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Mondialisation
La violence qui opprime la liberté des hommes et
porte atteinte à leur dignité n’est pas seulement politique, policière ou
militaire : elle peut être aussi économique. L’injustice, et donc la
violence, de l’ordre économique mondial apparaît brutalement si on compare
l’extrême pauvreté des uns et l’immense richesse des autres. Le processus de la mondialisation économique n’est
pas nouveau. Depuis toujours, les hommes ont cherché à échanger avec les
autres hommes, d’abord avec leurs prochains, puis avec leurs lointains. On a
souvent laissé croire que l’organisation du commerce allait permettre de
discréditer la guerre et de pacifier la vie internationale. Faire du commerce
dispenserait de faire la guerre. Les autres hommes deviendraient des partenaires
et, dans le même temps, cesseraient d’être des adversaires. Mais un pareil
espoir s’est avéré largement illusoire. Ce qui est en jeu dans les activités
commerciales, ce sont des intérêts privés et ceux-ci s’opposent nécessairement
les uns aux autres. Le plus souvent, le commerce suscite des conflits. Et,
surtout, lorsque chacun cherche à défendre ses intérêts particuliers,
personne ne se soucie de la justice. En outre, si nécessaires soient-elles, les
activités du commerce sont étrangères aux valeurs qui donnent un sens à la
vie. Une civilisation principalement fondée sur le commerce connaît un déficit
de sens porteur de dégénérescence. Pour autant, ce n’est pas la mondialisation en tant
que telle qu’il convient d’accuser et de condamner. C’est pourquoi il est
important que le mouvement de résistance aux méfaits de la mondialisation ne
s’enferme pas dans ses refus : il s’agit bien de proposer une alter-mondialisation.
À l’évidence, les réponses aux problèmes posés par la
mondialisation se trouvent elles-mêmes dans la mondialisation. Idéalement, la
mondialisation peut être aujourd’hui une chance qui offre à l’humanité la
possibilité de s’organiser afin de rapprocher et de rassembler les hommes,
les peuples et les nations. Il est assez facile d’élaborer une rhétorique
qui fait la part belle à la mondialisation en faisant valoir que la croissance
des pays riches ne peut que favoriser celle des pays pauvres ; mais la
difficulté vient de ce que la politique de la mondialisation ne correspond pas
à la rhétorique qui fait son éloge. Il faut vraiment partager l’illusion
entretenue par l’optimisme libéral pour croire que l’abaissement des barrières
douanières peut améliorer le sort des pauvres. Le malheur est qu’il n’en
est rien. Au-delà de tous les discours qui plaident en faveur d’une
mondialisation « à visage humain » – une formule forcément
consensuelle – et vantent ses bienfaits potentiels, le fait est que, concrètement,
l’ordre économique mondial est profondément inégalitaire, inéquitable,
injuste et, donc, inacceptable. Aujourd’hui le processus économique de la
mondialisation, est dicté par la doctrine néolibérale. Celle-ci revendique la
libéralisation, la déréglementation et la privatisation maximales du commerce
international. Les entreprises transnationales revendiquent le droit
d’organiser comme elles l’entendent les échanges commerciaux et financiers
sur le marché mondial et exigent pour cela la libre circulation des
marchandises, des investissements et des capitaux financiers. Les différents
accords internationaux de libre échange auxquels ont souscrit les principaux
dirigeants politiques ont pour visée et pour effet de légaliser les privilèges
des groupes industriels en leur reconnaissant la liberté d’investir où ils
veulent, pour produire ce qu’ils veulent, en s’approvisionnant et en vendant
où ils veulent. Les interlocuteurs des dirigeants économiques ne sont pas les citoyens,
mais les actionnaires. Ceux-ci ont investi leurs capitaux dans le seul
but de réaliser des profits et ils exigent un retour sur investissement. Les centres de pouvoir et de décision sont investis
par les firmes transnationales qui contrôlent l’économie mondiale aux dépens
des citoyens, des peuples et des gouvernements. La mondialisation néolibérale
tend à supprimer le pouvoir régulateur des États-nations dans le
domaine économique. Il en résulte un affaissement généralisé de la démocratie.
