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Le
trio de l’incertitude al-Ma‘arrī,
Dostoïevski, Heisenberg
Faëz
Fokaladah*
[...] en même temps que s’accroissent les connaissances
scientifiques, le langage s’enrichit, lui aussi ; de nouveaux termes sont
introduits et les anciens termes sont appliqués à
un domaine qui s’élargit, ou d’une façon qui diffère du langage ordinaire. Des termes comme « énergie », « électricité »,
« entropie », en sont des exemples évidents. C’est de cette manière
que nous créons un langage scientifique que l’on peut appeler prolongement
naturel du langage ordinaire, adapté aux nouveaux domaines de la connaissance
scientifique.[1] Pour
notre part, et conformément au point de vue de Heisenberg, nous distinguerons
entre les notions de « doute » et d’« incertitude ».
Le doute, selon nous, représente un état subjectif qui ne se résout que par
l’affirmation ou la négation ; dusse-t-il rester sans résolution, il ne
perdra pas sa caractéristique essentielle, étant donné qu’il s’agit
d’un fait acquis. Les émotions qui vibrent en nous en sont la preuve la plus
patente, d’autant que nous avons une certitude absolue en leur réalité
lorsqu’elles nous envahissent. Par ailleurs, par « incertitude »
nous entendons un acte existentiel intérieur mettant en relief l’impossibilité
objective en quelque sorte. L’impossibilité
objective est la pierre angulaire de la mécanique quantique, car il nous est
impossible, selon cette discipline, de connaître la vie, toute tentative dans
ce sens nécessitant de notre part la destruction d’une tranche de vie, pour
ainsi dire. Notre recherche, partant, n’aura, dès lors, plus rien à voir
avec la vie. Al-Ma‘arrī
dit : J’ai demandé à Juhaynah la certitude à leur sujet ;
mais, ô Juhayn, tu ne m’as accordé que conjecture. Le Temps s’écoule et il n’est pas de jour qui passe
sans que ce qui est intelligible ne devienne plus hébétant. Aussi
al-Ma‘arrī
marque-t-il l’incertitude du sceau de la fatalité : Que Dieu soit exalté, Lui qui nous connaît si bien ; la
raison est contrainte au mensonge. Nous parlons métaphoriquement, tout en sachant qu’il ne
s’agit pas de ce dont nous parlons. L’incertitude
est réellement inhérente au monde : Si ton monde polit le miroir de sa raison il te montrera
petit un objet grand. Des choses qui sont équivoques pour les créatures, comme
si la raison en était entravée. Le Monde ne nous a permis que de tendre notre
espoir vers l’impossible. Ce
dernier vers est l’équivalent philosophique de la relation d’incertitude de
Heisenberg dont nous allons parler plus bas. Quant à
l’impossibilité objective, elle est exprimée en ces termes : J’ai constaté que le Mal est toujours profitable, et
quiconque en profite porte le glaive. Le bien n’est guère dans le pouvoir des Nuits ;
pourquoi donc leur inflige-t-on ce qui ne peut être
point infligé ?! La
Vie est une denrée merveilleuse, mais l’homme ne fait que la dévaloriser ;
pis encore, il sous-estime ce qui est à sa disposition. Il s’agit de
l’effet de l’incertitude. Celle-ci s’est révélée à Dostoïevski
d’une manière telle qu’il s’est appliqué à nous poser des énigmes.
Rien d’étonnant en cela, car la fausse mise à mort de Dostoïevski a joué
un rôle déterminant dans cette révélation. Aussi
lit-on dans L’Idiot du grand écrivain : Deux semaine s’étaient passées depuis l’épisode
relaté au chapitre précédant. La situation des personnages de notre récit
s’était modifiée dans cet intervalle à un tel point qu’il serait extrêmement
malaisé d’aller plus loin sans entrer dans des explications particulières.
Et cependant nous sentons que notre devoir est de nous borner à un simple exposé
de faits et de nous abstenir, autant que possible, de ce genre d’explication.
Ceci pour la raison bien simple que nous-même éprouvons dans bien des cas de
la peine à tirer les événements au clair. Pareil avertissement semblera sans doute au lecteur aussi
étrange que peu intelligible : comment peut-on raconter des événements sur
lesquels on se fait ni une idée nette, ni une opinion personnelle ?[2] La
crucifixion du Christ est sans doute l’exemple favori de Dostoïevski sur
l’impossibilité objective, le Christ étant, selon le grand auteur russe, le
seul homme bon qui ait pu agir ; tandis que l’homme bon est généralement,
dans un certain sens, un idiot. C’est un philosophe, mais qui est soumis.
Image attrayante de l’incertitude est celle que nous livre Dostoïevski par le
biais du personnage de « l’idiot ». Il s’agit d’un mélange
disparate de ce qui semblerait inéluctable à première vue, mais qui ne tarde
pas à se dissiper dans l’éternité de l’indétermination. Dostoïevski
constate que l’idiot n’est point le pair d’un Don Quichotte. Nous
entrevoyons dans ce constat, avancé en marge de l’incertitude, une subtile
ironie portant sur les prétentions du déterminisme social. L’analyse de
Dostoïevski est, en fait, une sorte de prophétie, l’impossibilité objective
débouchant, selon lui, sur l’impossibilité correspondante de s’approprier
les qualités du Christ, quoique puisse faire la personne concernée pour
adopter les prises de position de ce dernier. Quant à
Heisenberg, lui, il expose clairement ses idées : [...] la transition du « possible » au
« réel » a lieu pendant l’acte d’observer. Si nous voulons décrire
ce qui se passe au cours d’un phénomène atomique, il faut que nous nous
rendions compte que le terme « se passe » ne s’applique qu’à
l’observation et non à l’acte psychologique et nous pouvons dire que la
transition du « possible » au « réel » se produit dès
que l’interaction de l’objet avec le jauge de mesure (donc avec le reste du
monde) est entrée en jeu [...].[3] Et
Heisenberg d’ajouter : [...] l’équation du mouvement pour la fonction de
probabilité contient l’influence de l’interaction avec le dispositif de
mesure. Cette influence introduit un nouvel élément d’incertitude, puisque
le dispositif de mesure est forcément décrit en termes de physique classique
et qu’une telle description comporte toutes les incertitudes concernant la
structure microscopique du dispositif que nous connaissons par la
thermodynamique ; et puisque le dispositif est en relation avec le reste du
monde, il contient en fait les incertitudes sur la structure microscopique du
monde entier.[4] Il
nous est impossible d’imaginer le système mesuré interagissant avec le
dispositif de mesure, ainsi qu’avec tout le reste du monde, sans introduire la
conscience en tant que partie intégrante du processus ; notamment la conscience
de l’observateur étudiant le système en question. Mais la philosophie de
Heisenberg repose, en premier lieu, sur la probabilité de faire appel aux
« choses en soi » par le biais des observations et des expériences
directes ; et ceci parce que Heisenberg s’est appliqué à apporter une
modification radicale aux idées de Kant. Il est bien connu que ce dernier a
tenté de combler le fossé dans la thèse de Berkeley et de Hume, résultant du
paradoxe de l’impossibilité de rendre compte de la logique inductive, en
postulant, comme premier pas sur le chemin de la solution de ce paradoxe, l’idée
qu’une partie de nos concepts n’est pas dérivée de l’expérience et de
l’observation, que cette partie de notre connaissance forme une structure a
priori indispensable à la structuration et à l’organisation des données
de nos sens. Kant considérait comme faisant partie de cette connaissance a
priori le temps absolu, l’espace euclidien, la loi de causalité et le
concept de substance, et que ces notions jouissent d’une légitimité absolue.
Heisenberg considère que ces éléments, et d’autres qui leur sont similaires, ne sont que des « vérités relatives » dépendant des
conditions spéciales des méthodologies de la recherche scientifique, et sont a
priori dans ce sens, et uniquement dans ce sens-là. Ainsi, Heisenberg dépouille
le terme a priori des notions que lui avait attribuées Kant, telles l’Éternel
et le Sublime, entre autres. Les « choses en soi » se sont transformées
chez Heisenberg en de pures formalismes mathématiques donnant lieu aux théories
scientifiques. Ainsi, contrairement à ce que pensait Kant, les « choses
en soi » peuvent, selon Heisenberg, être indirectement l’objet de la déduction
par la pratique et l’expérience. Cela
dit, Heisenberg ne situe pas exactement la conscience de l’observateur par
rapport au cadre de l’objet général de l’exercice et de l’expérience de
cette conscience même. De plus, la mesure subit une interruption dès lors que
la conscience en enregistre les résultats ; et ceci parce que la
conscience n’est ni identique ni réductible aux dispositifs de mesure, mais
en est différente selon les diverses théories de mesure ; ce qui se passe dans
le dispositif de mesure est loin d’atteindre le niveau des opérations
complexes qui se déroulent à l’intérieur de la conscience. Ainsi,
Heisenberg nous met face à face avec l’impossibilité objective. Heisenberg
est le père de l’incertitude en physique moderne ; c’est l’auteur d’un
principe universel qui porte son nom : le principe d’incertitude. Or ce
principe détermine les bases de nos rapports avec la nature et stipule
l’impossibilité, en microphysique, de mesurer, simultanément et de façon
certaine, deux grandeurs conjuguées. Si nous voulons attribuer empiriquement
une vitesse à une particule quelconque, ceci nous est possible avec la précision
souhaitable. Idem pour ce qui est de la position de cette particule. Par contre,
en essayant d’attribuer à une particule, à un moment donné, une position et
une vitesse déterminées, on se heurte à une sorte d’impossibilité : mieux
la position est définie, moins la vitesse est connue, et vice versa. Mieux on
s’enquiert sur la vitesse d’une particule, plus on perd sa trace, chose qui
se traduit en incertitude quant à sa position ; alors qu’en la cernant dans
l’espace on aboutit à un changement fortuit de sa vitesse. Ce
que nous avons avancé sur l’incertitude à propos de la dualité vitesse-position s’applique littéralement à la dualité énergie-temps. Si
on tentait de calculer l’énergie d’une particule de façon précise, on
perdrait en précision correspondante dans la détermination du laps de temps écoulé
pendant lequel la particule a interagi avec la susdite quantité d’énergie.
Inversement, si on réussit à déterminer le laps de temps pendant lequel la
particule a interagi avec une quantité quelconque d’énergie, on se trouve
dans l’impossibilité d’évaluer cette quantité de façon satisfaisante. Ce
« principe d’indétermination » constitue l’essence de la mécanique
quantique qui achève de détrôner
le caractère préétabli du monde, le transformant en un paquet d’événements
fortuits et imprévus. La déficience épistémologique résultant du principe
de Heisenberg n’a rien à voir avec les limites actuelles de nos moyens de
mesure ; ni par ailleurs avec les limites de nos sens. L’incertitude, comme
nous l’avons signalé, est un fait existentiel intrinsèque ; elle n’est pas
indépendante de notre volonté, mais n’est pas non plus la conséquence de
cette dernière. L’indépendance de la volonté et l’obéissance à cette même
volonté constituent un dualisme, analogue à celui de la vitesse-position et
celui de l’énergie-temps. On
ne connaît pas de date précise où la pensée humaine aurait pressenti
l’incertitude pour la première fois ; il nous est permis de penser que l’on
ne parviendra point, selon le principe d’incertitude même, à la situer avec
une précision absolue. Toutefois, on peut trouver une allusion à ce principe
dans l’Hymne Cosmogonique du Rigvéda hindou, datant probablement du
15e siècle avant notre ère. L’auteur de cet hymne nie l’existence à la
fois du non-Être et de l’Être, affirmant également l’absence de
la mort et de la non-mort avant le Commencement des Temps. La manifestation y
est attribuée à un Principe-Un, Cela, et la question y est posée si
cette manifestation a fait ou non l’objet d’une institution ; plus encore,
si « celui qui surveille ce (monde) au plus haut firmament » connaît
la réponse à cette question ou ne la connaît pas non plus ![5] Dans
la citation en exergue au début de cette étude, Heisenberg a mentionné le
terme d’entropie. Ce terme signifie dans la littérature de la physique
contemporaine la quantité d’énergie thermique dans l’unité de température.
