french arabic

Le trio de l’incertitude

al-Ma‘arrī, Dostoïevski, Heisenberg

Faëz Fokaladah*

 

[...] en même temps que s’accroissent les connaissances scientifiques, le langage s’enrichit, lui aussi ; de nouveaux termes sont introduits et les anciens termes sont appliqués à un domaine qui s’élargit, ou d’une façon qui diffère du langage ordinaire. Des termes comme « énergie », « électricité », « entropie », en sont des exemples évidents. C’est de cette manière que nous créons un langage scientifique que l’on peut appeler prolongement naturel du langage ordinaire, adapté aux nouveaux domaines de la connaissance scientifique.[1]

 

Pour notre part, et conformément au point de vue de Heisenberg, nous distinguerons entre les notions de « doute » et d’« incertitude ». Le doute, selon nous, représente un état subjectif qui ne se résout que par l’affirmation ou la négation ; dusse-t-il rester sans résolution, il ne perdra pas sa caractéristique essentielle, étant donné qu’il s’agit d’un fait acquis. Les émotions qui vibrent en nous en sont la preuve la plus patente, d’autant que nous avons une certitude absolue en leur réalité lorsqu’elles nous envahissent. Par ailleurs, par « incertitude » nous entendons un acte existentiel intérieur mettant en relief l’impossibilité objective en quelque sorte.

L’impossibilité objective est la pierre angulaire de la mécanique quantique, car il nous est impossible, selon cette discipline, de connaître la vie, toute tentative dans ce sens nécessitant de notre part la destruction d’une tranche de vie, pour ainsi dire. Notre recherche, partant, n’aura, dès lors, plus rien à voir avec la vie.

Al-Ma‘arrī dit :

J’ai demandé à Juhaynah la certitude à leur sujet ; mais, ô Juhayn, tu ne m’as accordé que conjecture.

Le Temps s’écoule et il n’est pas de jour qui passe sans que ce qui est intelligible ne devienne plus hébétant.

Aussi al-Ma‘arrī marque-t-il l’incertitude du sceau de la fatalité :

Que Dieu soit exalté, Lui qui nous connaît si bien ; la raison est contrainte au mensonge.

Nous parlons métaphoriquement, tout en sachant qu’il ne s’agit pas de ce dont nous parlons.

L’incertitude est réellement inhérente au monde :

Si ton monde polit le miroir de sa raison il te montrera petit un objet grand.

Des choses qui sont équivoques pour les créatures, comme si la raison en était entravée.

Le Monde ne nous a permis que de tendre notre espoir vers l’impossible.

Ce dernier vers est l’équivalent philosophique de la relation d’incertitude de Heisenberg dont nous allons parler plus bas.

Quant à l’impossibilité objective, elle est exprimée en ces termes :

J’ai constaté que le Mal est toujours profitable, et quiconque en profite porte le glaive.

Le bien n’est guère dans le pouvoir des Nuits ; pourquoi donc leur inflige-t-on ce qui ne peut être point infligé ?!

La Vie est une denrée merveilleuse, mais l’homme ne fait que la dévaloriser ; pis encore, il sous-estime ce qui est à sa disposition. Il s’agit de l’effet de l’incertitude. Celle-ci s’est révélée à Dostoïevski d’une manière telle qu’il s’est appliqué à nous poser des énigmes. Rien d’étonnant en cela, car la fausse mise à mort de Dostoïevski a joué un rôle déterminant dans cette révélation.

Aussi lit-on dans L’Idiot du grand écrivain :

Deux semaine s’étaient passées depuis l’épisode relaté au chapitre précédant. La situation des personnages de notre récit s’était modifiée dans cet intervalle à un tel point qu’il serait extrêmement malaisé d’aller plus loin sans entrer dans des explications particulières. Et cependant nous sentons que notre devoir est de nous borner à un simple exposé de faits et de nous abstenir, autant que possible, de ce genre d’explication. Ceci pour la raison bien simple que nous-même éprouvons dans bien des cas de la peine à tirer les événements au clair.

Pareil avertissement semblera sans doute au lecteur aussi étrange que peu intelligible : comment peut-on raconter des événements sur lesquels on se fait ni une idée nette, ni une opinion personnelle ?[2]

La crucifixion du Christ est sans doute l’exemple favori de Dostoïevski sur l’impossibilité objective, le Christ étant, selon le grand auteur russe, le seul homme bon qui ait pu agir ; tandis que l’homme bon est généralement, dans un certain sens, un idiot. C’est un philosophe, mais qui est soumis. Image attrayante de l’incertitude est celle que nous livre Dostoïevski par le biais du personnage de « l’idiot ». Il s’agit d’un mélange disparate de ce qui semblerait inéluctable à première vue, mais qui ne tarde pas à se dissiper dans l’éternité de l’indétermination. Dostoïevski constate que l’idiot n’est point le pair d’un Don Quichotte. Nous entrevoyons dans ce constat, avancé en marge de l’incertitude, une subtile ironie portant sur les prétentions du déterminisme social. L’analyse de Dostoïevski est, en fait, une sorte de prophétie, l’impossibilité objective débouchant, selon lui, sur l’impossibilité correspondante de s’approprier les qualités du Christ, quoique puisse faire la personne concernée pour adopter les prises de position de ce dernier.

Quant à Heisenberg, lui, il expose clairement ses idées :

[...] la transition du « possible » au « réel » a lieu pendant l’acte d’observer. Si nous voulons décrire ce qui se passe au cours d’un phénomène atomique, il faut que nous nous rendions compte que le terme « se passe » ne s’applique qu’à l’observation et non à l’acte psychologique et nous pouvons dire que la transition du « possible » au « réel » se produit dès que l’interaction de l’objet avec le jauge de mesure (donc avec le reste du monde) est entrée en jeu [...].[3]

Et Heisenberg d’ajouter :

[...] l’équation du mouvement pour la fonction de probabilité contient l’influence de l’interaction avec le dispositif de mesure. Cette influence introduit un nouvel élément d’incertitude, puisque le dispositif de mesure est forcément décrit en termes de physique classique et qu’une telle description comporte toutes les incertitudes concernant la structure microscopique du dispositif que nous connaissons par la thermodynamique ; et puisque le dispositif est en relation avec le reste du monde, il contient en fait les incertitudes sur la structure microscopique du monde entier.[4]

Il nous est impossible d’imaginer le système mesuré interagissant avec le dispositif de mesure, ainsi qu’avec tout le reste du monde, sans introduire la conscience en tant que partie intégrante du processus ; notamment la conscience de l’observateur étudiant le système en question. Mais la philosophie de Heisenberg repose, en premier lieu, sur la probabilité de faire appel aux « choses en soi » par le biais des observations et des expériences directes ; et ceci parce que Heisenberg s’est appliqué à apporter une modification radicale aux idées de Kant. Il est bien connu que ce dernier a tenté de combler le fossé dans la thèse de Berkeley et de Hume, résultant du paradoxe de l’impossibilité de rendre compte de la logique inductive, en postulant, comme premier pas sur le chemin de la solution de ce paradoxe, l’idée qu’une partie de nos concepts n’est pas dérivée de l’expérience et de l’observation, que cette partie de notre connaissance forme une structure a priori indispensable à la structuration et à l’organisation des données de nos sens. Kant considérait comme faisant partie de cette connaissance a priori le temps absolu, l’espace euclidien, la loi de causalité et le concept de substance, et que ces notions jouissent d’une légitimité absolue. Heisenberg considère que ces éléments, et d’autres qui leur sont similaires, ne sont que des « vérités relatives » dépendant des conditions spéciales des méthodologies de la recherche scientifique, et sont a priori dans ce sens, et uniquement dans ce sens-là. Ainsi, Heisenberg dépouille le terme a priori des notions que lui avait attribuées Kant, telles l’Éternel et le Sublime, entre autres. Les « choses en soi » se sont transformées chez Heisenberg en de pures formalismes mathématiques donnant lieu aux théories scientifiques. Ainsi, contrairement à ce que pensait Kant, les « choses en soi » peuvent, selon Heisenberg, être indirectement l’objet de la déduction par la pratique et l’expérience.

Cela dit, Heisenberg ne situe pas exactement la conscience de l’observateur par rapport au cadre de l’objet général de l’exercice et de l’expérience de cette conscience même. De plus, la mesure subit une interruption dès lors que la conscience en enregistre les résultats ; et ceci parce que la conscience n’est ni identique ni réductible aux dispositifs de mesure, mais en est différente selon les diverses théories de mesure ; ce qui se passe dans le dispositif de mesure est loin d’atteindre le niveau des opérations complexes qui se déroulent à l’intérieur de la conscience. Ainsi, Heisenberg nous met face à face avec l’impossibilité objective.

Heisenberg est le père de l’incertitude en physique moderne ; c’est l’auteur d’un principe universel qui porte son nom : le principe d’incertitude. Or ce principe détermine les bases de nos rapports avec la nature et stipule l’impossibilité, en microphysique, de mesurer, simultanément et de façon certaine, deux grandeurs conjuguées. Si nous voulons attribuer empiriquement une vitesse à une particule quelconque, ceci nous est possible avec la précision souhaitable. Idem pour ce qui est de la position de cette particule. Par contre, en essayant d’attribuer à une particule, à un moment donné, une position et une vitesse déterminées, on se heurte à une sorte d’impossibilité : mieux la position est définie, moins la vitesse est connue, et vice versa. Mieux on s’enquiert sur la vitesse d’une particule, plus on perd sa trace, chose qui se traduit en incertitude quant à sa position ; alors qu’en la cernant dans l’espace on aboutit à un changement fortuit de sa vitesse.

Ce que nous avons avancé sur l’incertitude à propos de la dualité vitesse-position s’applique littéralement à la dualité énergie-temps. Si on tentait de calculer l’énergie d’une particule de façon précise, on perdrait en précision correspondante dans la détermination du laps de temps écoulé pendant lequel la particule a interagi avec la susdite quantité d’énergie. Inversement, si on réussit à déterminer le laps de temps pendant lequel la particule a interagi avec une quantité quelconque d’énergie, on se trouve dans l’impossibilité d’évaluer cette quantité de façon satisfaisante.

Ce « principe d’indétermination » constitue l’essence de la mécanique quantique qui achève de détrôner le caractère préétabli du monde, le transformant en un paquet d’événements fortuits et imprévus. La déficience épistémologique résultant du principe de Heisenberg n’a rien à voir avec les limites actuelles de nos moyens de mesure ; ni par ailleurs avec les limites de nos sens. L’incertitude, comme nous l’avons signalé, est un fait existentiel intrinsèque ; elle n’est pas indépendante de notre volonté, mais n’est pas non plus la conséquence de cette dernière. L’indépendance de la volonté et l’obéissance à cette même volonté constituent un dualisme, analogue à celui de la vitesse-position et celui de l’énergie-temps.