À travers le processus d’amplification et d’accélération de la
mondialisation néolibérale, le pouvoir économique supplante et tend à
effacer le pouvoir politique des États-nations. Les marchés financiers
tendent à envahir l’espace politique. Le néolibéralisme veut imposer le
« tout économique » et, dans sa logique, tout individu est un moyen
dont la valeur est déterminée par la loi du marché. Littéralement,
l’individu devient une marchandise. L’ordre économique ne se soucie pas de
la justice, mais seulement de la rentabilité. Or, la rentabilité
économique ne doit pas être le critère déterminant des choix de société
dont dépend la vie des personnes. C’est pourquoi, face au processus actuel de
la mondialisation, le véritable défi est de subordonner l’économique au
politique et au social, aussi bien au niveau local, national
qu’international. Force est également de reconnaître que les
politiques extérieures des États industrialisés sont déterminées
davantage par les intérêts économiques de ces derniers que par les exigences
de la solidarité internationale vis-à-vis des populations locales victimes de
régimes peu respectueux des droits de l’homme. Or c’est la
mondialisation de l’État de droit qui devrait être la priorité des
priorités pour tous les démocrates. Ce n’est malheureusement pas le cas
et la mondialisation néo-libérale s’accommode parfaitement des régimes
totalitaires. Pour pouvoir signer des contrats commerciaux, les États démocratiques
sont prêts à fermer les yeux sur les violations des droits de l’homme dont
sont coupables d’autres États ! La souveraineté économique et la souveraineté
politique des peuples sont étroitement liées ; lorsque l’une
s’affaiblit, l’autre risque fort de s’écrouler. La mondialisation néolibérale
a ainsi pour conséquence inéluctable de diminuer l’autonomie de nombreux
pays dans la gestion de leur économie. Tout particulièrement, ces pays sont
mis dans un état de dépendance alimentaire en perdant tout contrôle sur leur
propre production agricole. L’une des préoccupations des investisseurs est de
supprimer autant que possible les contraintes en matière de droit du travail et
il en résulte que les politiques de protection sociale se trouvent gravement
mises à mal, aussi bien dans les pays pauvres que dans les pays riches. En
outre, dès lors qu’elles échappent à toute réglementation, les activités
industrielles portent atteinte à l’environnement : l’eau, la terre, la
forêt et toutes les ressources naturelles sont exploitées sans aucun souci de
respecter les équilibres naturels. L’un des enjeux de la mondialisation est
d’instaurer un pouvoir politique régulateur qui permette de parvenir à un
partage équitable des profits de l’économie mondiale entre les pays riches
et les pays pauvres, mais aussi entre les riches et les pauvres dans chaque
pays. Mais dire cela, c’est encore parler rhétorique. Ce qui importe, c’est
d’organiser concrètement ce partage. Et c’est ici que les citoyens
doivent exercer leur propre pouvoir en faisant savoir haut et fort aux
dirigeants politiques, par des actions de résistance civile, qu’ils sont déterminés
à agir en convergence afin que les bénéfices de la mondialisation ne soient
pas confisqués par quelques-uns, mais soient équitablement répartis au profit
de tous. Pour l’organisation de cette résistance, le choix
des moyens est second, mais il n’est pas secondaire. Entre la violence et la
non-violence, il faut choisir. Prétendre que l’une et l’autre peuvent se
concilier dans une même résistance, dès lors que les objectifs sont bien définis,
n’est pas réaliste. En réalité, ceux qui croient devoir recourir à la
violence sont en retard d’une morale et d’une stratégie. Le recours à la
violence ne peut que discréditer l’ensemble du mouvement auprès de
l’opinion publique, celle-là même qu’il s’agit de convaincre. De leur côté,
les pouvoirs publics ne manqueront pas de prendre prétexte de cette violence
pour ignorer les revendications mises en avant. En outre, par le pouvoir que possède tout individu en
tant que consommateur, les citoyens, en ciblant leurs achats, en décidant de
soutenir telle entreprise et de boycotter telle autre (la discrimination doit être
également positive, et pas seulement négative, afin de valoriser les produits
« éthiquement corrects »), peuvent introduire de l’éthique dans
l’économie et favoriser ainsi un développement durable et solidaire. La
mondialisation des résistances citoyennes peut ainsi espérer redonner sens à
l’à-venir du monde. |
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