Imaginons un enclos fermé, divisé par une barrière en deux enclos dont le
premier est rempli de molécules gazeuses et l’autre quasi vide. En levant
subitement la barrière, les molécules de gaz se précipiteront partagées
entre les deux enclos. Il s’ensuit une baisse de température et une hausse
d’entropie. Cette définition de l’entropie est une définition générale,
d’autant qu’elle n’offre pas de schéma
détaillé par lequel se définit la notion d’entropie en termes de positions
et de vitesses respectives des particules. L’augmentation d’entropie
signifie très précisément un accroissement correspondant du désordre et une
baisse du degré d’ordre. Mais
que signifie la notion d’ordre ? Il s’agit ici de la profondeur opérative
de notre faculté cognitive. Toute organisation de molécules, quelle que soit
sa complexité, ne sombre pas facilement dans le désordre si l’on connaît au
préalable la vitesse et la position de chacune de ses molécules. Par conséquent,
le désordre que nous avons signalé implique l’impossibilité de prédire
à cause du manque d’informations détaillées relatives aux positions et
vitesses des molécules. En reprenant notre exemple précédent nous
constaterons d’emblée que le degré de notre connaissance des vitesses et
positions des molécules est supérieur avant de lever la barrière. En
résumé, la connaissance et l’incertitude s’excluent mutuellement : plus la
connaissance augmente, l’incertitude diminue et l’entropie baisse ;
inversement, l’augmentation de l’entropie équivaut à une généralisation
de l’incertitude et à un reflux cognitif. Cette expérience indique que tout
enclos subit irrémédiablement une hausse accrue d’entropie. L’astronome
Milne a démontré que l’expansion de l’univers est une preuve éclatante
que l’entropie augmente sans cesse. Quelle que soit l’échelle de son
extension, il demeure cependant un enclos conformément aux considérations énergétiques
et son expansion est semblable à la levée de la barrière dans notre expérience.
Ainsi l’entropie s’accroît avec l’écoulement du temps, l’incertitude
augmente et l’univers sombre petit à petit dans le désordre. Al-Ma‘arrī
affirme : Intelligent est celui qui ne se laisse point leurrer par
un monde voué à la dissolution. Il affirme
aussi : Laisse les oiseaux dans leur désordre car ils cherchent
tous des moyens de survie et ne font rien d’extraordinaire. Al-Ma‘arrī
intègre le désordre à l’incertitude pour parvenir enfin à ce vers : Corruption et monde : deux accidents témoignant que la Création
est l’Œuvre d’un Sage. Ce
dernier vers insinue que l’incertitude intrinsèque a été comme « insérée
» à dessein dans le monde. Par cette vision pénétrante, al-Ma‘arrī devance les physiciens quantiques qui croient à
l’existence de quelque chose, d’un arrière-plan de réalité, malgré
l’incertitude qui fait que la plénitude de la connaissance se refuse à nous.
Cette
croyance implique un énorme paradoxe, car si cette réalité était immuable,
c’est à dire, éternelle, l’évolution apparente n’en refléterait guère
la structure profonde à cause de la dynamique superficielle qui perturberait
l’arrière-plan. Al-Ma‘arrī
traite ce dilemme en disant : Mon âme, ainsi que celle d’autrui, ne seront délivrées
de leurs adversités qu’en se néantisant. Ma connaissance des créatures m’a fait renoncer à
elles, aussi bien que mon savoir que les mondes ne sont que poussière. Tu nous as prononcé toutes sortes de sermons, alors que
les gens te croyaient muette. Un tel état
rendrait l’existence dépouillée de tout sens. L’« insertion »
délibéré de l’incertitude dans le monde trouve sa justification dans la théorie
mathématique contemporaine dite « des jeux ». Or l’Éternelle
Réalité, aurait-elle à interagir avec nous, elle suivrait sans doute nos règles
d’interaction. Ladite théorie montre que les caractéristiques essentielles
de l’Éternelle Réalité aboutiraient à de profondes contradictions.
L’omniscience, l’omnipotence et l’éternité aboutissent toutes, selon
ladite théorie, au recul de l’Éternelle Réalité devant la conscience
contingente lors de chaque rencontre. Ce recul se manifeste, d’une part, par
l’impossibilité de conserver une partie de ces caractéristiques, ou toutes,
et, d’autre part, par la continuité de la non-manifestation. Arriverait-il à
l’Éternelle Réalité de réduire les règles de la théorie des jeux
par l’action physique de quelques-unes de ces caractéristiques, ou de toutes,
cette réduction aboutirait à la privation de la conscience contingente de la
liberté apparente dont elle croit jouir. Ainsi, l’incertitude devient une prérogative
de l’Éternelle Réalité et un obstacle équivoque et informe du point
de vue de la conscience contingente. Al-Ma‘arrī
énonce cet état de conscience contingente : S’ils demandent quel est mon credo, celui-ci est évident
: ne suis-je pas idiot comme tout le monde ?! Si
l’Éternelle Réalité devait reculer devant la conscience
contingente, elle n’aurait qu’à plonger le monde dans l’incertitude. Einstein,
pour sa part, affirme : « Je me demande si Dieu avait le choix en créant
le monde. » À nous de poser la question autrement : l’Éternelle
Réalité avait-elle le choix en insérant l’incertitude dans le monde ?! Lisons ce
que dit al-Ma‘arrī à ce propos : Nous sommes dans l’ignorance sans savoir exactement ce
qui nous est demandé ; à Dieu le Bienveillant seul est la Science. ....... Gloire à Celui qui a inspiré à toutes les espèces une
chose qui mène à la démence et à l’hébétement. ....... Vous m’avez questionné et le fait de vous répondre
m’a rendu perplexe ; quiconque prétend savoir est un imposteur. ....... Le temps, me semble-t-il, est dépourvu d’intelligence ;
comment le blâmer s’il commet une erreur ?! ....... Combien de fois es-tu parti en quête de choses que tu ne
trouveras point ; béni soit Dieu qui t’a incité à la quête. ....... Nous avions
signalé l’incertitude comme prérogative de l’Eternelle Réalité : Qu’Il soit exalté, Lui qui nous connaît si bien ; la
raison est contrainte au mensonge. Al-Ma‘arrī
affirme par ailleurs : Les hommes se sont efforcés de réfléchir, mais leur
longue réflexion ne les a menés nulle part. Al-Ma‘arrī
affirme que l’interaction de l’Éternelle Réalité avec la conscience
contingente s’effectue selon les règles de cette dernière : Dieu peut anéantir sa Création sans maladie, mais les
maux sont Ses agents. Or
si l’Éternelle Réalité est transcendante et non-manifestée, alors
que le Monde est plongé dans l’incertitude, que faire ? Bien
qu’al-Ma‘arrī
n’ait pas été au courant de la théorie des jeux, tel un Pascal, il comprît,
par la perspicacité de son intuition, que la réponse se réduit au calcul du
profit et du dommage : Et
l’astrologue et le médecin ont dit : « La chaire ne ressuscite point. »
Alors je leur dit : « Tenez ! Si ce que vous dites est vrai je n’ai rien
à perdre ; mais si ce que je dis l’est ce sont vous les perdants ! » Où
en est Dostoïevski de tout cela ? Il n’est guère difficile d’entrevoir des
similitudes chez le romancier de génie. Oui, l’univers sombre dans le désordre
; pis encore, c’est le désordre incarné. Les critères de la survivance sont
ceux du dommage et du profit : profit temporel pour Ivan Karamazov, et profit
eschatologique pour al-Ma‘arrī
: Ivan est
l’interprète de Dostoïevski à ce sujet : [...] si je n’avais plus foi en la vie, si je doutais
d’une femme aimée, de l’ordre universel, persuadé au contraire que tout
n’est qu’un chaos infernal et maudit – et fusse-je en proie aux horreurs
de la désillusion – même alors je voudrais vivre quand même. Après avoir
goûté à la coupe enchantée, je ne la quitterai qu’une fois vidée.
D’ailleurs, vers trente ans, il se peut que je la regrette, même inachevée,
et j’irai [...] je ne sais où.[6] Et Ivan
d’ajouter : Je veux voyager en Europe, Aliocha. Je sais que je n’y
trouverai qu’un cimetière, mais combien cher ![7] Il
est à signaler qu’Ivan commence par l’indétermination pour y aboutir en
fin de compte ; il aime la vie, mais non pas le sens de la vie. En bref,
l’incertitude est le monde d’Ivan, et il ne se fait aucune illusion sur son
compte. Il se persuade de l’incertitude d’une étrange manière : « [...]
mais combien cher ! » L’idée
d’une Éternelle Réalité s’est présentée à l’esprit de Dostoïevski.
Dans Les Démons Lébiadkine s’écrie : Ce petit mot, « pourquoi ? », est répandu
dans tout l’univers depuis le premier jour de la création, madame, et la
nature entière crie sans cesse à son Créateur : « pourquoi ? »[8] Mais
puisque nulle réponse ne se présente, la chute volontaire dans l’incertitude
devient inévitable. Et Kirilov dans Les Démons de s’interroger : Dieu est nécessaire, et par conséquent, il doit exister
[...] Mais je sais qu’il n’existe pas et qu’il ne peut exister [...]