On ne connaît pas de date précise où la pensée humaine aurait pressenti l’incertitude pour la première fois ; il nous est permis de penser que l’on ne parviendra point, selon le principe d’incertitude même, à la situer avec une précision absolue. Toutefois, on peut trouver une allusion à ce principe dans l’Hymne Cosmogonique du Rigvéda hindou, datant probablement du 15e siècle avant notre ère. L’auteur de cet hymne nie l’existence à la fois du non-Être et de l’Être, affirmant également l’absence de la mort et de la non-mort avant le Commencement des Temps. La manifestation y est attribuée à un Principe-Un, Cela, et la question y est posée si cette manifestation a fait ou non l’objet d’une institution ; plus encore, si « celui qui surveille ce (monde) au plus haut firmament » connaît la réponse à cette question ou ne la connaît pas non plus ![5]

Dans la citation en exergue au début de cette étude, Heisenberg a mentionné le terme d’entropie. Ce terme signifie dans la littérature de la physique contemporaine la quantité d’énergie thermique dans l’unité de température. Imaginons un enclos fermé, divisé par une barrière en deux enclos dont le premier est rempli de molécules gazeuses et l’autre quasi vide. En levant subitement la barrière, les molécules de gaz se précipiteront partagées entre les deux enclos. Il s’ensuit une baisse de température et une hausse d’entropie. Cette définition de l’entropie est une définition générale, d’autant qu’elle n’offre pas de schéma détaillé par lequel se définit la notion d’entropie en termes de positions et de vitesses respectives des particules. L’augmentation d’entropie signifie très précisément un accroissement correspondant du désordre et une baisse du degré d’ordre.

Mais que signifie la notion d’ordre ? Il s’agit ici de la profondeur opérative de notre faculté cognitive. Toute organisation de molécules, quelle que soit sa complexité, ne sombre pas facilement dans le désordre si l’on connaît au préalable la vitesse et la position de chacune de ses molécules. Par conséquent, le désordre que nous avons signalé implique l’impossibilité de prédire à cause du manque d’informations détaillées relatives aux positions et vitesses des molécules. En reprenant notre exemple précédent nous constaterons d’emblée que le degré de notre connaissance des vitesses et positions des molécules est supérieur avant de lever la barrière.

En résumé, la connaissance et l’incertitude s’excluent mutuellement : plus la connaissance augmente, l’incertitude diminue et l’entropie baisse ; inversement, l’augmentation de l’entropie équivaut à une généralisation de l’incertitude et à un reflux cognitif. Cette expérience indique que tout enclos subit irrémédiablement une hausse accrue d’entropie. L’astronome Milne a démontré que l’expansion de l’univers est une preuve éclatante que l’entropie augmente sans cesse. Quelle que soit l’échelle de son extension, il demeure cependant un enclos conformément aux considérations énergétiques et son expansion est semblable à la levée de la barrière dans notre expérience. Ainsi l’entropie s’accroît avec l’écoulement du temps, l’incertitude augmente et l’univers sombre petit à petit dans le désordre.

Al-Ma‘arrī affirme :

Intelligent est celui qui ne se laisse point leurrer par un monde voué à la dissolution.

Il affirme aussi :

Laisse les oiseaux dans leur désordre car ils cherchent tous des moyens de survie et ne font rien d’extraordinaire.

Al-Ma‘arrī intègre le désordre à l’incertitude pour parvenir enfin à ce vers :

Corruption et monde : deux accidents témoignant que la Création est l’Œuvre d’un Sage.

Ce dernier vers insinue que l’incertitude intrinsèque a été comme « insérée » à dessein dans le monde. Par cette vision pénétrante, al-Ma‘arrī devance les physiciens quantiques qui croient à l’existence de quelque chose, d’un arrière-plan de réalité, malgré l’incertitude qui fait que la plénitude de la connaissance se refuse à nous.

Cette croyance implique un énorme paradoxe, car si cette réalité était immuable, c’est à dire, éternelle, l’évolution apparente n’en refléterait guère la structure profonde à cause de la dynamique superficielle qui perturberait l’arrière-plan. Al-Ma‘arrī traite ce dilemme en disant :

Mon âme, ainsi que celle d’autrui, ne seront délivrées de leurs adversités qu’en se néantisant.

Ma connaissance des créatures m’a fait renoncer à elles, aussi bien que mon savoir que les mondes ne sont que poussière.

Tu nous as prononcé toutes sortes de sermons, alors que les gens te croyaient muette.

Un tel état rendrait l’existence dépouillée de tout sens.

L’« insertion » délibéré de l’incertitude dans le monde trouve sa justification dans la théorie mathématique contemporaine dite « des jeux ». Or l’Éternelle Réalité, aurait-elle à interagir avec nous, elle suivrait sans doute nos règles d’interaction. Ladite théorie montre que les caractéristiques essentielles de l’Éternelle Réalité aboutiraient à de profondes contradictions. L’omniscience, l’omnipotence et l’éternité aboutissent toutes, selon ladite théorie, au recul de l’Éternelle Réalité devant la conscience contingente lors de chaque rencontre. Ce recul se manifeste, d’une part, par l’impossibilité de conserver une partie de ces caractéristiques, ou toutes, et, d’autre part, par la continuité de la non-manifestation. Arriverait-il à l’Éternelle Réalité de réduire les règles de la théorie des jeux par l’action physique de quelques-unes de ces caractéristiques, ou de toutes, cette réduction aboutirait à la privation de la conscience contingente de la liberté apparente dont elle croit jouir. Ainsi, l’incertitude devient une prérogative de l’Éternelle Réalité et un obstacle équivoque et informe du point de vue de la conscience contingente.

Al-Ma‘arrī énonce cet état de conscience contingente :

S’ils demandent quel est mon credo, celui-ci est évident : ne suis-je pas idiot comme tout le monde ?!

Si l’Éternelle Réalité devait reculer devant la conscience contingente, elle n’aurait qu’à plonger le monde dans l’incertitude.

Einstein, pour sa part, affirme : « Je me demande si Dieu avait le choix en créant le monde. » À nous de poser la question autrement : l’Éternelle Réalité avait-elle le choix en insérant l’incertitude dans le monde ?!

Lisons ce que dit al-Ma‘arrī à ce propos :

Nous sommes dans l’ignorance sans savoir exactement ce qui nous est demandé ; à Dieu le Bienveillant seul est la Science.

.......

Gloire à Celui qui a inspiré à toutes les espèces une chose qui mène à la démence et à l’hébétement.

.......

Vous m’avez questionné et le fait de vous répondre m’a rendu perplexe ; quiconque prétend savoir est un imposteur.

.......    

Le temps, me semble-t-il, est dépourvu d’intelligence ; comment le blâmer s’il commet une erreur ?!

.......

Combien de fois es-tu parti en quête de choses que tu ne trouveras point ; béni soit Dieu qui t’a incité à la quête.

.......

Nous avions signalé l’incertitude comme prérogative de l’Eternelle Réalité :

Qu’Il soit exalté, Lui qui nous connaît si bien ; la raison est contrainte au mensonge.

Al-Ma‘arrī affirme par ailleurs :

Les hommes se sont efforcés de réfléchir, mais leur longue réflexion ne les a menés nulle part.

Al-Ma‘arrī affirme que l’interaction de l’Éternelle Réalité avec la conscience contingente s’effectue selon les règles de cette dernière :

Dieu peut anéantir sa Création sans maladie, mais les maux sont Ses agents.

Or si l’Éternelle Réalité est transcendante et non-manifestée, alors que le Monde est plongé dans l’incertitude, que faire ?

Bien qu’al-Ma‘arrī n’ait pas été au courant de la théorie des jeux, tel un Pascal, il comprît, par la perspicacité de son intuition, que la réponse se réduit au calcul du profit et du dommage :

Et l’astrologue et le médecin ont dit : « La chaire ne ressuscite point. » Alors je leur dit : « Tenez ! Si ce que vous dites est vrai je n’ai rien à perdre ; mais si ce que je dis l’est ce sont vous les perdants ! »

Où en est Dostoïevski de tout cela ? Il n’est guère difficile d’entrevoir des similitudes chez le romancier de génie. Oui, l’univers sombre dans le désordre ; pis encore, c’est le désordre incarné. Les critères de la survivance sont ceux du dommage et du profit : profit temporel pour Ivan Karamazov, et profit eschatologique pour al-Ma‘arrī :

Ivan est l’interprète de Dostoïevski à ce sujet :

[...] si je n’avais plus foi en la vie, si je doutais d’une femme aimée, de l’ordre universel, persuadé au contraire que tout n’est qu’un chaos infernal et maudit – et fusse-je en proie aux horreurs de la désillusion – même alors je voudrais vivre quand même. Après avoir goûté à la coupe enchantée, je ne la quitterai qu’une fois vidée. D’ailleurs, vers trente ans, il se peut que je la regrette, même inachevée, et j’irai [...] je ne sais où.[6]

Et Ivan d’ajouter :

Je veux voyager en Europe, Aliocha. Je sais que je n’y trouverai qu’un cimetière, mais combien cher ![7]

Il est à signaler qu’Ivan commence par l’indétermination pour y aboutir en fin de compte ; il aime la vie, mais non pas le sens de la vie. En bref, l’incertitude est le monde d’Ivan, et il ne se fait aucune illusion sur son compte. Il se persuade de l’incertitude d’une étrange manière : « [...] mais combien cher ! »

L’idée d’une Éternelle Réalité s’est présentée à l’esprit de Dostoïevski. Dans Les Démons Lébiadkine s’écrie :

Ce petit mot, « pourquoi ? », est répandu dans tout l’univers depuis le premier jour de la création, madame, et la nature entière crie sans cesse à son Créateur : « pourquoi ? »[8]

Mais puisque nulle réponse ne se présente, la chute volontaire dans l’incertitude devient inévitable. Et Kirilov dans Les Démons de s’interroger :

Dieu est nécessaire, et par conséquent, il doit exister [...] Mais je sais qu’il n’existe pas et qu’il ne peut exister [...] Est-ce possible que tu ne comprennes pas qu’un homme ne peut continuer à vivre avec deux idées pareilles ?[9]

Parmi les manifestations les plus étranges et les plus poussées de l’incertitude figure l’aveu d’Aliocha Karamazov :

Je suis un moine, un moine... [...] Or je ne crois peut-être pas en Dieu.[10]

Alors qu’al-Ma‘arrī nous apprend :

Ne te presse pas, toi qui es libre, car tu as été leurré par un imposteur qui prêche aux femmes.

Il proscrit le vin rouge le matin et le boit exprès le soir.

Il vous dit : « Je me retrouve sans vêtements, » car il les a offerts en gage pour ses plaisirs.

Si un homme s’adonne à ce qu’il interdit, c’est un double outrage, non un seul, qu’il commet.

Voici donc une possibilité à envisager : une Réalité éternelle qui se refuse à la manifestation, et, de ce fait, opte pour la conscience contingente conformément à la théorie des jeux, et s’empresse de briser cette prépondérance en inondant le monde d’incertitude. De là même, la conscience contingente tâtonne au hasard dans l’obscurité de l’incertitude.

Al-Ma‘arrī résume cette vision en disant :

Un Créateur Ancien indubitable, et ère après ère qui s’écoulent.

Il se peut que cet Adam ait un antécédent succédant à un autre.

Je ne refuse à la Toute-Puissance divine des fantômes de lumière sans chair ni sang.

Le voyant parmi les gens est, comme moi, aveugle ; allons donc nous heurter dans les ténèbres.

Notons qu’al-Ma‘arrī ne réduit pas la conscience contingente à des formes précises ; quelles que soient ces dernières – humaines, angéliques ou même extraterrestres – elles sont toutes aveugles et se heurtent dans les ténèbres de l’incertitude.

Parmi les étrangetés de l’effritement du monde physique dans l’océan de l’incertitude, citons l’expérience suivante, dite expérience des fentes de Young :[11]

Un tireur, les yeux bandés, tire à la carabine sur un mur de pierre dans lequel ont été pratiquées deux ouvertures verticales identiques, très étroites et assez proches l’une de l’autre ; le tireur est à égales distances de ces deux ouvertures. Derrière ce premier mur, parallèlement à lui, se trouve un second mur, en bois lisse celui-là, qui absorbe les balles ayant franchi le premier mur et sur lequel on voit nettement les impacts successifs. La plupart des balles sont arrêtées par le premier mur ; d’autres passent par la première ouverture directement ou en ricochant sur un de ses bords ; d’autres enfin font de même avec la seconde ouverture. L’accumulation des impacts sur le second mur, au bout, par exemple, d’un million de tirs successifs, permet de tracer une courbe donnant le nombre d’impacts par unité de surface. Le plus grand nombre d’impacts s’accumule autour du point du mur correspondant au milieu de la distance entre les deux ouvertures, alors que diminue le nombre d’impacts sur les autres points du mur, au dessus et en dessous du point en question.

