphes, dans le soleil de l’Hydre, et je marcherai comme je marchais, égaré parmi ses arbres. J’évoquerai à ses fleurs, à ses senteurs, l’arôme de nos rencontres, les brouilles et les erreurs que nos déesses nous ont pardonnées. Assurément ils me questionneront sur toi : Qu’es-tu devenue ? Où serais-tu ? Quel est ton visage d’aujourd’hui ? Cependant, qu’aurais-je à dire, les saisons ayant effacé les saisons ?
(9) Souvent je visite ma maison la nuit, j’allume les lampes, mais elles n’éclairent pas. Les fenêtres ? Je me hâte de les ouvrir mais elles n’éclairent pas. Peut-être en la porte, me dis-je, trouverais-je lumière. Je me précipite vers la porte, la suppliant, mais elle n’éclaire pas – « L’obscurité est ici comme une plaie qui, bien que guérie, ne cesse de saigner, » me dit l’amour. Ô amour, d’où la lumière viendrait-elle, le Ciel trahissant le ciel ?
(10) Les charmes de nos membres nous ayant bus, et après avoir bu les soleils – leurs ténèbres et leurs splendeurs – disons : Nous avons mûri tels une grappe de raisins. Après la montée, le raisin aspire à la descente, se dissolvant, se calmant dans l’urne, coulant dans la chair adamique, avant de remonter vers son Seigneur.
L’Amour a mûri en nous, nous avons mûri. Tombez, grappes de nos jours, tombez. Qu’elle est chaude la maturité ; qu’elle est digne la chute. *** *** *** Traduction de l’arabe par Dimitri Avghérinos |
|
|