Est-ce possible que tu ne comprennes pas qu’un homme ne peut continuer à
vivre avec deux idées pareilles ?[9] Parmi
les manifestations les plus étranges et les plus poussées de l’incertitude
figure l’aveu d’Aliocha Karamazov : Je suis un moine, un moine... [...] Or je ne crois
peut-être pas en Dieu.[10] Alors
qu’al-Ma‘arrī
nous apprend : Ne te presse pas, toi qui es libre, car tu as été leurré
par un imposteur qui prêche aux femmes. Il proscrit le vin rouge le matin et le boit exprès
le soir. Il
vous dit : « Je me retrouve sans vêtements, » car il les a offerts
en gage pour ses plaisirs. Si un homme s’adonne à ce qu’il interdit, c’est un
double outrage, non un seul, qu’il commet. Voici
donc une possibilité à envisager : une Réalité éternelle qui se refuse à
la manifestation, et, de ce fait, opte pour la conscience contingente conformément
à la théorie des jeux, et s’empresse de briser cette prépondérance en
inondant le monde d’incertitude. De là même, la conscience contingente tâtonne
au hasard dans l’obscurité de l’incertitude. Al-Ma‘arrī
résume cette vision en disant : Un Créateur Ancien indubitable, et ère après ère
qui s’écoulent. Il se peut que cet Adam ait un antécédent succédant
à un autre. Je ne refuse à la Toute-Puissance divine des fantômes de
lumière sans chair ni sang. Le voyant parmi les gens est, comme moi, aveugle ; allons
donc nous heurter dans les ténèbres. Notons
qu’al-Ma‘arrī
ne réduit pas la conscience contingente à des formes précises ; quelles que
soient ces dernières – humaines, angéliques ou même extraterrestres –
elles sont toutes aveugles et se heurtent dans les ténèbres de
l’incertitude. Parmi
les étrangetés de l’effritement du monde physique dans l’océan de
l’incertitude, citons l’expérience suivante, dite expérience des fentes de
Young :[11] Un
tireur, les yeux bandés, tire à la carabine sur un mur de pierre dans lequel
ont été pratiquées deux ouvertures verticales identiques, très étroites et
assez proches l’une de l’autre ; le tireur est à égales distances de ces
deux ouvertures. Derrière ce premier mur, parallèlement à lui, se trouve un
second mur, en bois lisse celui-là, qui absorbe les balles ayant franchi le
premier mur et sur lequel on voit nettement les impacts successifs. La plupart
des balles sont arrêtées par le premier mur ; d’autres passent par la première
ouverture directement ou en ricochant sur un de ses bords ; d’autres enfin
font de même avec la seconde ouverture. L’accumulation des impacts sur le
second mur, au bout, par exemple, d’un million de tirs successifs, permet de
tracer une courbe donnant le nombre d’impacts par unité de surface. Le plus
grand nombre d’impacts s’accumule autour du point du mur correspondant au
milieu de la distance entre les deux ouvertures, alors que diminue le nombre
d’impacts sur les autres points du mur, au dessus et en dessous du point en
question. Répétant
l’expérience, en remplaçant le second mur par un autre mur en bois tout
neuf, on aura le même résultat à une différence près que le point où
s’accumulera le plus grand nombre d’impacts se situera cette fois en face de
l’ouverture laissée ouverte. En rouvrant la première ouverture, en fermant
la seconde et le tireur effectuant encore un million de tirs, on retrouve
finalement la même courbe que dans la première expérience ; cette courbe est
la somme de la courbe que l’on obtient avec la première ouverture fermée et
celle obtenue en fermant uniquement la seconde. Autrement dit, la probabilité
pour qu’une balle arrive en un point donné du second mur, lorsque les deux
ouvertures sont en fonction, est la somme des probabilités pour qu’il en soit
ainsi lorsque l’une ou l’autre des deux ouvertures est fermée. Passons
maintenant à la célèbre expérience réalisée pour la première fois en 1803
par le médecin et physicien anglais Thomas Young, tout en la modifiant quelque
peu en vue de plus de clarté. Le tireur y est remplacé par une source
lumineuse monochromatique, c’est à dire qui émet de la lumière d’une
longueur d’onde fixe et précise. À la place du premier mur, et
beaucoup plus près de la source, on utilise un écran percé de deux fentes
verticales, et une plaque photographique tient lieu de second mur (Young avait
pris un simple écran). Si l’on fait fonctionner la source pendant un temps
suffisant pour impressionner la plaque, mais assez bref pour ne pas la
surexposer, on y observe une alternance de bandes verticales, plus ou moins
claires ou obscures, qui permettent de tracer une courbe représentant
l’intensité de la lumière atteignant la plaque : c’est le phénomène
des interférences. En
revanche, si l’on change de plaque en obturant alternativement chacune des
deux fentes, on obtient deux courbes dont la somme ne reproduit absolument pas
la courbe initiale, car on obtient sur l’écran, à chaque fois, des cercles
concentriques dont le centre commun correspond à la fente ouverte. Ces cercles
correspondent à ceux obtenus en jetant un caillou sur une surface d’eau
calme. Pour
passer ensuite des courbes relatives à l’ouverture d’une seule fente à la
courbe globale correspondant à l’ouverture des deux, il nous faut appliquer
une équation mathématique plus complexe qu’une simple somme : l’intensité
globale est la somme des intensités partielles, augmentée d’un terme
oscillant entre + 2 fois et –
2 fois la racine carrée de la résultante de ces intensités. C’est le caractère
ondulatoire de la lumière qui mène à ce résultat, correspondant à
celui obtenu en jetant simultanément deux cailloux sur la surface d’eau. Ainsi
les balles agissent en corpuscules alors que la lumière trahit une nature
ondulatoire. La physique contemporaine ignore d’autres modes de comportement. Mais
on sait aussi que la lumière est composée de photons que l’on se représente
souvent comme des corpuscules. Les collisions ou interactions éventuelles entre
les myriades de photons qui composent la lumière sont-elles responsables de ce
phénomène d’interférences ? Pour le savoir, il suffit de réduire
suffisamment l’intensité de la source pour qu’elle émette les photons un
par un. On constate alors que les photons vont produire, chacun, un impact quasi
ponctuel, bien localisé sur la plaque photo : ce sont donc bien des
corpuscules. Mais si les deux fentes sont ouvertes, l’accumulation des impacts
au bout d’un temps très long reproduira la figure d’interférences ! Venons
à présent à la troisième phase de l’expérience en remplaçant le tireur
et la source lumineuse par un canon à électrons. En fermant l’une des deux
fentes on obtient un résultat identique à celui obtenu en fermant l’une des
deux ouvertures dans la première phase, les balles étant passées de
l’ouverture ouverte. Mais l’ouverture des deux fentes en baignant le milieu
de l’expérience dans une obscurité totale produit un résultat identique à
celui obtenu en ouvrant les deux fentes dans la deuxième phase, les impacts des
électrons reproduisant la figure d’interférences. Mais – car il y a un
mais ! –, tout comme avec les photons, le phénomène d’interférences ne se
produit pas avec les électrons comme avec les ondes aquatiques sur la surface
d’eau évoquée plus haut. Pour s’en rendre compte, il suffit de ralentir le
jet d’électrons en faisant en sorte que le canon ne tire les électrons que
un par un. Ainsi, on obtient la figure d’interférences comme si l’électron
passait par les deux fentes en même temps, interférant ainsi avec lui-même,
pour ainsi dire. Autrement dit, un électron ne se comporte pas du tout de la même
façon suivant qu’une seule fente soit ouverte ou les deux à la fois –
chose incompatible avec l’idée d’un corpuscule passant par une seule fente
à chaque fois. Les électrons ont été atteints de « schizophrénie »
en quelque sorte – comme l’observateur d’ailleurs ! Mais
attention ! – car en éclairant d’une puissante lumière l’espace
entre l’écran et la plaque, c’est tout le contraire qui se produit :
on observera une fente à la fois briller lors du passage d’un électron. L’étude
statistique de la plaque donnera des résultats tout à fait identiques à ceux
obtenus dans la première phase de l’expérience en ouvrant les deux
ouvertures. Les électrons dans ce cas prouvent qu’ils sont de nature
corpusculaire. Ainsi,
l’électron, comme le photon d’ailleurs, est tantôt corpuscule tantôt onde
! Cependant l’histoire a une suite : en réduisant, dans une dernière phase,
le jet d’électrons en deçà d’une certaine limite, ceux-ci trahiront une
nature ambiguë : ils ne seront ni ondes, ni corpuscules, ni rien d’autre
non plus. La distribution d’impacts sera sujette au hasard et différera selon
les procédés particuliers de l’expérience. Ici la nature perd toute
possibilité d’intelligibilité à cause de l’incertitude.
L’intelligibilité serait-elle un cas isolé, singulier, dans le flot
d’incertitude ? Et la connaissance serait-elle, de ce fait, impossible ?
Al-Ma‘arrī
dit : Nous quittons la vie sans savoir quelle est la raison d’être
[de l’existence] des terriens. Est-ce
à dire que la théorie unitaire synthétisant toutes les théories physiques
serait celle qui ne donnera lieu à aucune prédiction ? Aboutirait-on, dans ce
cas-là, à une sorte de solipsisme ? Al-Ma‘arrī n’a pas manqué d’y faire allusion dans sa poésie : Je n’ai ni de semblable, ni de supérieur, ni de
devancier, ni de successeur. Nous
nous devons de rappeler ici que Wigner, un des chefs de file de la mécanique
quantique, a marché sur les pas d’al-Ma‘arrī
plusieurs siècles après la disparition de ce dernier. D’après Wigner,
quiconque prend les données de la mécanique quantique au pied de la lettre
sombrera dans le solipsisme, à moins que ces données ne se modifient. Mais les
données quantiques sont inhérentes aux processus naturels, et, de ce fait,
immuables, pour ainsi dire. La mécanique quantique permet la connaissance à
condition que cette dernière soit liée aux termes du sujet et de l’objet ;
elle autorise la réduction du continuum si le sujet et l’objet ne font
qu’un. Les données quantiques sont l’incertitude traduite en langage
naturel et, partant, sont la pierre angulaire de notre connaissance du monde. Le
positivisme et le matérialisme dialectique se rejoignent dans l’idée que le
monde immédiat est la source unique de connaissance. Si la mécanique quantique
est le seul instrument pour sonder le monde, ces deux approches philosophiques
coïncident avec le solipsisme d’une manière ou d’une autre. Le domaine théorique
de la mécanique quantique est le champ des variables mathématiques abstraits
et des fonctions de probabilité, mais sa base fondamentale est formée par
l’espace et le temps euclidiens. Le temps euclidien est un courant éternel
autonome, et l’existence de l’espace euclidien est absolue. Les deux pensées,
relativiste et quantique, divergent sur ce point. Selon Einstein,
l’espace-temps n’existe pas moins que la matière, et un univers bâti d’énergie
est dépourvu d’espace-temps. Chez
les théoriciens quantiques, en revanche, un espace et un temps « statiques »
et imprégnés d’incertitude sont indispensables. Plus généralement, une
pensée basée sur l’incertitude ne peut se passer d’un postulat
spatio-temporel de ce type. Al-Ma‘arrī
a imaginé volontiers un état pareil : L’espace est immuable et ne se remplit guère, mais ton
temps s’en va et ne se fixe point. Il dit
aussi : Ce jeune homme est plus obstiné qu’un roc ; il stupéfait
quiconque le contredit, quelle que soit son opinion. Il prétend être sincère dans sa foi tout en étant
le pire des impies. Il prétend que cinq n’est pas la moitié de dix
et que le corps n’est nulle part. Dostoïevski,
lui, fut euclidien ; en témoigne l’allusion qu’il fit à travers Ivan
Karamazov. La pensée de Heisenberg – celui-ci étant un des chef de file de
la mécanique quantique – se confond avec celles d’Al-Ma‘arrī et de Dostoïevski. Or si la connaissance est impossible, pourquoi la
raison n’accepterait-elle pas cette évidence et ne reconnaîtrait-elle
pas l’incertitude ? Dans
son œuvre
célèbre Le Sous-sol, Dostoïevski demande à la raison de reconnaître
l’incertitude. Il y proteste contre la nécessité de l’égalité 2 x 2
= 4 et plonge dans
les profondeurs de l’âme humaine pour se rendre compte que cette âme n’a
pas d’autre alternative que l’incertitude. Et le héros du Sous-sol d’affirmer
: [...] je suis certain que l’homme ne renoncera jamais à
la vraie souffrance, c’est-à-dire à la destruction et au chaos. La souffrance ! mais c’est l’unique cause de la
conscience ![12] Le Sous-sol
de Dostoïevski est un labyrinthe d’incertitude. De
son côté, Abu-l-‘Alā’
a sanctionné les vues épicuriennes selon lesquelles la négation de la cause téléologique
est la preuve que le monde tel quel n’a pas été créé pour un but
quelconque dont l’accomplissement aurait suscité cette création. Si ceci était
vrai, il y aurait eu un pont entre la Réalité et le monde. Mais cette Réalité
en est séparée comme par un fossé, ce qui rend le monde quelque peu absurde,
l’homme n’ayant plus qu’à y tâtonner dans l’obscurité. L’obscurité de ta nuit s’épaissit de plus en plus et
ne verra guère le jour, même à la fin des temps. La
mécanique quantique est plus englobante que la philosophie positiviste ; et
ceci du fait qu’elle accepte les variables mathématiques qui ne correspondent
pas à des phénomènes physiques observables, alors que le positivisme s’y
refuse. Les positivistes pensent qu’une thèse quelconque n’est pourvue ou dépourvue
de sens que s’il est possible de l’étayer ou de la réfuter par un procédé
expérimental. Les « extrémistes » parmi eux vont jusqu’à
postuler que la réalité n’est ni réelle ni irréelle – pour la seule
raison que le terme « réalité » ne peut être mis à l’épreuve
de l’expérience. Mais peut-on, du point de vue quantique, justifier les
variables mathématiques qui ne correspondent pas à des phénomènes physiques
? Wheeler, Everett et De Witt se sont attaqués à ce problème. Chaque
opération de mesure en mécanique quantique donne lieu à un nombre probable de
résultats. Nous reviendrons ailleurs dans cette étude à la notion de mesure
quantique ; il suffit ici d’en parler en termes généraux telle qu’elle a
été formulée par les susdits savants. Accepterait-on,
avec les positivistes et les matérialistes dialectiques, que la mesure ne soit
qu’un simple acte physique, rien n’empêcherait de considérer tout acte
physique comme étant une procédé
de mesure en quelque sorte. Et puisque chaque mesure implique un certain nombre
de résultats, l’univers se divise lors de chaque mesure en un nombre égal de
parties de manière que chaque résultat impliqué y soit compris séparément.