Répétant l’expérience, en remplaçant le second mur par un autre mur en bois tout neuf, on aura le même résultat à une différence près que le point où s’accumulera le plus grand nombre d’impacts se situera cette fois en face de l’ouverture laissée ouverte. En rouvrant la première ouverture, en fermant la seconde et le tireur effectuant encore un million de tirs, on retrouve finalement la même courbe que dans la première expérience ; cette courbe est la somme de la courbe que l’on obtient avec la première ouverture fermée et celle obtenue en fermant uniquement la seconde. Autrement dit, la probabilité pour qu’une balle arrive en un point donné du second mur, lorsque les deux ouvertures sont en fonction, est la somme des probabilités pour qu’il en soit ainsi lorsque l’une ou l’autre des deux ouvertures est fermée.

Passons maintenant à la célèbre expérience réalisée pour la première fois en 1803 par le médecin et physicien anglais Thomas Young, tout en la modifiant quelque peu en vue de plus de clarté. Le tireur y est remplacé par une source lumineuse monochromatique, c’est à dire qui émet de la lumière d’une longueur d’onde fixe et précise. À la place du premier mur, et beaucoup plus près de la source, on utilise un écran percé de deux fentes verticales, et une plaque photographique tient lieu de second mur (Young avait pris un simple écran). Si l’on fait fonctionner la source pendant un temps suffisant pour impressionner la plaque, mais assez bref pour ne pas la surexposer, on y observe une alternance de bandes verticales, plus ou moins claires ou obscures, qui permettent de tracer une courbe représentant l’intensité de la lumière atteignant la plaque : c’est le phénomène des interférences.

En revanche, si l’on change de plaque en obturant alternativement chacune des deux fentes, on obtient deux courbes dont la somme ne reproduit absolument pas la courbe initiale, car on obtient sur l’écran, à chaque fois, des cercles concentriques dont le centre commun correspond à la fente ouverte. Ces cercles correspondent à ceux obtenus en jetant un caillou sur une surface d’eau calme.

Pour passer ensuite des courbes relatives à l’ouverture d’une seule fente à la courbe globale correspondant à l’ouverture des deux, il nous faut appliquer une équation mathématique plus complexe qu’une simple somme : l’intensité globale est la somme des intensités partielles, augmentée d’un terme oscillant entre + 2 fois et 2 fois la racine carrée de la résultante de ces intensités. C’est le caractère ondulatoire de la lumière qui mène à ce résultat, correspondant à celui obtenu en jetant simultanément deux cailloux sur la surface d’eau.

Ainsi les balles agissent en corpuscules alors que la lumière trahit une nature ondulatoire. La physique contemporaine ignore d’autres modes de comportement.

Mais on sait aussi que la lumière est composée de photons que l’on se représente souvent comme des corpuscules. Les collisions ou interactions éventuelles entre les myriades de photons qui composent la lumière sont-elles responsables de ce phénomène d’interférences ? Pour le savoir, il suffit de réduire suffisamment l’intensité de la source pour qu’elle émette les photons un par un. On constate alors que les photons vont produire, chacun, un impact quasi ponctuel, bien localisé sur la plaque photo : ce sont donc bien des corpuscules. Mais si les deux fentes sont ouvertes, l’accumulation des impacts au bout d’un temps très long reproduira la figure d’interférences !

Venons à présent à la troisième phase de l’expérience en remplaçant le tireur et la source lumineuse par un canon à électrons. En fermant l’une des deux fentes on obtient un résultat identique à celui obtenu en fermant l’une des deux ouvertures dans la première phase, les balles étant passées de l’ouverture ouverte. Mais l’ouverture des deux fentes en baignant le milieu de l’expérience dans une obscurité totale produit un résultat identique à celui obtenu en ouvrant les deux fentes dans la deuxième phase, les impacts des électrons reproduisant la figure d’interférences. Mais – car il y a un mais ! –, tout comme avec les photons, le phénomène d’interférences ne se produit pas avec les électrons comme avec les ondes aquatiques sur la surface d’eau évoquée plus haut. Pour s’en rendre compte, il suffit de ralentir le jet d’électrons en faisant en sorte que le canon ne tire les électrons que un par un. Ainsi, on obtient la figure d’interférences comme si l’électron passait par les deux fentes en même temps, interférant ainsi avec lui-même, pour ainsi dire. Autrement dit, un électron ne se comporte pas du tout de la même façon suivant qu’une seule fente soit ouverte ou les deux à la fois – chose incompatible avec l’idée d’un corpuscule passant par une seule fente à chaque fois. Les électrons ont été atteints de « schizophrénie » en quelque sorte – comme l’observateur d’ailleurs !

Mais attention ! – car en éclairant d’une puissante lumière l’espace entre l’écran et la plaque, c’est tout le contraire qui se produit : on observera une fente à la fois briller lors du passage d’un électron. L’étude statistique de la plaque donnera des résultats tout à fait identiques à ceux obtenus dans la première phase de l’expérience en ouvrant les deux ouvertures. Les électrons dans ce cas prouvent qu’ils sont de nature corpusculaire.

Ainsi, l’électron, comme le photon d’ailleurs, est tantôt corpuscule tantôt onde ! Cependant l’histoire a une suite : en réduisant, dans une dernière phase, le jet d’électrons en deçà d’une certaine limite, ceux-ci trahiront une nature ambiguë : ils ne seront ni ondes, ni corpuscules, ni rien d’autre non plus. La distribution d’impacts sera sujette au hasard et différera selon les procédés particuliers de l’expérience. Ici la nature perd toute possibilité d’intelligibilité à cause de l’incertitude. L’intelligibilité serait-elle un cas isolé, singulier, dans le flot d’incertitude ? Et la connaissance serait-elle, de ce fait, impossible ? Al-Ma‘arrī dit :

Nous quittons la vie sans savoir quelle est la raison d’être [de l’existence] des terriens.

Est-ce à dire que la théorie unitaire synthétisant toutes les théories physiques serait celle qui ne donnera lieu à aucune prédiction ? Aboutirait-on, dans ce cas-là, à une sorte de solipsisme ? Al-Ma‘arrī n’a pas manqué d’y faire allusion dans sa poésie :

Je n’ai ni de semblable, ni de supérieur, ni de devancier, ni de successeur.

Nous nous devons de rappeler ici que Wigner, un des chefs de file de la mécanique quantique, a marché sur les pas d’al-Ma‘arrī plusieurs siècles après la disparition de ce dernier. D’après Wigner, quiconque prend les données de la mécanique quantique au pied de la lettre sombrera dans le solipsisme, à moins que ces données ne se modifient. Mais les données quantiques sont inhérentes aux processus naturels, et, de ce fait, immuables, pour ainsi dire. La mécanique quantique permet la connaissance à condition que cette dernière soit liée aux termes du sujet et de l’objet ; elle autorise la réduction du continuum si le sujet et l’objet ne font qu’un. Les données quantiques sont l’incertitude traduite en langage naturel et, partant, sont la pierre angulaire de notre connaissance du monde.

Le positivisme et le matérialisme dialectique se rejoignent dans l’idée que le monde immédiat est la source unique de connaissance. Si la mécanique quantique est le seul instrument pour sonder le monde, ces deux approches philosophiques coïncident avec le solipsisme d’une manière ou d’une autre. Le domaine théorique de la mécanique quantique est le champ des variables mathématiques abstraits et des fonctions de probabilité, mais sa base fondamentale est formée par l’espace et le temps euclidiens. Le temps euclidien est un courant éternel autonome, et l’existence de l’espace euclidien est absolue. Les deux pensées, relativiste et quantique, divergent sur ce point. Selon Einstein, l’espace-temps n’existe pas moins que la matière, et un univers bâti d’énergie est dépourvu d’espace-temps.

Chez les théoriciens quantiques, en revanche, un espace et un temps « statiques » et imprégnés d’incertitude sont indispensables. Plus généralement, une pensée basée sur l’incertitude ne peut se passer d’un postulat spatio-temporel de ce type. Al-Ma‘arrī a imaginé volontiers un état pareil :

L’espace est immuable et ne se remplit guère, mais ton temps s’en va et ne se fixe point.

Il dit aussi :       

Ce jeune homme est plus obstiné qu’un roc ; il stupéfait quiconque le contredit, quelle que soit son opinion.

Il prétend être sincère dans sa foi tout en étant le pire des impies.     

Il prétend que cinq n’est pas la moitié de dix et que le corps n’est nulle part.

Dostoïevski, lui, fut euclidien ; en témoigne l’allusion qu’il fit à travers Ivan Karamazov. La pensée de Heisenberg – celui-ci étant un des chef de file de la mécanique quantique – se confond avec celles d’Al-Ma‘arrī et de Dostoïevski. Or si la connaissance est impossible, pourquoi la raison n’accepterait-elle pas cette évidence et ne reconnaîtrait-elle pas l’incertitude ?

Dans son œuvre célèbre Le Sous-sol, Dostoïevski demande à la raison de reconnaître l’incertitude. Il y proteste contre la nécessité de l’égalité 2 x 2 = 4 et plonge dans les profondeurs de l’âme humaine pour se rendre compte que cette âme n’a pas d’autre alternative que l’incertitude. Et le héros du Sous-sol d’affirmer :

[...] je suis certain que l’homme ne renoncera jamais à la vraie souffrance, c’est-à-dire à la destruction et au chaos.

La souffrance ! mais c’est l’unique cause de la conscience ![12]

Le Sous-sol de Dostoïevski est un labyrinthe d’incertitude.

De son côté, Abu-l-‘Alā’ a sanctionné les vues épicuriennes selon lesquelles la négation de la cause téléologique est la preuve que le monde tel quel n’a pas été créé pour un but quelconque dont l’accomplissement aurait suscité cette création. Si ceci était vrai, il y aurait eu un pont entre la Réalité et le monde. Mais cette Réalité en est séparée comme par un fossé, ce qui rend le monde quelque peu absurde, l’homme n’ayant plus qu’à y tâtonner dans l’obscurité.

L’obscurité de ta nuit s’épaissit de plus en plus et ne verra guère le jour, même à la fin des temps.

La mécanique quantique est plus englobante que la philosophie positiviste ; et ceci du fait qu’elle accepte les variables mathématiques qui ne correspondent pas à des phénomènes physiques observables, alors que le positivisme s’y refuse. Les positivistes pensent qu’une thèse quelconque n’est pourvue ou dépourvue de sens que s’il est possible de l’étayer ou de la réfuter par un procédé expérimental. Les « extrémistes » parmi eux vont jusqu’à postuler que la réalité n’est ni réelle ni irréelle – pour la seule raison que le terme « réalité » ne peut être mis à l’épreuve de l’expérience. Mais peut-on, du point de vue quantique, justifier les variables mathématiques qui ne correspondent pas à des phénomènes physiques ? Wheeler, Everett et De Witt se sont attaqués à ce problème.

Chaque opération de mesure en mécanique quantique donne lieu à un nombre probable de résultats. Nous reviendrons ailleurs dans cette étude à la notion de mesure quantique ; il suffit ici d’en parler en termes généraux telle qu’elle a été formulée par les susdits savants.

