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Stratégie
Étymologiquement, le mot « stratégie »
signifie la conduite d’une armée (du grec stratos : armée, et agein :
conduire) dans les différents engagements qui l’opposent à l’ennemi. En ce
sens, la stratégie est l’art de la guerre qui consiste à concevoir, à
conduire et à coordonner les opérations distinctes des forces armées en vue
d’obtenir la victoire sur l’ennemi qui permettra d’atteindre un objectif
politique déterminé. La stratégie désigne la conception et la conduite
d’une guerre dans son ensemble et la tactique concerne la conception et
l’organisation de chacune des différentes opérations. Dès lors que, par le combat non-violent, il s’agit
de rechercher des « équivalents fonctionnels » de la guerre pour
atteindre un objectif politique, on est fondé, en opérant un transfert de sens
par substitution analogique, à parler de « stratégie de l’action
non-violente ». Procéder ainsi, ce n’est pas militariser la
non-violence, mais bien démilitariser la stratégie. Dans cette perspective, la stratégie de l’action
non-violente consiste, après avoir analysé la situation et évalué les forces
et les faiblesses des différents protagonistes du conflit, à choisir et
planifier différentes actions et à les
mettre en œuvre de manière coordonnée en vue d’atteindre un objectif
politique déterminé. La visée de la stratégie du combat non-violent est de
contraindre l’adversaire afin qu’il se trouve obligé d’accepter une
solution du conflit qui satisfasse aux exigences de la justice. La planification
stratégique d’une campagne exige une vue d’ensemble du déroulement des
différentes actions à travers une progression susceptible de conduire à la
victoire. L’extrême
difficulté que nous avons à percevoir la pertinence du concept de la
stratégie de l’action non-violente tient principalement à ce que nous sommes
habitués à concevoir l’affrontement entre deux individus ou entre deux
groupes comme un combat « à armes égales » où les deux
adversaires disposent des mêmes moyens ou, du moins, de moyens équivalents. Dès
lors que l’un des deux adversaires renonce à employer les moyens violents
utilisés par l’autre, la lutte apparaît inégale et le déséquilibre des
forces qui semble en résulter laisse entrevoir la victoire immédiate et définitive
de celui qui est armé sur celui qui ne l’est pas. En d’autres termes, nous
n’imaginons pas un combat autrement qu’à travers la mise en œuvre par les
deux adversaires de moyens symétriques. Toute asymétrie, toute dissymétrie
des armes est aussitôt interprétée comme un désavantage insurmontable, comme
une infériorité absolue de celui qui est le moins armé par rapport à celui
qui est le plus armé. Or, le concept d’action non-violente implique par
lui-même une inégalité et une dissymétrie entre les moyens de l’agresseur
et ceux de l’agressé. Cette seule considération bouleverse nos repères et
nous désoriente. Celui qui choisit la non-violence nous apparaît complètement
désarmé en face de celui qui n’hésite pas à choisir la violence. Il nous
semble qu’il a toutes les chances d’être vaincu. À coup sûr, tel
l’agneau qui affronte le loup, il sera mis à mort. Il est vrai que si l’on
ne considère que les instruments techniques dont dispose l’homme armé et
ceux dont ne dispose pas l’homme non-violent, celui-ci n’est pas en mesure
de résister à celui-là. D’un point de vue
purement théorique, la violence peut être exercée sans limites par l’homme
armé sur l’homme non-violent. Cette éventualité, par le fait même
qu’elle est techniquement possible, ne peut être exclue. Elle reste cependant
abstraite et elle ne se réalisera pas forcément. L’expérience montre
qu’elle n’est peut-être pas la plus probable. Pour apprécier les
probabilités du passage à l’acte de l’homme armé, il ne faut pas
seulement prendre en compte les facteurs techniques, mais aussi les facteurs
humains, psychologiques, éthiques, sociaux et politiques. En réalité, ceux-ci
sont susceptibles d’imposer à l’homme
armé des limites qu’il ne peut pas franchir sans inconvénients majeurs pour
lui. Une violence sans limites serait « aveugle » dans tous les sens
de l’expression. Elle constituerait une fuite en avant qui ne correspondrait
à aucun objectif rationnel. C’est pourquoi, si elle est techniquement
possible, elle n’est pas forcément la plus probable. Le choix de la non-violence est une option stratégique
qui implique que toutes les actions mises en œuvre soient non-violentes. La
stratégie de l’action non-violente a son efficacité propre et toute action
violente ne peut que venir la contrarier et, en définitive, la mettre en échec.
Lorsque la violence et la non-violence coexistent dans un même espace de lutte,
c’est la violence qui impose sa logique. Une lutte qui comporterait 90 %
d’actions non-violentes et 10 % d’actions violentes ne serait pas une
lute non-violente avec 10 % d’actions violentes, mais une lutte violente
avec 90 % d’actions non-violentes. Si trois cents personnes font un sit-in
face à un déploiement policier en gardant une attitude parfaitement
non-violente, il peut suffire que trois individus lancent des pierres sur les
policiers pour que l’action tout entière soit placée sous le signe de la
violence. Selon toute probabilité, l’image qui ouvrira le journal télévisé
et qui fera la une des journaux ne sera pas la manifestation non-violente, mais
celle des lanceurs de pierres. Et les pouvoirs établis, comme l’opinion
publique, ne manqueront pas de considérer que trois cent trois manifestants ont
eu recours à une violence inacceptable à l’encontre des policiers. De même,
si quelques milliers de personnes défilent pacifiquement dans les rues d’une
ville, il suffit que quelques dizaines d’individus brisent les vitrines des
magasins pour que tous les manifestants soient considérés comme des « casseurs ». C’est pourquoi, dès le commencement d’une action,
il convient d’« afficher »
clairement le choix stratégique de la non-violence en sorte que tous les
interlocuteurs des acteurs – qu’il s’agisse des partenaires, des
adversaires ou des opinions publiques – ne puissent pas ne pas le savoir. Cet « affichage »
doit permettre de créer un climat, une atmosphère qui favorisent le développement
optimal des potentialités de l’action non-violente et lui permettent
d’exprimer toute son efficacité. Ainsi, pour ce qui concerne les combinaisons possibles
entre la violence et la non-violence, il n’existe point de réciprocité :
des actions non-violentes renforcent l’efficacité d’une lutte violente,
tandis que des actions violentes contrarient l’efficacité d’une lutte
non-violente. Le plus souvent, dans les conflits violents, les
populations civiles sont prises en otage par les acteurs armés. L’action
violente ne permet pas à l’ensemble des citoyens de s’impliquer dans le
processus de lutte. Ils se trouvent dépossédés de leur responsabilité
civique. Au contraire, la stratégie de l’action non-violente permet à la
société civile de jouer un rôle majeur dans la résolution des
conflits. Par ailleurs – et ce n’est pas un détail – dans la
résistance non-violente, les femmes et les hommes sont à armes égales. Tactique
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