De notre côté, nous ne pourrons percevoir ce fractionnement d’autant que les
données de la mécanique quantique nous en empêchent du fait que nous nous
sommes classés comme étant de simples systèmes physiques. En termes plus précis,
nous ne tomberons que sur un seul des résultats possibles, tandis que les
autres nous paraîtrons comme des variables mathématiques ne correspondant
point à des phénomènes physiques. Mais le fait que l’univers se fractionne
signifie, entre autres, que chaque univers nouveau-né s’approprie un des
autres résultats ; il signifie aussi l’impossibilité de communication entre
ces univers pour la raison mentionnée ci-dessus. Nous
n’entrerons pas dans les détails propres aux différents modèles de ces
mondes multiples, mais nous dirons volontiers que cette vision est à la fois
improuvable et irréfutable. De plus, elle entraîne la philosophie positiviste
dans son orbite. Tant que l’explication des univers multiples pousse les
variables mathématiques à se manifester physiquement, il n’est plus
justifiable ni d’admettre la philosophie positiviste ni de la rejeter. Ainsi,
en dernière analyse, le positivisme se réduit à l’incertitude. La
pluralité existentielle n’était pas étrangère à l’imagination
d’Abu-l-‘Alā’
; il se complaisait à concevoir un être humain voyant de ces pieds, marchant
sur sa tête, pleurant de ses doigts, écoutant de ses mains et goûtant de ses
oreilles ; il a réuni deux montagnes, l’une en Syrie l’autre à Najd (en
Arabie !), et a modifié le tempérament d’un fauve accoutumé à la vie
des altitudes, le conditionnant à la vie des pleines. En tenant compte du célèbre
vers d’al-Ma‘arrī
: Ne me prends pas à la lettre ; comme les autres je ne
parle qu’allégoriquement, nous
serons mieux placé pour interpréter ses conceptions comme il suit. Abu-l-‘Alā’ n’était ni tisseur de fables ni auteur de
science-fiction ; aussi ne parlait-il pas de miracles. Ce qu’il avait entrevu
était uniquement la possibilité. Celle-ci n’est pas à soustraire,
d’autant plus que la seule déduction logique est l’impossibilité de
communiquer. Notons que la pluralité existentielle n’est chez al-Ma‘arrī,
tout comme chez Dostoïevski, Heisenberg et les représentants de l’école
quantique de Copenhague, qu’apparente. Rappelons
quelques vers d’al-Ma‘arrī déjà cités : Un Créateur Ancien indubitable, et ère après ère
qui s’écoulent. Il se peut que cet Adam ait un antécédent succédant
à un autre. Je ne refuse à la Toute-puissance divine des fantômes de
lumière sans chair ni sang. ....... Gloire à Celui qui a inspiré à toutes les espèces une
chose qui mène à la démence et à l’hébétement. ....... Combien de fois es-tu parti en quête de choses que tu ne
trouveras point ; béni soit Dieu qui t’a incité à la quête. en
ajoutant le vers suivant : Nous ne connaissons point le Mystère de notre Dieu ; le
Soleil et Andromède le connaîtraient-ils ?! L’Éternelle
Réalité non-manifestée qui a créé l’incertitude est la représentante du
monisme existentiel. Dostoïevski
s’est plongé dans les profondeurs des âmes humaines, ou plutôt dans les
univers humains, en quête de la pluralité existentielle. Il y fait allusion
dans le discours de Rakitine adressé à Aliocha : Il
y a longtemps que je t’observe : tu es un Karamazov, tu l’es tout à fait ;
donc, la race et la sélection signifient quelque chose. Tu es sensuel par ton père
et « innocent » par ta mère.[13] Dostoïevski
ne prend pas les termes de « race » et de « sélection »
au pied de la lettre, mais conçoit plutôt la notion de fractionnement résultant
de chaque expérience. Le diable et la terre sont tous deux des résultats de
l’expérience divine, et ce qui est issu des sphères supérieures est entrevu
dans la sphère humaine. Mitia, Ivan et Smerdiakov représentent trois univers,
qui renferment chacun un des résultats de l’expérience divine, alors
qu’Aliocha est un cas de figure étrange, d’autant qu’il représente le phénomène
d’interférences entre deux univers aux confins qui les séparent, ce qui est
un cas fort rare. Notre
interprétation trouve sa confirmation dans la grande œuvre Les Frères Karamazov
ou Dostoïevski affirme qu’elle est entièrement consacrée à Aliocha et
qu’une autre œuvre portant sur Ivan suivra plus tard. Selon Dostoïevski, le
père sensuel est le diable, alors que la mère « innocente » est la
terre – la terre et le diable étant les résultats de l’expérience divine
telle que nous l’avons soulignée plus haut. Passons
à l’expérience poétique chez Dostoïevski. Cette expérience, comme nous
pouvons nous attendre, cause un fractionnement. Dans l’univers de Smerdiakov,
la poésie est une absurdité sans valeur ; dans l’univers de Mitia, elle est
la consolation d’un cœur
enflammé ; alors qu’elle est, dans l’univers d’Ivan, « intellectuelle »
dans sa majeur partie ; il s’agit d’une pensée rationnelle assaisonnée
d’un énorme désir. Mais
la pluralité existentielle chez Dostoïevski n’est qu’apparente. Les
« démons » de Dostoïevski sont, à plus forte raison, les êtres
les mieux placés pour dévoiler le phénomène de la pluralité, tout
simplement parce qu’ils sont impliqués dans le processus de prouver son
authenticité. Mais certains d’entre eux reculent et avouent leur échec après
avoir été secoués par les tempêtes. Mais ceci ne se reproduit que rarement. Stavroguine
dans Les Démons dit : Je sais que je devrais me tuer, disparaître de la surface
de la terre comme un insecte répugnant. Mais j’ai peur du suicide, car j’ai
peur de montrer de la grandeur d’âme. Je sais que ce ne sera qu’un mensonge
de plus, le dernier mensonge d’une longue série.[14] Dans
le comble de l’incertitude, la mécanique quantique remplace les phénomènes
de la nature par des fonctions mathématiques abstraites. Ce remplacement ne
représente pas une correspondance comme il pourrait se présenter à première
vue ; encore que si ces fonctions indiquent quelque chose, elles indiquent la
probabilité d’un événement avec les « causes » duquel elles
n’ont rien à voir – si causes il y a. Ce fait crée de grandes difficultés
langagières en mécanique quantique. Mentionnons, à titre d’exemple,
certains termes quantiques, tels : la « réduction de la fonction d’onde »,
l’« état pur », le « mélange », la « substitution
de la quantité physique par l’effet », les « ensembles du type
Borell », entre autres. Heisenberg
affirme : [...] on peut dire que le concept de complémentarité
introduit par Bohr dans l’interprétation de la théorie quantique a encouragé
les physiciens à utiliser un langage ambigu plutôt que non ambigu, à utiliser
les concepts d’une manière plutôt vague en conformité avec le principe
d’incertitude, à appliquer alternativement différents concepts classiques
qui mèneraient à des contradictions si on les utilisait simultanément.[15] Et il
ajoute : De même, en théorie quantique, tous les concepts
classiques, une fois appliqués à l’atome, ne sont qu’aussi bien ou aussi
mal définis que la « température de l’atome » ; ils sont liés
à des probabilités statistiques ; et cette probabilité ne peut que dans de
rares cas devenir un équivalent de la certitude. Là encore, comme en
thermodynamique classique, il est difficile de déclarer que cette probabilité
est objective. L’on pourrait peut-être la traiter de tendance ou de
possibilité objective, de potentia,
au sens de la philosophie aristotélicienne. En fait, je crois que le langage
effectivement utilisé par les physiciens lorsqu’ils parlent de phénomènes
atomiques implique dans leur esprit des notions analogues à celles du concept potentia.
De sorte que les physiciens se sont graduellement habitués à considérer les
orbites électroniques, etc., non comme des réalités, mais comme un genre de potentia. Le langage s’est déjà adapté (jusqu’à un certain point du
moins) à cette situation de fait. Mais ce n’est pas un langage précis dans
lequel on puisse utiliser des modes logiques ; c’est un langage qui crée dans
notre esprit des images et, en même temps, la notion que ces images n’ont
qu’un vague rapport avec la réalité, qu’elles ne représentent qu’une
tendance vers la réalité.[16] Le
langage de la mécanique quantique étant ce qu’il est, il n’est guère
surprenant qu’al-Ma‘arrī
ait vogué sur la même galère. Le langage, dont la formulation directe s’est
effectuée dans le cadre de la pensée quotidienne, semble étroit par rapport
aux grandes idées. Il succombe sous leur poids lorsqu’il s’agit de concepts
profonds, tirés du monde de l’incertitude. Un authentique penseur n’épargnera
pas d’efforts pour exprimer ce qui s’agite au fin fond de lui-même ; mais
le dispositif linguistique, pour ainsi dire, ne lui portera pas secours dans la
majorité des cas. Ainsi, il se trouvera dans l’inévitabilité de chercher
refuge dans un lexique et une syntaxe éminemment obscures. Al-Ma‘arrī est un cas de figure qui en témoigne d’un manière fulgurante : la quasi
totalité de son œuvre se situe aux confins de l’obscurité, et dans son
lexique et dans sa syntaxe. Lisons ces vers : Il m’est pénible que les Nuits aient mélangé les os
de vos pieds aux os de nuques. Il puise de sa paume d’un puits de verre [d’un
encrier] avec les seaux de la plume. ....... Nous avons annoncé sa mort même au soleil levant et à
la petite étoile de la Petite-Ourse, et chacun a souhaité avoir pu le racheter
à la fatalité. ....... Un nimbus se mettant en travers [du ciel] dont la mer a
envoyé les chameaux [les nuages] se désaltérer ; ayant étanché leur soif,
il s’est dirigé vers Najd[17]. ....... Il s’endort prétendant être meurtri par l’amour,
adjurant ton ombre de venir le dédommager. ....... Tel le liquide amniotique céleste ou le vent soulevant la
poussière dans un jour orageux.[18] On
pourrait se demander comment la langue arabe a-t-elle pu contenir la pensée
d’al-Ma‘arrī
et comment la poésie rythmée et rimée a-t-elle pu exprimer les élans de son
esprit, alors que ceux qui se dénomment pionniers de la poésie moderne prétendent
avoir dépassé l’expression poétique ; mieux : leur génie unique en son
genre ne peut exprimer leurs émois que par quelques lignes de points
d’interrogation, d’exclamation, par des points et des mots épars qui, loin
d’enrichir un dialogue, ne font qu’enflammer des polémiques sans fin. Les
idées de Dostoïevski, elles, sont les reflets de mondes singuliers ; il
s’agit de mondes lointains, étrangers à tout langage familier. Ce qui
importe chez Dostoïevski c’est moins le style et la lexie que le lecteur
lui-même, sa prédisposition et la portée de son aspiration à réaliser une
conversion spirituelle. Mais Dostoïevski ne fait pas partie des hautains,
d’autant plus que l’intelligence, selon lui, est le plus humble des dons,
mais impose à quiconque y aspire ce qui est au-delà de son pouvoir. Lisons
dans la préface du Sous-sol : Je suis un homme malade... Je suis un homme méchant. Je
suis un homme déplaisant. Je crois que j’ai une maladie de foie.