Accepterait-on, avec les positivistes et les matérialistes dialectiques, que la mesure ne soit qu’un simple acte physique, rien n’empêcherait de considérer tout acte physique comme étant une procédé de mesure en quelque sorte. Et puisque chaque mesure implique un certain nombre de résultats, l’univers se divise lors de chaque mesure en un nombre égal de parties de manière que chaque résultat impliqué y soit compris séparément. De notre côté, nous ne pourrons percevoir ce fractionnement d’autant que les données de la mécanique quantique nous en empêchent du fait que nous nous sommes classés comme étant de simples systèmes physiques. En termes plus précis, nous ne tomberons que sur un seul des résultats possibles, tandis que les autres nous paraîtrons comme des variables mathématiques ne correspondant point à des phénomènes physiques. Mais le fait que l’univers se fractionne signifie, entre autres, que chaque univers nouveau-né s’approprie un des autres résultats ; il signifie aussi l’impossibilité de communication entre ces univers pour la raison mentionnée ci-dessus.

Nous n’entrerons pas dans les détails propres aux différents modèles de ces mondes multiples, mais nous dirons volontiers que cette vision est à la fois improuvable et irréfutable. De plus, elle entraîne la philosophie positiviste dans son orbite. Tant que l’explication des univers multiples pousse les variables mathématiques à se manifester physiquement, il n’est plus justifiable ni d’admettre la philosophie positiviste ni de la rejeter. Ainsi, en dernière analyse, le positivisme se réduit à l’incertitude.

La pluralité existentielle n’était pas étrangère à l’imagination d’Abu-l-‘Alā’ ; il se complaisait à concevoir un être humain voyant de ces pieds, marchant sur sa tête, pleurant de ses doigts, écoutant de ses mains et goûtant de ses oreilles ; il a réuni deux montagnes, l’une en Syrie l’autre à Najd (en Arabie !), et a modifié le tempérament d’un fauve accoutumé à la vie des altitudes, le conditionnant à la vie des pleines. En tenant compte du célèbre vers d’al-Ma‘arrī :

Ne me prends pas à la lettre ; comme les autres je ne parle qu’allégoriquement,

nous serons mieux placé pour interpréter ses conceptions comme il suit. Abu-l-‘Alā’ n’était ni tisseur de fables ni auteur de science-fiction ; aussi ne parlait-il pas de miracles. Ce qu’il avait entrevu était uniquement la possibilité. Celle-ci n’est pas à soustraire, d’autant plus que la seule déduction logique est l’impossibilité de communiquer. Notons que la pluralité existentielle n’est chez al-Ma‘arrī, tout comme chez Dostoïevski, Heisenberg et les représentants de l’école quantique de Copenhague, qu’apparente.

Rappelons quelques vers d’al-Ma‘arrī déjà cités :

Un Créateur Ancien indubitable, et ère après ère qui s’écoulent.

Il se peut que cet Adam ait un antécédent succédant à un autre.

Je ne refuse à la Toute-puissance divine des fantômes de lumière sans chair ni sang.

.......

Gloire à Celui qui a inspiré à toutes les espèces une chose qui mène à la démence et à l’hébétement.

.......

Combien de fois es-tu parti en quête de choses que tu ne trouveras point ; béni soit Dieu qui t’a incité à la quête.

en ajoutant le vers suivant :

Nous ne connaissons point le Mystère de notre Dieu ; le Soleil et Andromède le connaîtraient-ils ?!

L’Éternelle Réalité non-manifestée qui a créé l’incertitude est la représentante du monisme existentiel.

Dostoïevski s’est plongé dans les profondeurs des âmes humaines, ou plutôt dans les univers humains, en quête de la pluralité existentielle. Il y fait allusion dans le discours de Rakitine adressé à Aliocha :

Il y a longtemps que je t’observe : tu es un Karamazov, tu l’es tout à fait ; donc, la race et la sélection signifient quelque chose. Tu es sensuel par ton père et « innocent » par ta mère.[13]

Dostoïevski ne prend pas les termes de « race » et de « sélection » au pied de la lettre, mais conçoit plutôt la notion de fractionnement résultant de chaque expérience. Le diable et la terre sont tous deux des résultats de l’expérience divine, et ce qui est issu des sphères supérieures est entrevu dans la sphère humaine. Mitia, Ivan et Smerdiakov représentent trois univers, qui renferment chacun un des résultats de l’expérience divine, alors qu’Aliocha est un cas de figure étrange, d’autant qu’il représente le phénomène d’interférences entre deux univers aux confins qui les séparent, ce qui est un cas fort rare.

Notre interprétation trouve sa confirmation dans la grande œuvre Les Frères Karamazov ou Dostoïevski affirme qu’elle est entièrement consacrée à Aliocha et qu’une autre œuvre portant sur Ivan suivra plus tard. Selon Dostoïevski, le père sensuel est le diable, alors que la mère « innocente » est la terre – la terre et le diable étant les résultats de l’expérience divine telle que nous l’avons soulignée plus haut.

Passons à l’expérience poétique chez Dostoïevski. Cette expérience, comme nous pouvons nous attendre, cause un fractionnement. Dans l’univers de Smerdiakov, la poésie est une absurdité sans valeur ; dans l’univers de Mitia, elle est la consolation d’un cœur enflammé ; alors qu’elle est, dans l’univers d’Ivan, « intellectuelle » dans sa majeur partie ; il s’agit d’une pensée rationnelle assaisonnée d’un énorme désir.

Mais la pluralité existentielle chez Dostoïevski n’est qu’apparente. Les « démons » de Dostoïevski sont, à plus forte raison, les êtres les mieux placés pour dévoiler le phénomène de la pluralité, tout simplement parce qu’ils sont impliqués dans le processus de prouver son authenticité. Mais certains d’entre eux reculent et avouent leur échec après avoir été secoués par les tempêtes. Mais ceci ne se reproduit que rarement.

Stavroguine dans Les Démons dit :

Je sais que je devrais me tuer, disparaître de la surface de la terre comme un insecte répugnant. Mais j’ai peur du suicide, car j’ai peur de montrer de la grandeur d’âme. Je sais que ce ne sera qu’un mensonge de plus, le dernier mensonge d’une longue série.[14]

Dans le comble de l’incertitude, la mécanique quantique remplace les phénomènes de la nature par des fonctions mathématiques abstraites. Ce remplacement ne représente pas une correspondance comme il pourrait se présenter à première vue ; encore que si ces fonctions indiquent quelque chose, elles indiquent la probabilité d’un événement avec les « causes » duquel elles n’ont rien à voir – si causes il y a. Ce fait crée de grandes difficultés langagières en mécanique quantique. Mentionnons, à titre d’exemple, certains termes quantiques, tels : la « réduction de la fonction d’onde », l’« état pur », le « mélange », la « substitution de la quantité physique par l’effet », les « ensembles du type Borell », entre autres.

Heisenberg affirme :

[...] on peut dire que le concept de complémentarité introduit par Bohr dans l’interprétation de la théorie quantique a encouragé les physiciens à utiliser un langage ambigu plutôt que non ambigu, à utiliser les concepts d’une manière plutôt vague en conformité avec le principe d’incertitude, à appliquer alternativement différents concepts classiques qui mèneraient à des contradictions si on les utilisait simultanément.[15]

Et il ajoute :

De même, en théorie quantique, tous les concepts classiques, une fois appliqués à l’atome, ne sont qu’aussi bien ou aussi mal définis que la « température de l’atome » ; ils sont liés à des probabilités statistiques ; et cette probabilité ne peut que dans de rares cas devenir un équivalent de la certitude. Là encore, comme en thermodynamique classique, il est difficile de déclarer que cette probabilité est objective. L’on pourrait peut-être la traiter de tendance ou de possibilité objective, de potentia, au sens de la philosophie aristotélicienne. En fait, je crois que le langage effectivement utilisé par les physiciens lorsqu’ils parlent de phénomènes atomiques implique dans leur esprit des notions analogues à celles du concept potentia. De sorte que les physiciens se sont graduellement habitués à considérer les orbites électroniques, etc., non comme des réalités, mais comme un genre de potentia. Le langage s’est déjà adapté (jusqu’à un certain point du moins) à cette situation de fait. Mais ce n’est pas un langage précis dans lequel on puisse utiliser des modes logiques ; c’est un langage qui crée dans notre esprit des images et, en même temps, la notion que ces images n’ont qu’un vague rapport avec la réalité, qu’elles ne représentent qu’une tendance vers la réalité.[16]

Le langage de la mécanique quantique étant ce qu’il est, il n’est guère surprenant qu’al-Ma‘arrī ait vogué sur la même galère. Le langage, dont la formulation directe s’est effectuée dans le cadre de la pensée quotidienne, semble étroit par rapport aux grandes idées. Il succombe sous leur poids lorsqu’il s’agit de concepts profonds, tirés du monde de l’incertitude. Un authentique penseur n’épargnera pas d’efforts pour exprimer ce qui s’agite au fin fond de lui-même ; mais le dispositif linguistique, pour ainsi dire, ne lui portera pas secours dans la majorité des cas. Ainsi, il se trouvera dans l’inévitabilité de chercher refuge dans un lexique et une syntaxe éminemment obscures. Al-Ma‘arrī est un cas de figure qui en témoigne d’un manière fulgurante : la quasi totalité de son œuvre se situe aux confins de l’obscurité, et dans son lexique et dans sa syntaxe. Lisons ces vers :

Il m’est pénible que les Nuits aient mélangé les os de vos pieds aux os de nuques.

Il puise de sa paume d’un puits de verre [d’un encrier] avec les seaux de la plume.

.......

Nous avons annoncé sa mort même au soleil levant et à la petite étoile de la Petite-Ourse, et chacun a souhaité avoir pu le racheter à la fatalité.

.......

Un nimbus se mettant en travers [du ciel] dont la mer a envoyé les chameaux [les nuages] se désaltérer ; ayant étanché leur soif, il s’est dirigé vers Najd[17].

.......

Il s’endort prétendant être meurtri par l’amour, adjurant ton ombre de venir le dédommager.

.......    

Tel le liquide amniotique céleste ou le vent soulevant la poussière dans un jour orageux.[18]

On pourrait se demander comment la langue arabe a-t-elle pu contenir la pensée d’al-Ma‘arrī et comment la poésie rythmée et rimée a-t-elle pu exprimer les élans de son esprit, alors que ceux qui se dénomment pionniers de la poésie moderne prétendent avoir dépassé l’expression poétique ; mieux : leur génie unique en son genre ne peut exprimer leurs émois que par quelques lignes de points d’interrogation, d’exclamation, par des points et des mots épars qui, loin d’enrichir un dialogue, ne font qu’enflammer des polémiques sans fin.

Les idées de Dostoïevski, elles, sont les reflets de mondes singuliers ; il s’agit de mondes lointains, étrangers à tout langage familier. Ce qui importe chez Dostoïevski c’est moins le style et la lexie que le lecteur lui-même, sa prédisposition et la portée de son aspiration à réaliser une conversion spirituelle. Mais Dostoïevski ne fait pas partie des hautains, d’autant plus que l’intelligence, selon lui, est le plus humble des dons, mais impose à quiconque y aspire ce qui est au-delà de son pouvoir. Lisons dans la préface du Sous-sol :

Je suis un homme malade... Je suis un homme méchant. Je suis un homme déplaisant. Je crois que j’ai une maladie de foie. D’ailleurs, je ne comprends absolument rien à ma maladie et ne sais même pas au juste où j’ai mal.