D’ailleurs, je ne comprends absolument rien à ma maladie et ne sais même pas
au juste où j’ai mal. Je ne me soigne pas et ne me suis jamais soigné, bien que
j’estime la médecine et les médecins. De plus, je suis extrêmement
superstitieux ; suffisamment, en tout cas, pour respecter la médecine (je suis
assez instruit : je pourrais ne pas être superstitieux, mais je le suis). Non !
Si je ne me soigne pas, c’est pure méchanceté de ma part. Vous ne daignerez
certainement pas le comprendre. Eh bien ! moi je le comprends.[19] Ce
à quoi vise Dostoïevski c’est empêcher l’incertitude d’agir sur
nous négativement, de sorte que nos âmes s’aplatissent. Il nous faut être
indépendants de ces âmes ; mais le processus est difficile à comprendre,
malgré la possibilité de le décrire par le langage ordinaire. Écoutons
Raskolnikov dans Crime et Châtiment : Une chose est certaine, c’est que la répartition des
individus dans les catégories et subdivisions de l’espèce humaine doit être
strictement déterminée par quelque loi de la nature. Cette loi nous est, bien
entendu, cachée encore à l’heure qu’il est, mais je crois qu’elle existe
et pourra nous être révélée un jour. L’énorme masse des individus, du
troupeau comme nous disons, ne vit sur terre que pour mettre finalement au
monde, à la suite de longs efforts et de mystérieux croisements de peuples et
de races, un homme qui, entre mille, possède quelque indépendance [...] Mais
cette loi déterminée existe, elle doit exister, il ne s’agit point de hasard
ici.[20] Quelle
est la loi dont parle Dostoïevski ? Quel est ce processus d’« indépendance »
? Serait-ce l’indépendance de la fatalité de l’incertitude ? Lisons encore
dans le Sous-sol : Je ne suis parvenu à rien, pas même à devenir méchant
; je n’ai pas réussi à être beau, ni méchant, ni une canaille, ni un héros,
ni même un insecte.[21] Et du même
Sous-sol : [...] la vie n’aurait pas de but extérieur, lequel but
ne peut évidemment être que ce « deux fois deux : quatre »,
c’est à dire une formule.[22] Aussi
Dostoïevski simplifie-t-il la tâche au lecteur, parlant de son Sous-sol en
les termes suivants : [...] que peut-on donc attendre de l’homme, de cet être
doué de qualités si étranges ? Essayez de déverser sur lui tous les biens de
la terre ; plongez-le dans le bonheur, si profondément qu’on ne distingue
plus à la surface que quelques bulles d’air ; satisfaites ses besoins économiques
si complètement qu’il n’ait rien à faire qu’à dormir, qu’à manger
des pains d’épices, et songer aux moyens de faire durer l’histoire
universelle – eh bien ! même en ce cas, l’homme par pure ingratitude, par
besoin de se salir, commettra en guise de remerciement une vilenie quelconque.[23] Ainsi
l’incertitude a été fatalement introduite dans le monde, et il n’y aurait
point de voie qui mènerait au salut. La raison est incapable de résoudre le
problème car l’incertitude pénètre tout, y compris la raison : Voyez-vous, messieurs, la raison est une chose excellente
; ceci est incontestable ; mais la raison est la raison et ne satisfait que la
faculté raisonnante de l’homme, tandis que le désir est l’expression de la
totalité de la vie, c’est à dire de la vie humaine tout entière, y compris
la raison et ses scrupules.[24] Quelle
serait l’origine des « scrupules » de la raison, si ce n’est
l’incertitude ? La notion de « désir », telle que l’a exprimée
le prisonnier du Sous-sol, est une notion assez ambiguë ; dans le
passage suivant, ce prisonnier parle de l’automatisme de la vie humaine. Écoutons-le
: Tandis que l’homme que deviendra-t-il ? En tout cas, on
observe constamment en lui une certaine gêne chaque fois qu’il atteint un de
ses buts. Il tient à se rapprocher du but, mais lorsqu’il l’atteint, il
n’est plus très satisfait ; et ceci est vraiment bien comique. En un mot,
l’homme est construit d’une façon très comique, et tout cela fait
l’effet d’un calembour.[25] L’insatisfaction
lors de l’atteinte du but n’a rien à voir avec le rassemblement des énergies
subjectives pour gravir un nouvelle marche. À travers l’habitant du Sous-sol,
Dostoïevski nous dit : Ne se peut-il pas qu’il aime tant la destruction et le
chaos (il les aime parfois ; ceci est indispensable), parse qu’il a
instinctivement peur d’atteindre le but et de terminer l’édifice qu’il
construit ? Qu’en savez-vous ? Il n’aime peut-être cet édifice que de
loin, et non de près.[26] Une
fois de plus, c’est au lecteur de comprendre la pensée de l’auteur. Malgré
la facilité du style et la simplicité des mots, c’est sur le signifié que
tout l’enjeu est misé ; tout comme le signifié de la mécanique quantique.
Ainsi la raison éprouve une série de crises : une crise épistémologique, une
crise conceptuelle et une crise linguistique. Al-Ma‘arrī
dit : Des choses qui sont équivoques pour les créatures comme
si la raison en était entravée. ....... Les hommes se sont efforcés de réfléchir, mais leur
longue réflexion ne les a menés nulle part. Et après
lui Newton : Je suis ignorant, et ne sais qu’une seule chose –
c’est que je ne sais rien. Et Dostoïevski,
par le biais de l’habitant du Sous-sol : Que sait la raison ? La raison ne sais que ce qu’elle a
appris (elle ne saura jamais autre chose, probablement, cela n’est pas une
consolation mais il ne faut pas le dissimuler) [...].[27] Et Einstein
d’émettre son opinion là-dessus : La raison humaine n’est pas capable de saisir
l’Univers. Nous sommes comme un petit enfant qui entre dans une immense
bibliothèque dont les murs sont couverts jusqu’au toit de livres dans de
nombreuses langues. L’enfant sait que quelqu’un a dû écrire ces livres,
mais il ne sait pas qui et comment. Il ne comprend pas les langues dans
lesquelles ils ont été écrits. Mais l’enfant perçois un plan défini dans
l’arrangement des livres – un monde mystérieux qu’il ne comprend pas,
mais seulement soupçonne vaguement. Nous
ne nous bornerons pas, en exposant la contribution de Heisenberg dans ce
contexte, à le citer ; nous nous arrêterons également à la théorie de
la mesure en mécanique quantique afin de jeter un coup d’œil sur la
perplexité qui frappe la raison lors de sa tentative de déchiffrer les mystères
qui l’entourent. Nous partirons de l’interprétation de l’école de
Copenhague dans le formalisme de laquelle Bohr a joué un rôle prépondérant
et à laquelle Heisenberg a adhéré en tant que réalité phénoménologique
certaine. Il est à noter là que Heisenberg a essayé de se « laver les
mains » de l’incertitude en se réclamant d’un certain matérialisme,
peu-être pour satisfaire les positivistes et les matérialistes dialectiques.
Cependant, il est critiqué par ces derniers, car c’est précisément lui qui
a formulé l’incertitude dans une équation mathématique, alors que
d’autres se sont bornés à en parler en termes philosophiques. L’expérience,
selon Bohr, est un procédé aux termes duquel on peut communiquer à autrui nos
expériences et ce qu’on a appris. Cette idée de Bohr implique une nécessité
fondamentale, celle de choisir avec minutie les mots et de formuler simplement
les phrases. Mais l’interprétation, dans sa forme définitive, nécessite de
la part de l’étudiant un effort considérable. Il s’agit ici d’un
corollaire que nous avons rencontré dans la poésie d’al-Ma‘arrī
et dans les œuvres de Dostoïevski. Résumons le point de vue de Bohr et de
Heisenberg en disant que le dispositif de mesure doit être décrit par un
langage aussi simple que possible. Mais les propriétés physiques des systèmes
opposés ne dépendent pas de ces mêmes systèmes, car on ne peut parler de ces
propriétés indépendamment du dispositif de mesure et de l’observateur. En
admettant avec les positivistes et les matérialistes dialectiques que l’homme
n’est qu’un agrégat physique, on déboucherait sur l’impossibilité
objective elle-même. La cause en est que l’interprétation de Copenhague intègre
et le système physique et le dispositif de mesure, y compris l’observateur,
dans un Tout-Un, quitte à ne pas permettre de prêter séparément des propriétés
physiques, ni au système, ni au dispositif de mesure, pas plus qu’à
l’observateur. Les tenants de l’interprétation de Copenhague pensent
qu’il est possible de décrire ce Tout-Un de façon intelligible. Ramener les
propriétés physiques mesurées au système physique étudié, indépendamment
du dispositif de mesure et de l’observateur, relève uniquement de la
formulation des termes. Quant aux autres propriétés physiques que l’on prêterait
au système en question grâce à nos expériences accumulées, elles n’ont
rien à voir avec le système étudié, et leur inclusion dans l’expérience nécessite
d’apporter un autre système physique semblable au premier ; « semblable »,
disons-nous, à cause de l’impossibilité de l’identité de deux systèmes,
quels qu’ils soient. Mais ceci ne suffit point, car, pour cela, il faudrait un
nouveau dispositif de mesure pouvant s’intégrer complètement au système
semblable au premier, étant spécialement conçu pour mesurer les autres propriétés
en question. L’interprétation de Copenhague est l’équivalent épistémologique
du principe philosophique d’al-Ma‘arrī
: Le
Monde ne nous a permis que de tendre notre espoir vers l’impossible. L’interprétation
de Copenhague est la seule justification des êtres-frères séparés de la
famille Karamazov : Mitia, Ivan et Smerdiakov. Force nous est de remarquer
que Dostoïevski ne sépare pas l’observateur, ni du dispositif de mesure, ni
de l’objet de l’expérience. C’est ce à quoi nous avions fait allusion en
traitant de la tâche que Dostoïevski confie à son lecteur en lui imposant de
déchiffrer ses symboles. À titre d’exemple, si quelqu’un arrive à
comprendre Ivan, il lui serait difficile de séparer les caractéristiques
d’Ivan, de les isoler ou de les placer soit dans le lecteur, soit dans Ivan
lui-même, soit, peut-être, dans le texte écrit par l’auteur. L’interprétation
de Copenhague est une vérité incontestable. Il est superflu de mentionner que
l’expérience sanctionne cette interprétation qui est, de fait, une généralisation
du principe d’incertitude de Heisenberg. Il est impossible au dispositif qui
mesure la vitesse de mesurer la position, et le système sur lequel s’opère
la mesure de la vitesse se refuse à permettre, à travers lui, la mesure de la
position, et vice versa. Or si l’observateur fait partie de l’opération de
mesure, nous en trouvons une confirmation dans l’œuvre de Dostoïevski. Avant
de citer ce géant de la littérature, rappelons que les propriétés physiques
mesurées sont attribuées au système mesuré par pure convention. En réalité, les propriétés en question sont celles du Tout-Un. Si
un être humain s’engage dans un dialogue intérieur pour commenter certains
épisodes qui l’entourent, il serait alors impossible de séparer l’esprit
dialoguant de l’objet du dialogue. Et s’il arrive que l’on attribue le
dialogue à l’esprit dialoguant, ceci serait également par pure convention.