Je ne me soigne pas et ne me suis jamais soigné, bien que j’estime la médecine et les médecins. De plus, je suis extrêmement superstitieux ; suffisamment, en tout cas, pour respecter la médecine (je suis assez instruit : je pourrais ne pas être superstitieux, mais je le suis). Non ! Si je ne me soigne pas, c’est pure méchanceté de ma part. Vous ne daignerez certainement pas le comprendre. Eh bien ! moi je le comprends.[19]

Ce à quoi vise Dostoïevski c’est empêcher l’incertitude d’agir sur nous négativement, de sorte que nos âmes s’aplatissent. Il nous faut être indépendants de ces âmes ; mais le processus est difficile à comprendre, malgré la possibilité de le décrire par le langage ordinaire. Écoutons Raskolnikov dans Crime et Châtiment :

Une chose est certaine, c’est que la répartition des individus dans les catégories et subdivisions de l’espèce humaine doit être strictement déterminée par quelque loi de la nature. Cette loi nous est, bien entendu, cachée encore à l’heure qu’il est, mais je crois qu’elle existe et pourra nous être révélée un jour. L’énorme masse des individus, du troupeau comme nous disons, ne vit sur terre que pour mettre finalement au monde, à la suite de longs efforts et de mystérieux croisements de peuples et de races, un homme qui, entre mille, possède quelque indépendance [...] Mais cette loi déterminée existe, elle doit exister, il ne s’agit point de hasard ici.[20]

Quelle est la loi dont parle Dostoïevski ? Quel est ce processus d’« indépendance » ? Serait-ce l’indépendance de la fatalité de l’incertitude ? Lisons encore dans le Sous-sol :

Je ne suis parvenu à rien, pas même à devenir méchant ; je n’ai pas réussi à être beau, ni méchant, ni une canaille, ni un héros, ni même un insecte.[21]

Et du même Sous-sol :

[...] la vie n’aurait pas de but extérieur, lequel but ne peut évidemment être que ce « deux fois deux : quatre », c’est à dire une formule.[22]

Aussi Dostoïevski simplifie-t-il la tâche au lecteur, parlant de son Sous-sol en les termes suivants :

[...] que peut-on donc attendre de l’homme, de cet être doué de qualités si étranges ? Essayez de déverser sur lui tous les biens de la terre ; plongez-le dans le bonheur, si profondément qu’on ne distingue plus à la surface que quelques bulles d’air ; satisfaites ses besoins économiques si complètement qu’il n’ait rien à faire qu’à dormir, qu’à manger des pains d’épices, et songer aux moyens de faire durer l’histoire universelle – eh bien ! même en ce cas, l’homme par pure ingratitude, par besoin de se salir, commettra en guise de remerciement une vilenie quelconque.[23]

Ainsi l’incertitude a été fatalement introduite dans le monde, et il n’y aurait point de voie qui mènerait au salut. La raison est incapable de résoudre le problème car l’incertitude pénètre tout, y compris la raison :

Voyez-vous, messieurs, la raison est une chose excellente ; ceci est incontestable ; mais la raison est la raison et ne satisfait que la faculté raisonnante de l’homme, tandis que le désir est l’expression de la totalité de la vie, c’est à dire de la vie humaine tout entière, y compris la raison et ses scrupules.[24]

Quelle serait l’origine des « scrupules » de la raison, si ce n’est l’incertitude ? La notion de « désir », telle que l’a exprimée le prisonnier du Sous-sol, est une notion assez ambiguë ; dans le passage suivant, ce prisonnier parle de l’automatisme de la vie humaine. Écoutons-le :

Tandis que l’homme que deviendra-t-il ? En tout cas, on observe constamment en lui une certaine gêne chaque fois qu’il atteint un de ses buts. Il tient à se rapprocher du but, mais lorsqu’il l’atteint, il n’est plus très satisfait ; et ceci est vraiment bien comique. En un mot, l’homme est construit d’une façon très comique, et tout cela fait l’effet d’un calembour.[25]

L’insatisfaction lors de l’atteinte du but n’a rien à voir avec le rassemblement des énergies subjectives pour gravir un nouvelle marche. À travers l’habitant du Sous-sol, Dostoïevski nous dit :

Ne se peut-il pas qu’il aime tant la destruction et le chaos (il les aime parfois ; ceci est indispensable), parse qu’il a instinctivement peur d’atteindre le but et de terminer l’édifice qu’il construit ? Qu’en savez-vous ? Il n’aime peut-être cet édifice que de loin, et non de près.[26]

Une fois de plus, c’est au lecteur de comprendre la pensée de l’auteur. Malgré la facilité du style et la simplicité des mots, c’est sur le signifié que tout l’enjeu est misé ; tout comme le signifié de la mécanique quantique. Ainsi la raison éprouve une série de crises : une crise épistémologique, une crise conceptuelle et une crise linguistique.

Al-Ma‘arrī dit :

Des choses qui sont équivoques pour les créatures comme si la raison en était entravée.

.......

Les hommes se sont efforcés de réfléchir, mais leur longue réflexion ne les a menés nulle part.

Et après lui Newton :

Je suis ignorant, et ne sais qu’une seule chose – c’est que je ne sais rien.

Et Dostoïevski, par le biais de l’habitant du Sous-sol :

Que sait la raison ? La raison ne sais que ce qu’elle a appris (elle ne saura jamais autre chose, probablement, cela n’est pas une consolation mais il ne faut pas le dissimuler) [...].[27]

Et Einstein d’émettre son opinion là-dessus :

La raison humaine n’est pas capable de saisir l’Univers. Nous sommes comme un petit enfant qui entre dans une immense bibliothèque dont les murs sont couverts jusqu’au toit de livres dans de nombreuses langues. L’enfant sait que quelqu’un a dû écrire ces livres, mais il ne sait pas qui et comment. Il ne comprend pas les langues dans lesquelles ils ont été écrits. Mais l’enfant perçois un plan défini dans l’arrangement des livres – un monde mystérieux qu’il ne comprend pas, mais seulement soupçonne vaguement.

Nous ne nous bornerons pas, en exposant la contribution de Heisenberg dans ce contexte, à le citer ; nous nous arrêterons également à la théorie de la mesure en mécanique quantique afin de jeter un coup d’œil sur la perplexité qui frappe la raison lors de sa tentative de déchiffrer les mystères qui l’entourent. Nous partirons de l’interprétation de l’école de Copenhague dans le formalisme de laquelle Bohr a joué un rôle prépondérant et à laquelle Heisenberg a adhéré en tant que réalité phénoménologique certaine. Il est à noter là que Heisenberg a essayé de se « laver les mains » de l’incertitude en se réclamant d’un certain matérialisme, peu-être pour satisfaire les positivistes et les matérialistes dialectiques. Cependant, il est critiqué par ces derniers, car c’est précisément lui qui a formulé l’incertitude dans une équation mathématique, alors que d’autres se sont bornés à en parler en termes philosophiques. L’expérience, selon Bohr, est un procédé aux termes duquel on peut communiquer à autrui nos expériences et ce qu’on a appris. Cette idée de Bohr implique une nécessité fondamentale, celle de choisir avec minutie les mots et de formuler simplement les phrases. Mais l’interprétation, dans sa forme définitive, nécessite de la part de l’étudiant un effort considérable. Il s’agit ici d’un corollaire que nous avons rencontré dans la poésie d’al-Ma‘arrī et dans les œuvres de Dostoïevski. Résumons le point de vue de Bohr et de Heisenberg en disant que le dispositif de mesure doit être décrit par un langage aussi simple que possible. Mais les propriétés physiques des systèmes opposés ne dépendent pas de ces mêmes systèmes, car on ne peut parler de ces propriétés indépendamment du dispositif de mesure et de l’observateur.

En admettant avec les positivistes et les matérialistes dialectiques que l’homme n’est qu’un agrégat physique, on déboucherait sur l’impossibilité objective elle-même. La cause en est que l’interprétation de Copenhague intègre et le système physique et le dispositif de mesure, y compris l’observateur, dans un Tout-Un, quitte à ne pas permettre de prêter séparément des propriétés physiques, ni au système, ni au dispositif de mesure, pas plus qu’à l’observateur. Les tenants de l’interprétation de Copenhague pensent qu’il est possible de décrire ce Tout-Un de façon intelligible. Ramener les propriétés physiques mesurées au système physique étudié, indépendamment du dispositif de mesure et de l’observateur, relève uniquement de la formulation des termes. Quant aux autres propriétés physiques que l’on prêterait au système en question grâce à nos expériences accumulées, elles n’ont rien à voir avec le système étudié, et leur inclusion dans l’expérience nécessite d’apporter un autre système physique semblable au premier ; « semblable », disons-nous, à cause de l’impossibilité de l’identité de deux systèmes, quels qu’ils soient. Mais ceci ne suffit point, car, pour cela, il faudrait un nouveau dispositif de mesure pouvant s’intégrer complètement au système semblable au premier, étant spécialement conçu pour mesurer les autres propriétés en question. L’interprétation de Copenhague est l’équivalent épistémologique du principe philosophique d’al-Ma‘arrī :

Le Monde ne nous a permis que de tendre notre espoir vers l’impossible.

L’interprétation de Copenhague est la seule justification des êtres-frères séparés de la famille Karamazov : Mitia, Ivan et Smerdiakov. Force nous est de remarquer que Dostoïevski ne sépare pas l’observateur, ni du dispositif de mesure, ni de l’objet de l’expérience. C’est ce à quoi nous avions fait allusion en traitant de la tâche que Dostoïevski confie à son lecteur en lui imposant de déchiffrer ses symboles. À titre d’exemple, si quelqu’un arrive à comprendre Ivan, il lui serait difficile de séparer les caractéristiques d’Ivan, de les isoler ou de les placer soit dans le lecteur, soit dans Ivan lui-même, soit, peut-être, dans le texte écrit par l’auteur.

L’interprétation de Copenhague est une vérité incontestable. Il est superflu de mentionner que l’expérience sanctionne cette interprétation qui est, de fait, une généralisation du principe d’incertitude de Heisenberg. Il est impossible au dispositif qui mesure la vitesse de mesurer la position, et le système sur lequel s’opère la mesure de la vitesse se refuse à permettre, à travers lui, la mesure de la position, et vice versa. Or si l’observateur fait partie de l’opération de mesure, nous en trouvons une confirmation dans l’œuvre de Dostoïevski. Avant de citer ce géant de la littérature, rappelons que les propriétés physiques mesurées sont attribuées au système mesuré par pure convention. En réalité, les propriétés en question sont celles du Tout-Un. Si un être humain s’engage dans un dialogue intérieur pour commenter certains épisodes qui l’entourent, il serait alors impossible de séparer l’esprit dialoguant de l’objet du dialogue. Et s’il arrive que l’on attribue le dialogue à l’esprit dialoguant, ceci serait également par pure convention. Mais Dostoïevski n’épargne rien afin d’élucider le problème, le dialogue étant une caractéristique commune, ou plutôt simplement une caractéristique du Tout-Un composé de l’esprit dialoguant et de l’objet du dialogue. Ainsi Dostoïevski écrivit-il dans ses Nuits blanches :

Pour moi, les maisons aussi sont des connaissances. Quand je me promène, chacune a l’air de courir à ma rencontre dans la rue : elle me regarde de toutes ses fenêtres et me dit, ou tout comme : « Bonjour ! Comment allez-vous ? Moi, je vais bien, Dieu merci ! Au mois de mai on va m’ajouter un étage. » Ou : « Comment allez-vous ? Demain on me met en réparation. » Ou : « J’ai failli brûler et j’ai eu bien peur », et autres semblables discours.