Mais Dostoïevski n’épargne rien afin d’élucider le problème, le dialogue
étant une caractéristique commune, ou plutôt simplement une caractéristique
du Tout-Un composé de l’esprit dialoguant et de l’objet du dialogue. Ainsi
Dostoïevski écrivit-il dans ses Nuits blanches : Pour
moi, les maisons aussi sont des connaissances. Quand je me promène, chacune a
l’air de courir à ma rencontre dans la rue : elle me regarde de toutes ses
fenêtres et me dit, ou tout comme : « Bonjour ! Comment allez-vous ? Moi,
je vais bien, Dieu merci ! Au mois de mai on va m’ajouter un étage. »
Ou : « Comment allez-vous ? Demain on me met en réparation. » Ou :
« J’ai failli brûler et j’ai eu bien peur », et autres
semblables discours. Parmi
elles j’ai des préférées, j’ai des intimes. Une d’elles a l’intention
de faire une cure cet été entre les mains d’un architecte. J’irai la voir
tous les jours, exprès, de peur qu’il ne la tue, sait-on jamais ? – Dieu
l’en préserve. Mais
jamais je n’oublierai l’histoire d’une jolie, jolie maisonnette rose
clair. C’était une si gentille petite maison de pierre, elle me regardait
d’un air si affable, et si fièrement elle regardait ses lourdaudes voisines,
que mon cœur était dans la joie lorsque je passais devant.[28] Étrange
est cette mécanique quantique qui prête des propriétés physiques aux
dispositifs de mesure ; plus étrange encore est le fait que les caractéristiques
de ces dispositifs sont telles qu’ils possèdent la faculté d’expérimenter
les événements physiques passés. Ci ceci est le cas, quelles sont les
significations que l’on pourrait prêter à de différentes notions, telles la
causalité, le dispositif de mesure, ou même la réalité elle-même. Il
y a plus, car la mécanique quantique nous présente un monde où tout contient
tout, et dont les composantes sont liées sans discontinuité aucune. Ceci
constitue une violation du principe de causalité. Ce dernier peut se réduire
au déplacement de l’effet physique à la plus grande vitesse permise dans
l’univers – à savoir celle de la lumière. Il
est dans l’univers des points dont la distance qui les sépare est trop grande
pour que la lumière puisse la parcourir durant l’âge estimé de celui-ci.
Plus précisément, ces points sont causalement séparés. Si on tente de
combler la fissure dans ces structures conceptuelles, il faudrait reconstruire
le monde, à partir de composantes séparées, sur l’arrière-plan d’un
monde invisible. Encore une fois, intervient la mécanique quantique pour
prouver l’impossibilité de construire un tel univers. En d’autres termes,
le monde aux composantes séparées ne peut être fondé sur des « variables
cachées ». Ainsi flotte de nouveau la première prémisse quantique, à
savoir que le monde est continu et qu’il n’y a point de séparation. Pour
Einstein, et plus encore pour ses partisans, le côté « flou » et
indéterminé de la physique quantique ne peut satisfaire un vrai scientifique.
En mai 1935, lui et ses collaborateurs B. Podolsky et N. Rosen publiaient un
article retentissant qui jetait un sérieux doute sur la validité du principe
d’incertitude de Heisenberg, et, partant, sur la validité de la théorie
quantique. Einstein, Podolsky et Rosen (EPR) voulaient prouver que ladite théorie
était un artefact, un puzzle où manquait la pièce maîtresse ; en bref, une
théorie incomplète. Considérez,
écrivaient-ils en substance, un système formé de deux quantons qui viennent
d’interagir, puis se séparer. D’après la théorie quantique, ce système
est décrit par une fonction d’onde unique qui exprime certaines relations de
conservation. Il s’ensuit que si l’on mesure la vitesse (ou la position)
d’un quanton, on peut facilement connaître la vitesse (ou la position) du
second, et cela apparemment sans le perturber. Les trois auteurs en tiraient la
conclusion que les vitesses et les positions des deux quantons étaient bien définies
avant la mesure, en raison d’un « principe de réalité »,
pour reprendre leur propre expression. Pour la physique quantique, au contraire,
ces vitesses et ces positions sont indéterminées avant la mesure, et c’est
la mesure réalisée sur le premier quanton qui concrétise simultanément les
vitesses (ou les positions) des deux quantons. Mais selon Einstein et ses
collaborateurs, si l’on peut concevoir que la mesure effectuée sur le premier
quanton fixe la vitesse (ou la position) de ce quanton, il est paradoxal, et même
franchement absurde, de soutenir qu’elle fixe en même temps la vitesse (ou la
position) du second, qui peut se trouver à une très grande distance de
l’endroit où est effectuée cette mesure. Donc, en concluaient-ils,
l’hypothèse quantique ne tient pas, cette vitesse (et cette position)
existant avant la mesure, et étant déterminées par des paramètres supplémentaires
(les fameuses « variables cachées », thèse reprise par David Bohm)
que la physique quantique ne prend pas en compte. Les
conclusions d’Einstein et de ses collaborateurs reposent sur deux hypothèses
majeures : toute mesure effectuée sur un quanton ne peut affecter un autre
quanton situé à une très grande distance du premier. Cette hypothèse est la
traduction « réaliste » du principe de causalité ; la deuxième
hypothèse concerne la réalité objective telle qu’Einstein la concevait.
Pour lui, les propriétés physiques n’ont rien à voir avec l’observation
directe et elles existent en tant que « réalité objective » en
dehors de la mesure. Force
nous est de distinguer entre les idées d’Einstein d’une part, et le matérialisme
dialectique et le positivisme d’autre part. La réalité objective, selon
Einstein, est connaissable par la pensée et le raisonnement intellectuel, et
peut se passer de l’expérience. En revanche, le matérialisme dialectique
voit en la réalité objective une existence tout à fait indépendante de la
volonté, et, de ce fait, l’expérience devient indispensable pour connaître
cette réalité. Si on n’a pas encore la main-mise sur cette réalité,
c’est que l’on n’a pas encore inventé le dispositif de mesure adéquat et
qu’un jour viendra où l’on parviendra à le faire. Nous avons déjà traité la notion positiviste de réalité objective, mais nous nous permettrons
ici de faire allusion à un paradoxe assez frappant dans le matérialisme
dialectique et le positivisme qu’Einstein avait cerné et résolu. Ce paradoxe
est qu’il existe une sorte de postulat métaphysique dans la logique
positiviste. C’est comme s’il y avait une réalité fondamentale dont les
deux philosophies n’osent pas parler, du moins à ce jour, d’autant
qu’elle définit la matière, au départ, en tant que catégorie
philosophique, pour en traiter plus tard en tant qu’existence réelle. La
possibilité postulée par Einstein de connaître le monde sans recourir à
l’expérience a résolu ce paradoxe, du moins en apparence. Le
paradoxe EPR est resté ainsi suspendu jusqu’à 1951, lorsque le physicien
anglo-américain David Bohm a suggéré d’abandonner ces variables continues
que sont la vitesse et la position, et d’utiliser plutôt celles qui ne
peuvent prendre que l’une ou l’autre des deux valeurs, celles, par exemple,
liées au spin des électrons, des protons et des neutrons. Ce fut une
excellente idée, mais encore fallait-il avoir un test fiable. Ce test, le
physicien irlandais John Bell le mit au point en 1964 sous la forme d’une inégalité
mettant en jeu les variables proposées par Bohm. Cette inégalité allait
permettre de passer de la discussion à l’expérimentation, et finalement de départager
physique classique (Einstein) et physique quantique (Bohr et Heisenberg). En
effet, la physique quantique prédit que cette inégalité peut être violée
dans certaines conditions expérimentales, alors que selon la physique classique
elle doit toujours être vérifiée. À
la suite de la publication des travaux de Bell, plusieurs équipes ont réalisé
des expériences sur des quantons produits par pairs et s’éloignant l’un de
l’autre dans deux directions opposées ; et cela afin de vérifier si, conformément
aux prédictions de la physique quantique, l’inégalité de Bell pouvait être
violée ; mais les premières expériences, bien qu’indiquant, dans la plupart
des cas, une violation de ladite inégalité, manquaient de précision. Alain
Aspect proposa alors en 1975 une expérience rigoureuse et irréfutable. En
1982, après avoir éliminé toute possibilité de communication, par le biais
de la lumière, entre les deux quantons (les photons dans son expérience) après
leur interaction, Aspect et son équipe ont constaté une forte violation de
l’inégalité de Bell, les deux photons agissant comme un seul quanton, malgré
leur séparation et la distance qui les sépare, impossible à parcourir par la
lumière pendant la durée de l’expérience. Ce fut comme s’il existait
entre les quantons un mystérieux lien « télépathique » ; ou
plutôt qu’ils n’étaient pas existentiellement séparés, malgré leur séparation
physique. En bref, les prédictions de la physique quantique avaient été vérifiées :
l’incertitude est une réalité incontournable et le monde est continu. Ceci
ne veut pas dire que la Relativité générale d’Einstein est fausse ; car,
selon cette théorie, le monde est construit de « briques » séparées,
mais assume pourtant l’aspect d’un continuum. La géométrie de la Relativité
générale est la pierre angulaire de cette théorie ; il s’agit d’une géométrie
continue, non seulement sur le papier, mais effectivement aussi, à travers le
monde, constitué essentiellement par cette géométrie. Les structures matérielles
séparées répondent en quelque sorte à la géométrie du continuum
einsteinien. L’incertitude
est à l’origine des dualismes. Comme nous venons de le dire, il existe le
dualisme vitesse-position et le dualisme temps-énergie. Notons que ces
dualismes n’ont rien à voir avec les dualismes du matérialisme dialectique,
car il s’agit ici de notre communication avec un des termes du dualisme et peu
importe si l’on communique l’un avec l’autre. Les termes du dualisme ne
sont pas en état d’antagonisme visant à atteindre un niveau supérieur. Il
s’agit ici d’un problème existentiel phénoménologique, et l’incertitude
ne confère aucune priorité à un terme à l’exclusion des autres, car il
nous est possible de communiquer avec autant de termes de dualismes que nous
souhaiterions. Ces dualismes sont appelées les dualismes de Heisenberg. Si
l’incertitude relève des dualismes, il nous appartient de détecter les
dualismes de Dostoïevski et ceux d’al-Ma‘arrī.
Nous ne serons pas long à apporter une réponse. Revenons aux Nuits Blanches
et lisons : Nastenka
ne regardait pas le nuage : elle se tenait silencieuse, comme clouée sur place
; une minute après, elle se serra étroitement, timidement contre moi. Sa main
trembla dans la mienne ; je la regardai... Elle s’appuya sur moi encore plus
fort. À
cet instant, devant nous, passa un jeune homme. Soudain, il s’arrêta, nous
regarda fixement, puis fit de nouveau quelques pas. Mon cœur se mit à
battre... -
Nastenka, dis-je à mi-voix, qui est-ce ? -
C’est lui ! fit-elle, dans un chuchotement, en se serrant de plus près
encore, et plus frissonnante, contre moi... J’avais peine à tenir sur mes
jambes. -
Nastenka, Nastenka, c’est toi ? fit une voix derrière nous, et au même
moment le jeune homme avança de quelques pas vers nous... Dieu
quel cri ! comme elle trembla ! comme elle s’arracha de mes bras pour voler à
sa rencontre ! ...[29] Continuons
à revoir Les Nuits Blanches. Nastenka s’adresse au narrateur dans une
lettre : Ne
m’accusez pas, car je n’ai changé en rien à votre égard. J’ai dit que
je vous aimerais, et je continue à vous aimer, je fais plus que vous aimer.
Ô Dieu, si je pouvais vous aimer tous deux à la fois ! Oh ! si vous étiez
lui ! Oh ! s’il était vous ![30] Les
dualismes de Dostoïevski sont trop nombreux à énumérer, mais nous allons en
citer seulement un autre à titre d’exemple, cette fois-ci de façon parallèle
au passage cité des Nuits Blanches. Au lieu de Nastenka, il y a Mitia
Karamazov, et au lieu du jeune homme, il y a Grouchenka et Katerina Ivanovna. Et
au grand étonnement du lecteur, il est un autre dualisme dans Les Frères
Karamazov dont les termes sont Mitia et Ivan Karamazov, et l’appareil de
mesure est Katia Ivanovna elle-même. Nous
nous efforcerons d’employer les termes de Heisenberg pour interpréter les
dualismes dostoïevskiens. Les propriétés de l’appareil de mesure de
l’amour, à savoir Katia Ivanovna, ne permettent pas la fusion de cet appareil
avec le système physique mesuré : Mitia Karamazov – cette union dépendant
de la réalisation de l’appareil physique de certaines conditions dont était
dépourvue Katia Ivanovna quant à la propriété physique mesurée, à savoir
l’amour. L’incohérence est d’autant plus flagrante lorsque Katia répond
à la demande de Mitia de s’offrir à lui contre une somme d’argent, grâce
à laquelle elle épargnerait à son père de faire face au tribunal
l’accusant de corruption. Mitia remet à Katia la somme convenue, refusant sa
récompense, et s’en va. Mais l’expérimentation réussit lorsque
l’appareil Katia s’oriente vers un autre système physique : Ivan Karamazov.
Bien que la propriété expérimentée dans ce cas soit demeurée la même –
l’amour –, c’est un amour d’autant plus différent que la vitesse diffère
de la position chez Heisenberg. Dostoïevski fut le premier à découvrir cette
vérité issue de l’incertitude. L’amour actualisé n’est pas constamment
le même, mais est toujours différent. D’autre part, il est un minimum imposé
par l’incertitude pour la réussite de l’expérimentation de l’amour. Les
expérimentations de l’amour se distinguent quant aux résultats, mais sans
ignorer ce minimum ; ce qui, de ce fait, suppose la vacuité du monde, hormis
les deux entités amourachées l’une de l’autre – chose écartée par
l’impossibilité objective. Il se peut que l’acte sexuel donne lieu à croire à la fusion des deux entités amourachées
transcendant le minimum d’incertitude en matière d’amour. Mais cette
relation enfante une troisième entité se séparant, tôt ou tard, des deux
entités-mères, comme pour leur prouver que la physique, tout aussi bien que le
monde de l’âme, est imprégnée d’incertitude. Cette analyse nous fait déboucher
d’emblée sur la compréhension du cas de Grouchenka et Mitia Karamazov. Là où
l’appareil Katia échoue, l’appareil Grouchenka réussit. Rappelons, une
fois de plus, que les deux propriétés expérimentées dans le cas de
Grouchenka et de Katia Ivanovna sont entièrement différentes, même si le
terme « amour » leur est donné toutes deux. Mais
Dostoïevski plonge dans les profondeurs de l’incertitude dans ses Nuits
Blanches. Là, il tente par sa plume de percer le minimum, car sa foi
illimitée en la possibilité de la conversion spirituelle de l’homme lui a
fait concevoir la probabilité de mobiliser des capacités énormes pour dépasser
cet ultime obstacle dans de rares cas. Ainsi, Nastenka semble éprouver la même
propriété à l’égard du narrateur et du jeune homme en même temps. Mais
celui qui suit les Nuits Blanches, nuit après nuit, découvre que
Dostoïevski n’a pas pu (ou n’a pas voulu) pousser l’homme au-delà des
barrières de l’incertitude. Mieux, il laisse au lecteur la porte ouverte pour
que ce dernier déduise l’identité ou non de ce que Nastenka a éprouvé à
l’égard du narrateur et du jeune homme. Mais la question reste suspendue :
qu’est-ce qu’a voulu Dostoïevski en nous présentant la scène déroutante
de Nastenka tiraillée au même instant entre le narrateur et le jeune homme. De
ce fait, Dostoïevski a dépassé Heisenberg, peut-être pour ranimer en nous
l’espoir que l’incertitude n’est pas une fatalité absolue. Seul Dostoïevski
détient une réponse qu’il ne peut plus nous communiquer. Une
mer agitée d’incertitude est vécue par al-Ma‘arrī, et des dualismes en abondance déferlent à travers son monde étrange.
Citons le dualisme jeunes femmes-oies de Risālatu-l-Ghufrān
: Puis
passe une bande d’oies du Paradis et ne tarde pas à se poser sur ce verger et
se tient comme pour attendre un ordre – et il en tient aux oiseaux du Paradis
de parler. Alors il dit : « Que voulez-vous ? » Elles répondent :
« Nous avons été inspirées de descendre dans ce verger afin de chanter
pour les buveurs qui y demeurent. » Il dit : « À la grâce de
Dieu le Tout-Puissant. » Alors elles tressaillent et se métamorphosent en
jeunes femmes aux seins arrondis, se pavanant dans la parure du Paradis [...]. Il
faut se méfier d’un ange passant par ici qui pourrait voir cette assemblée,
et en rendrait compte au Tout-Puissant, ceci n’entraînant que ce que vous détestez.
Notre Seigneur se dispense des nouvelles portées devant Lui, mais ceci tient
lieu de la fonction des gardiens dans la demeure éphémère. Ne savez-vous pas
qu’Adam a été chassé du Paradis à cause d’un péché insignifiant.
N’en est guère exempt tout naissant à qui arrive une pareille chose [...]. Et
Labīd
ben Rabī‘ah
dit : « Si Abū
Layla prend une jeune femme chanteuse et un autre en fait autant, la nouvelle ne
va-t-elle pas se répandre au Paradis, et les auteurs de cet acte seront-ils préservés
d’être appelés les maris des oies ? » Et la compagnie renonce à se
partager ces jeunes femmes chanteuses.[31] Le
système expérimenté est constitué des habitants du Paradis, la propriété
expérimentée est le mariage et enfin l’appareil d’expérimentation est les
jeunes femmes chanteuses. L’appareil d’expérimentation est inadéquat au
système dans l’un des cas, ce qui est évident du côté d’al-Ma‘arrī, le cas inadéquat étant celui des oies. Mais al-Ma‘arrī
nous transpose ici à une nouvelle dimension de l’incertitude. Les propriétés
des dispositifs de mesure ne sont pas décisives, même lorsque l’on envisage
la stabilité de l’objet de l’expérimentation. Mais ces propriétés obéissent
au principe d’incertitude, et il importe peu qu’elles soient des propriétés
d’oies ou de jeunes femmes chanteuses. Il n’est pas à exclure a priori qu’al-Ma‘arrī
vise de tout cela à supprimer tout sens à l’expérience : celle-ci ne
serait qu’un nuage passager, et ses résultats ne seraient qu’erreur et
illusion. Ceci se trouve confirmé par ses vers célèbres : Ne
sont, selon ma croyance et mon credo, d’aucun profit, ni les lamentations
d’un pleureur, ni
le fredonnement d’un chanteur. La
voix annonçant la mort – la mesurerait-on à celle du porteur de la bonne
nouvelle –, ressemble à celle-ci dans tout cénacle. Malgré
l’évidence des dualismes ici, il s’agit de dualismes qui se dénouent en
fin de compte, al-Ma‘arrī
ne visant visiblement pas l’intervention de la Force Éternelle dans les
règles d’interaction avec la conscience contingente. D’autant plus qu’il
savait par son intuition spontanée que cette intervention amoindrirait la
stature de l’Éternelle Réalité, car il n’est nul besoin alors
d’aucune différence d’attitude. Écoutons-le dire : Ah,
si le Divin décrétait la division des gens en apôtres de l’erreur et en
guides. L’élocution
ici n’est pas une boutade mais une navigation intellectuelle au-delà de
l’incertitude : L’Au-delà
est un inconnu dont le guide est rendu perplexe, et l’intelligence ordonne à
ses possesseurs la piété. Le
dénouement des dualismes ne veut point dire qu’une transposition à un niveau
plus élevé aura lieu, car les dualismes chez le Trio de l’incertitude sont
d’un seul niveau. Les pôles d’aucun de ces dualismes n’entrent en conflit
et c’est l’incertitude en tant que telle qui est à l’origine de la séparation
des pôles d’un dualisme. La conscience contingente et l’Éternelle Réalité
diffèrent sur ce point, d’autant que la structure de la conscience
contingente est multiple, le nombre des fragments détachés de cette
conscience, se multipliant à l’infini et se diffusant dans les êtres, étant
illimité. La cause de cette coupure est l’incertitude projetée par l’Éternelle
Réalité dans le monde ; et l’incarnation des dualismes n’est qu’un
aspect de cette coupure. L’image ressemble à un étang universel immobile
dont les êtres se meuvent dans le monde de l’incertitude sans pour autant y
entrer ni en sortir. Ceci s’applique à tout, sauf à l’Éternelle Réalité
: Même
si Gabriel s’envolait tout le reste de son vivant dans une tentative de s’évader
du Temps, il n’y parviendrait point. L’unique
possibilité existante est le dépassement de l’incertitude sans que cela ait
quelque chose à voir avec l’apparition des dualismes, car ce que signifie ce
dépassement essentiellement est de déposer les dualismes, ainsi que
l’incertitude elle-même, dans un lieu éloigné du monde, mais qui ne dépasse
pas l’imagination du penseur (rappelons le cas de Nastenka chez Dostoïevski,
que nous considérons comme une tentative en vue de dissoudre les dualismes dans
l’océan de l’incertitude) et, ensuite, d’en tirer des spécimens
similaires selon les tendances du penseur. Nul doute qu’il s’agit là
d’une opération effectuée dans l’imaginaire ; mais l’imagination elle-même,
n’est-elle pas une des prérogatives de l’incertitude ? Dans le rêve et
l’imagination ne possédons-nous pas tout et rien ?! Si la connaissance du
monde est issue du principe d’interaction, notre interaction avec le rêve et
l’imagination ne nous indique-t-elle pas que le rêve et l’imagination font
partie du monde, et qu’il ne peut en être autrement ? Si
l’incertitude est responsable de la pluralité et des dualismes en général,
il faudrait qu’il nous soit possible de palper l’unité dans la pluralité
et l’essence dans la dualité. Nous savons aujourd’hui, en nous appuyant sur
la mécanique quantique, que le proton et le neutron sont une seule particule,
et cela en descendant en niveau de différentiation à ce que les scientifiques
contemporains appellent l’« espace isospinique ». Le principe de
la perte d’identité est ce que ces derniers essayent d’approfondir. Sans
cette perte d’identité, c’est à dire, l’incertitude dans sa forme
abstraite la plus poussée, nous ne serions pas là. La perte d’identité rend
l’appartenance double de l’électron à deux atomes différents chose
possible. À son tour, ce phénomène induit les atomes à se rencontrer
pour constituer des molécules. Dans des cas pareils, des questions du type
suivant perdent leur sens : cette particule, est-elle un proton ou un neutron ?