Parmi elles j’ai des préférées, j’ai des intimes. Une d’elles a l’intention de faire une cure cet été entre les mains d’un architecte. J’irai la voir tous les jours, exprès, de peur qu’il ne la tue, sait-on jamais ? – Dieu l’en préserve.

Mais jamais je n’oublierai l’histoire d’une jolie, jolie maisonnette rose clair. C’était une si gentille petite maison de pierre, elle me regardait d’un air si affable, et si fièrement elle regardait ses lourdaudes voisines, que mon cœur était dans la joie lorsque je passais devant.[28]

Étrange est cette mécanique quantique qui prête des propriétés physiques aux dispositifs de mesure ; plus étrange encore est le fait que les caractéristiques de ces dispositifs sont telles qu’ils possèdent la faculté d’expérimenter les événements physiques passés. Ci ceci est le cas, quelles sont les significations que l’on pourrait prêter à de différentes notions, telles la causalité, le dispositif de mesure, ou même la réalité elle-même.

Il y a plus, car la mécanique quantique nous présente un monde où tout contient tout, et dont les composantes sont liées sans discontinuité aucune. Ceci constitue une violation du principe de causalité. Ce dernier peut se réduire au déplacement de l’effet physique à la plus grande vitesse permise dans l’univers – à savoir celle de la lumière.

Il est dans l’univers des points dont la distance qui les sépare est trop grande pour que la lumière puisse la parcourir durant l’âge estimé de celui-ci. Plus précisément, ces points sont causalement séparés. Si on tente de combler la fissure dans ces structures conceptuelles, il faudrait reconstruire le monde, à partir de composantes séparées, sur l’arrière-plan d’un monde invisible. Encore une fois, intervient la mécanique quantique pour prouver l’impossibilité de construire un tel univers. En d’autres termes, le monde aux composantes séparées ne peut être fondé sur des « variables cachées ». Ainsi flotte de nouveau la première prémisse quantique, à savoir que le monde est continu et qu’il n’y a point de séparation.

Pour Einstein, et plus encore pour ses partisans, le côté « flou » et indéterminé de la physique quantique ne peut satisfaire un vrai scientifique. En mai 1935, lui et ses collaborateurs B. Podolsky et N. Rosen publiaient un article retentissant qui jetait un sérieux doute sur la validité du principe d’incertitude de Heisenberg, et, partant, sur la validité de la théorie quantique. Einstein, Podolsky et Rosen (EPR) voulaient prouver que ladite théorie était un artefact, un puzzle où manquait la pièce maîtresse ; en bref, une théorie incomplète.

Considérez, écrivaient-ils en substance, un système formé de deux quantons qui viennent d’interagir, puis se séparer. D’après la théorie quantique, ce système est décrit par une fonction d’onde unique qui exprime certaines relations de conservation. Il s’ensuit que si l’on mesure la vitesse (ou la position) d’un quanton, on peut facilement connaître la vitesse (ou la position) du second, et cela apparemment sans le perturber. Les trois auteurs en tiraient la conclusion que les vitesses et les positions des deux quantons étaient bien définies avant la mesure, en raison d’un « principe de réalité », pour reprendre leur propre expression. Pour la physique quantique, au contraire, ces vitesses et ces positions sont indéterminées avant la mesure, et c’est la mesure réalisée sur le premier quanton qui concrétise simultanément les vitesses (ou les positions) des deux quantons. Mais selon Einstein et ses collaborateurs, si l’on peut concevoir que la mesure effectuée sur le premier quanton fixe la vitesse (ou la position) de ce quanton, il est paradoxal, et même franchement absurde, de soutenir qu’elle fixe en même temps la vitesse (ou la position) du second, qui peut se trouver à une très grande distance de l’endroit où est effectuée cette mesure. Donc, en concluaient-ils, l’hypothèse quantique ne tient pas, cette vitesse (et cette position) existant avant la mesure, et étant déterminées par des paramètres supplémentaires (les fameuses « variables cachées », thèse reprise par David Bohm) que la physique quantique ne prend pas en compte.

Les conclusions d’Einstein et de ses collaborateurs reposent sur deux hypothèses majeures : toute mesure effectuée sur un quanton ne peut affecter un autre quanton situé à une très grande distance du premier. Cette hypothèse est la traduction « réaliste » du principe de causalité ; la deuxième hypothèse concerne la réalité objective telle qu’Einstein la concevait. Pour lui, les propriétés physiques n’ont rien à voir avec l’observation directe et elles existent en tant que « réalité objective » en dehors de la mesure.

Force nous est de distinguer entre les idées d’Einstein d’une part, et le matérialisme dialectique et le positivisme d’autre part. La réalité objective, selon Einstein, est connaissable par la pensée et le raisonnement intellectuel, et peut se passer de l’expérience. En revanche, le matérialisme dialectique voit en la réalité objective une existence tout à fait indépendante de la volonté, et, de ce fait, l’expérience devient indispensable pour connaître cette réalité. Si on n’a pas encore la main-mise sur cette réalité, c’est que l’on n’a pas encore inventé le dispositif de mesure adéquat et qu’un jour viendra où l’on parviendra à le faire. Nous avons déjà traité la notion positiviste de réalité objective, mais nous nous permettrons ici de faire allusion à un paradoxe assez frappant dans le matérialisme dialectique et le positivisme qu’Einstein avait cerné et résolu.

Ce paradoxe est qu’il existe une sorte de postulat métaphysique dans la logique positiviste. C’est comme s’il y avait une réalité fondamentale dont les deux philosophies n’osent pas parler, du moins à ce jour, d’autant qu’elle définit la matière, au départ, en tant que catégorie philosophique, pour en traiter plus tard en tant qu’existence réelle. La possibilité postulée par Einstein de connaître le monde sans recourir à l’expérience a résolu ce paradoxe, du moins en apparence.

Le paradoxe EPR est resté ainsi suspendu jusqu’à 1951, lorsque le physicien anglo-américain David Bohm a suggéré d’abandonner ces variables continues que sont la vitesse et la position, et d’utiliser plutôt celles qui ne peuvent prendre que l’une ou l’autre des deux valeurs, celles, par exemple, liées au spin des électrons, des protons et des neutrons. Ce fut une excellente idée, mais encore fallait-il avoir un test fiable. Ce test, le physicien irlandais John Bell le mit au point en 1964 sous la forme d’une inégalité mettant en jeu les variables proposées par Bohm. Cette inégalité allait permettre de passer de la discussion à l’expérimentation, et finalement de départager physique classique (Einstein) et physique quantique (Bohr et Heisenberg). En effet, la physique quantique prédit que cette inégalité peut être violée dans certaines conditions expérimentales, alors que selon la physique classique elle doit toujours être vérifiée.

À la suite de la publication des travaux de Bell, plusieurs équipes ont réalisé des expériences sur des quantons produits par pairs et s’éloignant l’un de l’autre dans deux directions opposées ; et cela afin de vérifier si, conformément aux prédictions de la physique quantique, l’inégalité de Bell pouvait être violée ; mais les premières expériences, bien qu’indiquant, dans la plupart des cas, une violation de ladite inégalité, manquaient de précision. Alain Aspect proposa alors en 1975 une expérience rigoureuse et irréfutable.

En 1982, après avoir éliminé toute possibilité de communication, par le biais de la lumière, entre les deux quantons (les photons dans son expérience) après leur interaction, Aspect et son équipe ont constaté une forte violation de l’inégalité de Bell, les deux photons agissant comme un seul quanton, malgré leur séparation et la distance qui les sépare, impossible à parcourir par la lumière pendant la durée de l’expérience. Ce fut comme s’il existait entre les quantons un mystérieux lien « télépathique » ; ou plutôt qu’ils n’étaient pas existentiellement séparés, malgré leur séparation physique. En bref, les prédictions de la physique quantique avaient été vérifiées : l’incertitude est une réalité incontournable et le monde est continu.

Ceci ne veut pas dire que la Relativité générale d’Einstein est fausse ; car, selon cette théorie, le monde est construit de « briques » séparées, mais assume pourtant l’aspect d’un continuum. La géométrie de la Relativité générale est la pierre angulaire de cette théorie ; il s’agit d’une géométrie continue, non seulement sur le papier, mais effectivement aussi, à travers le monde, constitué essentiellement par cette géométrie. Les structures matérielles séparées répondent en quelque sorte à la géométrie du continuum einsteinien.

L’incertitude est à l’origine des dualismes. Comme nous venons de le dire, il existe le dualisme vitesse-position et le dualisme temps-énergie. Notons que ces dualismes n’ont rien à voir avec les dualismes du matérialisme dialectique, car il s’agit ici de notre communication avec un des termes du dualisme et peu importe si l’on communique l’un avec l’autre. Les termes du dualisme ne sont pas en état d’antagonisme visant à atteindre un niveau supérieur. Il s’agit ici d’un problème existentiel phénoménologique, et l’incertitude ne confère aucune priorité à un terme à l’exclusion des autres, car il nous est possible de communiquer avec autant de termes de dualismes que nous souhaiterions. Ces dualismes sont appelées les dualismes de Heisenberg.

Si l’incertitude relève des dualismes, il nous appartient de détecter les dualismes de Dostoïevski et ceux d’al-Ma‘arrī. Nous ne serons pas long à apporter une réponse. Revenons aux Nuits Blanches et lisons :

Nastenka ne regardait pas le nuage : elle se tenait silencieuse, comme clouée sur place ; une minute après, elle se serra étroitement, timidement contre moi. Sa main trembla dans la mienne ; je la regardai... Elle s’appuya sur moi encore plus fort.

À cet instant, devant nous, passa un jeune homme. Soudain, il s’arrêta, nous regarda fixement, puis fit de nouveau quelques pas. Mon cœur se mit à battre...

-          Nastenka, dis-je à mi-voix, qui est-ce ?

-          C’est lui ! fit-elle, dans un chuchotement, en se serrant de plus près encore, et plus frissonnante, contre moi... J’avais peine à tenir sur mes jambes.

-          Nastenka, Nastenka, c’est toi ? fit une voix derrière nous, et au même moment le jeune homme avança de quelques pas vers nous...

Dieu quel cri ! comme elle trembla ! comme elle s’arracha de mes bras pour voler à sa rencontre ! ...[29]

Continuons à revoir Les Nuits Blanches. Nastenka s’adresse au narrateur dans une lettre :

Ne m’accusez pas, car je n’ai changé en rien à votre égard. J’ai dit que je vous aimerais, et je continue à vous aimer, je fais plus que vous aimer. Ô Dieu, si je pouvais vous aimer tous deux à la fois ! Oh ! si vous étiez lui ! Oh ! s’il était vous ![30]

Les dualismes de Dostoïevski sont trop nombreux à énumérer, mais nous allons en citer seulement un autre à titre d’exemple, cette fois-ci de façon parallèle au passage cité des Nuits Blanches. Au lieu de Nastenka, il y a Mitia Karamazov, et au lieu du jeune homme, il y a Grouchenka et Katerina Ivanovna. Et au grand étonnement du lecteur, il est un autre dualisme dans Les Frères Karamazov dont les termes sont Mitia et Ivan Karamazov, et l’appareil de mesure est Katia Ivanovna elle-même.