Cet électron appartient-il à cet atome ou à celui-là. Al-Ma’arrî pose une
question semblable dans le contexte des dualismes qu’il ne peut distinguer : Celui-ci
sonne une cloche et celui-là hurle du haut d’un minaret. Chacun
confirme sa confession ; que je désire savoir laquelle est vraie ! Dostoïevski
a créé de semblables projections. Smerdiakov a tué son père Fedor Pavlovitch
Karamazov, et Smerdiakov est le second terme d’un dualisme dont le premier
terme est Ivan. La question suivante reste sans réponse : qui a tué Karamazov
père, Smerdiakov ou Ivan ?! Qu’est-ce
qui prend à al-Ma‘arrî, lui qui a déjà métamorphosé les oies en jeunes
femmes chanteuses, d’y renoncer en disant : L’ascète
voudrait que son amour renonce à la demeure d’ici-bas, mais il ne le peut guère,
tout comme la biche ne peut devenir une lionne, ni le caillou devenir une perle.[32] Cette
dernière remarque nous mène à proposer trois termes : l’« intervalle
de Heisenberg », l’ « intervalle d’al-Ma‘arrī »
et l’« intervalle de Dostoïevski ». Commençons
par l’intervalle de Heisenberg. Les tenants tardifs de l’école quantique
s’imaginaient le monde comme étant constitué de différentes catégories de
particules. Les particules de chacune de ces catégories échangent
l’influence par le « transfert » entre elles de particules intermédiaires.
Ce qui nous intéresse ici c’est une prise de vue de cette scène. Une
des catégories de particules est dénommée « leptons » ; les électrons
en font partie. Quant aux particules intermédiaires, elles sont 3 dont la masse
est de 95 et 85 fois la masse de l’électron respectivement. Lorsque deux
leptons échangent l’influence, une de ces particules intermédiaires est
propulsée du premier lepton pour être absorbée par le second, sans que
diminue la masse du premier, ni n’augmente celle du second ! Or, comment se
fait-il que des particules aussi « légères » que les leptons échangeraient
les susdites particules intermédiaires si « lourdes » ?! Où
vont les masses de ces particules lors de leur réception par un lepton ? Est-ce
que ces masses naissent de rien lors de leur propulsion d’un autre lepton ? Il
faudrait là recourir à la célèbre formule d’Einstein : E = m.c².
Ces
particules intermédiaires peuvent emprunter autant d’énergie qu’il leur
est nécessaire, tant que cet emprunt s’effectue durant un intervalle très
court ; plus court que l’intervalle postulé par les équations
d’incertitude de Heisenberg. Cet emprunt d’énergie, en conformité avec la
formule d’Einstein, est traduit en masse, celle de la particule intermédiaire.
Mais puisque le temps d’emprunt est infiniment court, il va falloir que la
particule intermédiaire s’acquitte de cette somme d’énergie ; ceci ne peut
se faire que par son absorption par un lepton quelconque durant un intervalle
infiniment petit correspondant au temps d’emprunt qui ne doit pas dépasser,
conformément au principe d’incertitude, 10-26
seconde. Ce temps s’appelle l’« intervalle de Heisenberg » ; il
est caractérisé par la naissance d’énergie à partir de rien. En d’autres
termes, tous les lois de la nature sont brisées durant cet intervalle ; il
n’y a guère diminution d’énergie, car celle-ci peut être créée de rien.
Mais cette coupure se termine avec l’incertitude de Heisenberg, et la
particule intermédiaire doit s’anéantir complètement après cet intervalle
afin que le monde paraisse à nouveau obéissant aux ordonnances de la physique.
Ce phénomène prouve que la loi physique flotte sur la surface d’un océan
chaotique d’incertitude. Sans ce chaos, aucune particule ne serait mise au
courant de l’existence de ses pairs, les étoiles seraient mortes et anéanties
et nous ne serions pas là. Al-Ma‘arrī
aussi a son intervalle semblable ; mais il faudrait tout d’abord démontrer la
vision euclidienne du temps éprouvée par le poète-philosophe. Cette vision,
à laquelle nous avions fait allusion, est d’une grande importance pour
concevoir le flux temporel à l’image et à la ressemblance de l’Éternelle
Réalité afin d’y attribuer la filiation. C’est ce qu’a réalisé le Trio
de l’incertitude, chacun à sa façon. L’incertitude
se matérialise en brisant le flux uniforme et monotone du temps, en le
maintenant inviolé, tel que dans l’exemple des particules intermédiaires et
la naissance de l’énergie à partir de rien, puis son absorption en vue de préserver
l’intégrité des lois de la physique. Al-Ma‘rrī dit à ce propos : L’incertitude
du temps nous broie comme si nous étions en verre, mais on ne nous répare
point. Et
à propos du flux temporel : L’homme
dans ses pérégrinations n’est que le prisonnier du temps et n’est jamais
libre. Le
temps est éternel, ceci ne fait pas de doute : Il
anéantit et ne s’anéantit pas, use et ne s’use point ; il apporte prospérité
et malheur. Nous
périssons comme ont péri nos aïeuls, mais le temps demeure tel qu’il est. Dans
ce filet du temps, la conscience contingente cherche le salut sans l’emporter
: Ô
demeure de la perte, y aurait-il de salut pour moi quelque part au nord ou au
sud pour que j’y aille ?! Notre
recherche du salut est justifiable car nous n’avons pas choisi notre
existence. Le pire est que dans cette recherche nous ne savons pas ce que nous
recherchons : Nous
ne nous sommes pas établis ici-bas volontairement, ceci s’étant produit
contre notre gré. Telle
est l’inéluctabilité du Temps chez al-Ma‘arrī, d’autant que c’est un miroir fidèle de l’inéluctabilité quantique
du temps. Enchaînons maintenant pour traiter la violation de l’incertitude à
l’exemple de la mécanique quantique. Lisons
d’abord dans l’« Épître du pardon » : Hamīd
ben Thawr dit : « Il m’arrive, étant dans les régions occidentales du
Paradis, de voir un ami des miens dans les régions orientales, des milliers
d’années solaires de marche nous séparant, dont j’ai connu la vitesse de
parcours dans le monde éphémère. »[33] Al-Ma‘arrī
fait allusion ici à la continuité du monde, cette continuité étant la
condition sine qua non de la véracité de la mécanique quantique. Le
cas de Hamīd
ben Thawr correspond aux photons d’Alain Aspect qui ont violé le principe de
causalité, et l’intervalle d’al-Ma‘arrī est celui où peut se produire une telle violation, sans laquelle le monde
ne serait pas continu, les leptons ne pouvant pas, de ce fait, échanger
l’influence. L’intervalle
d’al-Ma‘arrī
est celui où les oies se métamorphosent en jeunes femmes chanteuses, et celui
où al-Ma‘arrī
peut effectuer ce dont ses devanciers furent incapables. Le poète a constaté
l’éternité du Temps, mais cependant il dit : Bien
que je sois le dernier en son temps, je peux accomplir ce dont mes précurseurs
étaient incapables. Le
« temps » voulu par al-Ma‘arrī
dans ce vers n’est que ce que nous avons convenu d’appeler l’« intervalle
d’al-Ma‘arrī ».
Ceci est confirmé par ce que nous savons de la croyance du poète
à l’éternité du Temps, et tant que l’acte extraordinaire, qui n’obéit
à aucune loi, ne se produit que pendant l’intervalle d’al-Ma’arrī, l’expiration
du temps coïncide avec l’expiration de cet intervalle, après lequel, comme
après l’intervalle de Heisenberg, s’anéantissent et disparaissent tous les
actes extraordinaires, et pendant lequel al-Ma‘arrī n’accomplit que ce qui est vraiment
extraordinaire. Quant
à l’intervalle de Dostoïevski, il est plus qu’évident dans son œuvre.
C’est l’intervalle où le brigand Zosime, dans Les Frères Karamazov, se
transforme en un saint homme, après quoi son cadavre se décompose et l’odeur
se répand dans le couvent ; ceci parce que la corruption et le Temps sont éternels,
alors que la sainteté est un cas de figure extraordinaire et provisoire.
L’intervalle de Dostoïevski est celui pendant lequel Natacha prend conscience
du profond amour entre elle et Vania dans Humiliés et offensés.
Mais avec l’expiration de cet intervalle, il n’est plus destiné à cet
amour de passer de la puissance à l’acte, et son devenir non continu se résume
en la phrase silencieuse de Natacha : Nous
aurions pu être heureux ensemble pour toujours ![34] L’intervalle
de Dostoïevski est celui de son voyage au monde des morts et de son retour lors
de sa fausse mise à mort qu’il a si merveilleusement décrite dans son Souvenir
de la maison des morts, description qui révèle si clairement cet
intervalle. Chacun
des géants de l’incertitude a eu son propre intervalle. Nous ne visons pas
ici l’intervalle historique, les géants de l’humanité ne faisant guère
partie de l’histoire, et l’historicité n’étant point une condition de l’« acte
créateur ». L’histoire n’est qu’un rythme répétitif sur l’arrière-plan
d’une mélodie exceptionnelle. Ce qui importe le plus c’est la mélodie,
tandis que le rythme n’attire même pas l’attention. L’intervalle que nous
visons est l’intervalle logique pendant lequel le géant resplendit dans
l’obscurité de l’incertitude, puis s’éteint lorsque le Temps lui dit :
assez ! Après
quoi tout rentre à l’état de nivellement et d’uniformité, cessant de
continuer, alors que l’histoire gémit et reprend son cours ! ***
*** *** Traduction
de l’arabe par Dimitri Avghérinos Références
: -
Toute l’œuvre de
Dostoïevski publiée par les Éditions Gallimard, collection de la Pléïade,
1950-1956. -
Werner Heisenberg, Physique
et philosophie : La science moderne en révolution, tr. Jacqueline Hadamard,
Éd. Albin Michel, Paris, 1971. - Abu-l-‘Alā’ al-Ma‘arrī, Risālatu-l-Ghufrān, édition critique commentée par ‘Aïcha Abdu-r-Rahmān, 6e édition, Dāru-l-Ma‘āref, Le Caire, 1977. * Président
de la Société cosmologique syrienne, Faëz Fokaladah est
l’auteur, en arabe et en anglais, de nombreux articles, de plusieurs
ouvrages (en arabe) portant sur la physique, les mathématiques,
l’astronomie et l’épistémologie en général, dont : Le grand
tournant des mathématiques (1987), Fissure dans le miroir de la pensée
humaine (1994) et La Mémoire cosmique (1995), ainsi que de
nombreuses traductions vers l’arabe, dont : John
R. Pierce, An Introduction to Information Theory: Symbols, Signals &
Noise et Kaku Michio & Jennifer Trainer, Beyond Einstein: The
Cosmic Quest for the Theory of the Universe. [1]
Werner Heisenberg, Physique et philosophie, p. 229. [2]
L’Idiot, p. 698. [3]
Heisenberg, op. cit., p. 50. [4]
Op. cit., pp. 48-49. [5]
Cf. Rigvéda, sect. X. [6]
Les Frères Karamazov,
p. 249. [7]
Ibidem. [8]
Les Démons, p. 186. [9]
Ibid., p. 645. [10]
Les Frères Karamazov,
p. 239. [11]
En anglais : “double split” experiment. (NdT) [12]
Le Sous-sol, p. 714. [13]
Les Frères Karamazov,
p. 86. [14]
Les Démons, p. 705. [15]
Physique et philosophie,
op. cit., p. 238. [16]
Ibid., p. 241. [17]
Partie du désert de la péninsule d’Arabie. (NdT) [18]
Ces vers sont incompréhensibles à première vue en arabe
pour le lecteur non averti. (NdT) [19]
Le Sous-sol, p. 685. [20]
Crime et Châtiment,
pp. 315-6. [21]
Le Sous-sol, pp. 686-7. [22]
Ibid., p. 712. [23]
Ibid., pp. 709-10. [24]
Ibid., p. 707. [25]
Ibid., p. 712. [26]
Ibid., p. 713. [27]
Ibid., p. 708. [28]
Les Nuits Blanches,
p. 628. [29]
Ibid., p. 679. [30]
Ibid., p. 680. [31]
Risālatu-l-Ghufrān,
pp. 233-4. [32]
Ibid., p. 248. [33]
Ibid., p. 263. [34]
Humiliés et offensés,
p. 1325. |
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