Nous nous efforcerons d’employer les termes de Heisenberg pour interpréter les dualismes dostoïevskiens. Les propriétés de l’appareil de mesure de l’amour, à savoir Katia Ivanovna, ne permettent pas la fusion de cet appareil avec le système physique mesuré : Mitia Karamazov – cette union dépendant de la réalisation de l’appareil physique de certaines conditions dont était dépourvue Katia Ivanovna quant à la propriété physique mesurée, à savoir l’amour. L’incohérence est d’autant plus flagrante lorsque Katia répond à la demande de Mitia de s’offrir à lui contre une somme d’argent, grâce à laquelle elle épargnerait à son père de faire face au tribunal l’accusant de corruption. Mitia remet à Katia la somme convenue, refusant sa récompense, et s’en va. Mais l’expérimentation réussit lorsque l’appareil Katia s’oriente vers un autre système physique : Ivan Karamazov. Bien que la propriété expérimentée dans ce cas soit demeurée la même – l’amour –, c’est un amour d’autant plus différent que la vitesse diffère de la position chez Heisenberg. Dostoïevski fut le premier à découvrir cette vérité issue de l’incertitude. L’amour actualisé n’est pas constamment le même, mais est toujours différent. D’autre part, il est un minimum imposé par l’incertitude pour la réussite de l’expérimentation de l’amour. Les expérimentations de l’amour se distinguent quant aux résultats, mais sans ignorer ce minimum ; ce qui, de ce fait, suppose la vacuité du monde, hormis les deux entités amourachées l’une de l’autre – chose écartée par l’impossibilité objective. Il se peut que l’acte sexuel donne lieu à croire à la fusion des deux entités amourachées transcendant le minimum d’incertitude en matière d’amour. Mais cette relation enfante une troisième entité se séparant, tôt ou tard, des deux entités-mères, comme pour leur prouver que la physique, tout aussi bien que le monde de l’âme, est imprégnée d’incertitude. Cette analyse nous fait déboucher d’emblée sur la compréhension du cas de Grouchenka et Mitia Karamazov. Là où l’appareil Katia échoue, l’appareil Grouchenka réussit. Rappelons, une fois de plus, que les deux propriétés expérimentées dans le cas de Grouchenka et de Katia Ivanovna sont entièrement différentes, même si le terme « amour » leur est donné toutes deux.

Mais Dostoïevski plonge dans les profondeurs de l’incertitude dans ses Nuits Blanches. Là, il tente par sa plume de percer le minimum, car sa foi illimitée en la possibilité de la conversion spirituelle de l’homme lui a fait concevoir la probabilité de mobiliser des capacités énormes pour dépasser cet ultime obstacle dans de rares cas. Ainsi, Nastenka semble éprouver la même propriété à l’égard du narrateur et du jeune homme en même temps. Mais celui qui suit les Nuits Blanches, nuit après nuit, découvre que Dostoïevski n’a pas pu (ou n’a pas voulu) pousser l’homme au-delà des barrières de l’incertitude. Mieux, il laisse au lecteur la porte ouverte pour que ce dernier déduise l’identité ou non de ce que Nastenka a éprouvé à l’égard du narrateur et du jeune homme. Mais la question reste suspendue : qu’est-ce qu’a voulu Dostoïevski en nous présentant la scène déroutante de Nastenka tiraillée au même instant entre le narrateur et le jeune homme. De ce fait, Dostoïevski a dépassé Heisenberg, peut-être pour ranimer en nous l’espoir que l’incertitude n’est pas une fatalité absolue. Seul Dostoïevski détient une réponse qu’il ne peut plus nous communiquer.

Une mer agitée d’incertitude est vécue par al-Ma‘arrī, et des dualismes en abondance déferlent à travers son monde étrange. Citons le dualisme jeunes femmes-oies de Risālatu-l-Ghufrān :

Puis passe une bande d’oies du Paradis et ne tarde pas à se poser sur ce verger et se tient comme pour attendre un ordre – et il en tient aux oiseaux du Paradis de parler. Alors il dit : « Que voulez-vous ? » Elles répondent : « Nous avons été inspirées de descendre dans ce verger afin de chanter pour les buveurs qui y demeurent. » Il dit : « À la grâce de Dieu le Tout-Puissant. » Alors elles tressaillent et se métamorphosent en jeunes femmes aux seins arrondis, se pavanant dans la parure du Paradis [...].

Il faut se méfier d’un ange passant par ici qui pourrait voir cette assemblée, et en rendrait compte au Tout-Puissant, ceci n’entraînant que ce que vous détestez. Notre Seigneur se dispense des nouvelles portées devant Lui, mais ceci tient lieu de la fonction des gardiens dans la demeure éphémère. Ne savez-vous pas qu’Adam a été chassé du Paradis à cause d’un péché insignifiant. N’en est guère exempt tout naissant à qui arrive une pareille chose [...].

Et Labīd ben Rabī‘ah dit : « Si Abū Layla prend une jeune femme chanteuse et un autre en fait autant, la nouvelle ne va-t-elle pas se répandre au Paradis, et les auteurs de cet acte seront-ils préservés d’être appelés les maris des oies ? » Et la compagnie renonce à se partager ces jeunes femmes chanteuses.[31]

Le système expérimenté est constitué des habitants du Paradis, la propriété expérimentée est le mariage et enfin l’appareil d’expérimentation est les jeunes femmes chanteuses. L’appareil d’expérimentation est inadéquat au système dans l’un des cas, ce qui est évident du côté d’al-Ma‘arrī, le cas inadéquat étant celui des oies. Mais al-Ma‘arrī nous transpose ici à une nouvelle dimension de l’incertitude. Les propriétés des dispositifs de mesure ne sont pas décisives, même lorsque l’on envisage la stabilité de l’objet de l’expérimentation. Mais ces propriétés obéissent au principe d’incertitude, et il importe peu qu’elles soient des propriétés d’oies ou de jeunes femmes chanteuses. Il n’est pas à exclure a priori qu’al-Ma‘arrī vise de tout cela à supprimer tout sens à l’expérience : celle-ci ne serait qu’un nuage passager, et ses résultats ne seraient qu’erreur et illusion. Ceci se trouve confirmé par ses vers célèbres :

Ne sont, selon ma croyance et mon credo, d’aucun profit, ni les lamentations d’un pleureur, ni le fredonnement d’un chanteur.

La voix annonçant la mort – la mesurerait-on à celle du porteur de la bonne nouvelle –, ressemble à celle-ci dans tout cénacle.

Malgré l’évidence des dualismes ici, il s’agit de dualismes qui se dénouent en fin de compte, al-Ma‘arrī ne visant visiblement pas l’intervention de la Force Éternelle dans les règles d’interaction avec la conscience contingente. D’autant plus qu’il savait par son intuition spontanée que cette intervention amoindrirait la stature de l’Éternelle Réalité, car il n’est nul besoin alors d’aucune différence d’attitude. Écoutons-le dire :

Ah, si le Divin décrétait la division des gens en apôtres de l’erreur et en guides.

L’élocution ici n’est pas une boutade mais une navigation intellectuelle au-delà de l’incertitude :

L’Au-delà est un inconnu dont le guide est rendu perplexe, et l’intelligence ordonne à ses possesseurs la piété.

Le dénouement des dualismes ne veut point dire qu’une transposition à un niveau plus élevé aura lieu, car les dualismes chez le Trio de l’incertitude sont d’un seul niveau. Les pôles d’aucun de ces dualismes n’entrent en conflit et c’est l’incertitude en tant que telle qui est à l’origine de la séparation des pôles d’un dualisme. La conscience contingente et l’Éternelle Réalité diffèrent sur ce point, d’autant que la structure de la conscience contingente est multiple, le nombre des fragments détachés de cette conscience, se multipliant à l’infini et se diffusant dans les êtres, étant illimité. La cause de cette coupure est l’incertitude projetée par l’Éternelle Réalité dans le monde ; et l’incarnation des dualismes n’est qu’un aspect de cette coupure. L’image ressemble à un étang universel immobile dont les êtres se meuvent dans le monde de l’incertitude sans pour autant y entrer ni en sortir. Ceci s’applique à tout, sauf à l’Éternelle Réalité :

Même si Gabriel s’envolait tout le reste de son vivant dans une tentative de s’évader du Temps, il n’y parviendrait point.

L’unique possibilité existante est le dépassement de l’incertitude sans que cela ait quelque chose à voir avec l’apparition des dualismes, car ce que signifie ce dépassement essentiellement est de déposer les dualismes, ainsi que l’incertitude elle-même, dans un lieu éloigné du monde, mais qui ne dépasse pas l’imagination du penseur (rappelons le cas de Nastenka chez Dostoïevski, que nous considérons comme une tentative en vue de dissoudre les dualismes dans l’océan de l’incertitude) et, ensuite, d’en tirer des spécimens similaires selon les tendances du penseur. Nul doute qu’il s’agit là d’une opération effectuée dans l’imaginaire ; mais l’imagination elle-même, n’est-elle pas une des prérogatives de l’incertitude ? Dans le rêve et l’imagination ne possédons-nous pas tout et rien ?! Si la connaissance du monde est issue du principe d’interaction, notre interaction avec le rêve et l’imagination ne nous indique-t-elle pas que le rêve et l’imagination font partie du monde, et qu’il ne peut en être autrement ?

Si l’incertitude est responsable de la pluralité et des dualismes en général, il faudrait qu’il nous soit possible de palper l’unité dans la pluralité et l’essence dans la dualité. Nous savons aujourd’hui, en nous appuyant sur la mécanique quantique, que le proton et le neutron sont une seule particule, et cela en descendant en niveau de différentiation à ce que les scientifiques contemporains appellent l’« espace isospinique ». Le principe de la perte d’identité est ce que ces derniers essayent d’approfondir. Sans cette perte d’identité, c’est à dire, l’incertitude dans sa forme abstraite la plus poussée, nous ne serions pas là. La perte d’identité rend l’appartenance double de l’électron à deux atomes différents chose possible. À son tour, ce phénomène induit les atomes à se rencontrer pour constituer des molécules. Dans des cas pareils, des questions du type suivant perdent leur sens : cette particule, est-elle un proton ou un neutron ? Cet électron appartient-il à cet atome ou à celui-là. Al-Ma’arrî pose une question semblable dans le contexte des dualismes qu’il ne peut distinguer :

Celui-ci sonne une cloche et celui-là hurle du haut d’un minaret.

Chacun confirme sa confession ; que je désire savoir laquelle est vraie !

Dostoïevski a créé de semblables projections. Smerdiakov a tué son père Fedor Pavlovitch Karamazov, et Smerdiakov est le second terme d’un dualisme dont le premier terme est Ivan. La question suivante reste sans réponse : qui a tué Karamazov père, Smerdiakov ou Ivan ?!

Qu’est-ce qui prend à al-Ma‘arrî, lui qui a déjà métamorphosé les oies en jeunes femmes chanteuses, d’y renoncer en disant :

L’ascète voudrait que son amour renonce à la demeure d’ici-bas, mais il ne le peut guère, tout comme la biche ne peut devenir une lionne, ni le caillou devenir une perle.[32]     

Cette dernière remarque nous mène à proposer trois termes : l’« intervalle de Heisenberg », l’ « intervalle d’al-Maarrī » et l’« intervalle de Dostoïevski ».

Commençons par l’intervalle de Heisenberg. Les tenants tardifs de l’école quantique s’imaginaient le monde comme étant constitué de différentes catégories de particules. Les particules de chacune de ces catégories échangent l’influence par le « transfert » entre elles de particules intermédiaires. Ce qui nous intéresse ici c’est une prise de vue de cette scène.

Une des catégories de particules est dénommée « leptons » ; les électrons en font partie. Quant aux particules intermédiaires, elles sont 3 dont la masse est de 95 et 85 fois la masse de l’électron respectivement. Lorsque deux leptons échangent l’influence, une de ces particules intermédiaires est propulsée du premier lepton pour être absorbée par le second, sans que diminue la masse du premier, ni n’augmente celle du second ! Or, comment se fait-il que des particules aussi « légères » que les leptons échangeraient les susdites particules intermédiaires si « lourdes » ?! Où vont les masses de ces particules lors de leur réception par un lepton ? Est-ce que ces masses naissent de rien lors de leur propulsion d’un autre lepton ? Il faudrait là recourir à la célèbre formule d’Einstein : E = m.c².

Ces particules intermédiaires peuvent emprunter autant d’énergie qu’il leur est nécessaire, tant que cet emprunt s’effectue durant un intervalle très court ; plus court que l’intervalle postulé par les équations d’incertitude de Heisenberg. Cet emprunt d’énergie, en conformité avec la formule d’Einstein, est traduit en masse, celle de la particule intermédiaire. Mais puisque le temps d’emprunt est infiniment court, il va falloir que la particule intermédiaire s’acquitte de cette somme d’énergie ; ceci ne peut se faire que par son absorption par un lepton quelconque durant un intervalle infiniment petit correspondant au temps d’emprunt qui ne doit pas dépasser, conformément au principe d’incertitude, 10-26 seconde. Ce temps s’appelle l’« intervalle de Heisenberg » ; il est caractérisé par la naissance d’énergie à partir de rien. En d’autres termes, tous les lois de la nature sont brisées durant cet intervalle ; il n’y a guère diminution d’énergie, car celle-ci peut être créée de rien. Mais cette coupure se termine avec l’incertitude de Heisenberg, et la particule intermédiaire doit s’anéantir complètement après cet intervalle afin que le monde paraisse à nouveau obéissant aux ordonnances de la physique. Ce phénomène prouve que la loi physique flotte sur la surface d’un océan chaotique d’incertitude. Sans ce chaos, aucune particule ne serait mise au courant de l’existence de ses pairs, les étoiles seraient mortes et anéanties et nous ne serions pas là.

Al-Ma‘arrī aussi a son intervalle semblable ; mais il faudrait tout d’abord démontrer la vision euclidienne du temps éprouvée par le poète-philosophe. Cette vision, à laquelle nous avions fait allusion, est d’une grande importance pour concevoir le flux temporel à l’image et à la ressemblance de l’Éternelle Réalité afin d’y attribuer la filiation. C’est ce qu’a réalisé le Trio de l’incertitude, chacun à sa façon.

L’incertitude se matérialise en brisant le flux uniforme et monotone du temps, en le maintenant inviolé, tel que dans l’exemple des particules intermédiaires et la naissance de l’énergie à partir de rien, puis son absorption en vue de préserver l’intégrité des lois de la physique. Al-Ma‘rrī dit à ce propos :

L’incertitude du temps nous broie comme si nous étions en verre, mais on ne nous répare point.

Et à propos du flux temporel :

L’homme dans ses pérégrinations n’est que le prisonnier du temps et n’est jamais libre.

Le temps est éternel, ceci ne fait pas de doute :

Il anéantit et ne s’anéantit pas, use et ne s’use point ; il apporte prospérité et malheur.

Nous périssons comme ont péri nos aïeuls, mais le temps demeure tel qu’il est.

Dans ce filet du temps, la conscience contingente cherche le salut sans l’emporter :

Ô demeure de la perte, y aurait-il de salut pour moi quelque part au nord ou au sud pour que j’y aille ?!

Notre recherche du salut est justifiable car nous n’avons pas choisi notre existence. Le pire est que dans cette recherche nous ne savons pas ce que nous recherchons :

Nous ne nous sommes pas établis ici-bas volontairement, ceci s’étant produit contre notre gré.

Telle est l’inéluctabilité du Temps chez al-Ma‘arrī, d’autant que c’est un miroir fidèle de l’inéluctabilité quantique du temps. Enchaînons maintenant pour traiter la violation de l’incertitude à l’exemple de la mécanique quantique.

Lisons d’abord dans l’« Épître du pardon » :

Hamīd ben Thawr dit : « Il m’arrive, étant dans les régions occidentales du Paradis, de voir un ami des miens dans les régions orientales, des milliers d’années solaires de marche nous séparant, dont j’ai connu la vitesse de parcours dans le monde éphémère. »[33]

Al-Ma‘arrī fait allusion ici à la continuité du monde, cette continuité étant la condition sine qua non de la véracité de la mécanique quantique. Le cas de Hamīd ben Thawr correspond aux photons d’Alain Aspect qui ont violé le principe de causalité, et l’intervalle d’al-Ma‘arrī est celui où peut se produire une telle violation, sans laquelle le monde ne serait pas continu, les leptons ne pouvant pas, de ce fait, échanger l’influence.

L’intervalle d’al-Ma‘arrī est celui où les oies se métamorphosent en jeunes femmes chanteuses, et celui où al-Ma‘arrī peut effectuer ce dont ses devanciers furent incapables. Le poète a constaté l’éternité du Temps, mais cependant il dit :

Bien que je sois le dernier en son temps, je peux accomplir ce dont mes précurseurs étaient incapables.

Le « temps » voulu par al-Ma‘arrī dans ce vers n’est que ce que nous avons convenu d’appeler l’« intervalle d’al-Ma‘arrī ». Ceci est confirmé par ce que nous savons de la croyance du poète à l’éternité du Temps, et tant que l’acte extraordinaire, qui n’obéit à aucune loi, ne se produit que pendant l’intervalle d’al-Ma’arrī, l’expiration du temps coïncide avec l’expiration de cet intervalle, après lequel, comme après l’intervalle de Heisenberg, s’anéantissent et disparaissent tous les actes extraordinaires, et pendant lequel al-Ma‘arrī n’accomplit que ce qui est vraiment extraordinaire.

Quant à l’intervalle de Dostoïevski, il est plus qu’évident dans son œuvre. C’est l’intervalle où le brigand Zosime, dans Les Frères Karamazov, se transforme en un saint homme, après quoi son cadavre se décompose et l’odeur se répand dans le couvent ; ceci parce que la corruption et le Temps sont éternels, alors que la sainteté est un cas de figure extraordinaire et provisoire. L’intervalle de Dostoïevski est celui pendant lequel Natacha prend conscience du profond amour entre elle et Vania dans Humiliés et offensés. Mais avec l’expiration de cet intervalle, il n’est plus destiné à cet amour de passer de la puissance à l’acte, et son devenir non continu se résume en la phrase silencieuse de Natacha :

Nous aurions pu être heureux ensemble pour toujours ![34]

L’intervalle de Dostoïevski est celui de son voyage au monde des morts et de son retour lors de sa fausse mise à mort qu’il a si merveilleusement décrite dans son Souvenir de la maison des morts, description qui révèle si clairement cet intervalle.

Chacun des géants de l’incertitude a eu son propre intervalle. Nous ne visons pas ici l’intervalle historique, les géants de l’humanité ne faisant guère partie de l’histoire, et l’historicité n’étant point une condition de l’« acte créateur ». L’histoire n’est qu’un rythme répétitif sur l’arrière-plan d’une mélodie exceptionnelle. Ce qui importe le plus c’est la mélodie, tandis que le rythme n’attire même pas l’attention. L’intervalle que nous visons est l’intervalle logique pendant lequel le géant resplendit dans l’obscurité de l’incertitude, puis s’éteint lorsque le Temps lui dit : assez !

Après quoi tout rentre à l’état de nivellement et d’uniformité, cessant de continuer, alors que l’histoire gémit et reprend son cours !

*** *** ***

Traduction de l’arabe par Dimitri Avghérinos

 

Références :

-          Toute l’œuvre de Dostoïevski publiée par les Éditions Gallimard, collection de la Pléïade, 1950-1956.

-          Werner Heisenberg, Physique et philosophie : La science moderne en révolution, tr. Jacqueline Hadamard, Éd. Albin Michel, Paris, 1971.

-          Abu-l-‘Alā’ al-Ma‘arrī, Risālatu-l-Ghufrān, édition critique commentée par ‘Aïcha Abdu-r-Rahmān, 6e édition, Dāru-l-Ma‘āref, Le Caire, 1977.


* Président de la Société cosmologique syrienne, Faëz Fokaladah est l’auteur, en arabe et en anglais, de nombreux articles, de plusieurs ouvrages (en arabe) portant sur la physique, les mathématiques, l’astronomie et l’épistémologie en général, dont : Le grand tournant des mathématiques (1987), Fissure dans le miroir de la pensée humaine (1994) et La Mémoire cosmique (1995), ainsi que de nombreuses traductions vers l’arabe, dont : John R. Pierce, An Introduction to Information Theory: Symbols, Signals & Noise et Kaku Michio & Jennifer Trainer, Beyond Einstein: The Cosmic Quest for the Theory of the Universe.

[1] Werner Heisenberg, Physique et philosophie, p. 229.

[2] L’Idiot, p. 698.

[3] Heisenberg, op. cit., p. 50.

[4] Op. cit., pp. 48-49.

[5] Cf. Rigvéda, sect. X.

[6] Les Frères Karamazov, p. 249.

[7] Ibidem.

[8] Les Démons, p. 186.

[9] Ibid., p. 645.

[10] Les Frères Karamazov, p. 239.

[11] En anglais : “double split” experiment. (NdT)

[12] Le Sous-sol, p. 714.

[13] Les Frères Karamazov, p. 86.

[14] Les Démons, p. 705.

[15] Physique et philosophie, op. cit., p. 238.

[16] Ibid., p. 241.

[17] Partie du désert de la péninsule d’Arabie. (NdT)

[18] Ces vers sont incompréhensibles à première vue en arabe pour le lecteur non averti. (NdT)

[19] Le Sous-sol, p. 685.

[20] Crime et Châtiment, pp. 315-6.

[21] Le Sous-sol, pp. 686-7.

[22] Ibid., p. 712.

[23] Ibid., pp. 709-10.

[24] Ibid., p. 707.

[25] Ibid., p. 712.

[26] Ibid., p. 713.

[27] Ibid., p. 708.

[28] Les Nuits Blanches, p. 628.

[29] Ibid., p. 679.

[30] Ibid., p. 680.

[31] Risālatu-l-Ghufrān, pp. 233-4.

[32] Ibid., p. 248.

[33] Ibid., p. 263.

[34] Humiliés et offensés, p. 1325.


  

 

 ÇáÕÝÍÉ ÇáÃæáì

Front Page

 ÇÝÊÊÇÍíÉ

                              

ãäÞæáÇÊ ÑæÍíøÉ

Spiritual Traditions

 ÃÓØæÑÉ

Mythology

 Þíã ÎÇáÏÉ

Perennial Ethics

 òÅÖÇÁÇÊ

Spotlights

 ÅÈÓÊãæáæÌíÇ

Epistemology

 ØÈÇÈÉ ÈÏíáÉ

Alternative Medicine

 ÅíßæáæÌíÇ ÚãíÞÉ

Deep Ecology

Úáã äÝÓ ÇáÃÚãÇÞ

Depth Psychology

ÇááÇÚäÝ æÇáãÞÇæãÉ

Nonviolence & Resistance

 ÃÏÈ

Literature

 ßÊÈ æÞÑÇÁÇÊ

Books & Readings

 Ýäø

Art

 ãÑÕÏ

On the Lookout

The Sycamore Center

ááÇÊÕÇá ÈäÇ 

ÇáåÇÊÝ: 3312257 - 11 - 963

ÇáÚäæÇä: Õ. È.: 5866 - ÏãÔÞ/ ÓæÑíÉ

maaber@scs-net.org  :ÇáÈÑíÏ ÇáÅáßÊÑæäí

  ÓÇÚÏ Ýí ÇáÊäÖíÏ: áãì       ÇáÃÎÑÓ¡ áæÓí ÎíÑ Èß¡ äÈíá ÓáÇãÉ¡ åÝÇá       íæÓÝ æÏíãÉ ÚÈøæÏ