|
Idéologie
Ce qui caractérise l’idéologie, c’est
l’absolutisation d’une doctrine qui se présente comme l’expression
indiscutable de « la vérité » à laquelle chacun doit se
soumettre. Cette doctrine – elle peut être d’inspiration religieuse ou laïque
– se fige en un bloc de concepts, de principes et de règles. Elle ne se
communique plus dans l’échange ni dans le dialogue et ferme l’ouverture à
l’autre. À la démarche de la rencontre et du dialogue avec l’autre
se substitue l’affirmation d’un ensemble d’idées abstraites sans rapport
avec la vie. Quand, chez un individu, la pensée se sclérose en une idéologie,
il ne se bat pas pour faire advenir plus de justice, plus d’humanité, mais
pour faire triompher une idée, un principe, une règle et, cela, au mépris de
l’autre. La défense de l’intégrité de la pensée devient plus importante
que la relation à l’autre. L’homme de l’idéologie devient inapte à la
relation avec l’autre homme. L’idéologie rend autiste. Aucune
communication, aucune entente n’est possible avec l’autre. Par son intolérance
brutale, l’idéologie ignore la bonté. Plus que cela, elle la discrédite. Tout au long du dernier siècle, les idéologies ont
ensanglanté le monde. Lorsqu’une idéologie se retire, on découvre toute
l’étendue du mal qu’elle a fait aux hommes. Car le combat entre l’homme
raisonnable et l’idéologie est inégal : pour imposer ses dogmes, étendre
son pouvoir et défendre son empire, l’idéologie n’hésite pas à recourir
aux pires moyens de la violence à l’encontre de celui qui refuse de lui faire
allégeance. Pour les idéologues, toute dissidence ouverte est un crime qui
doit être puni comme tel. À tout moment, celui qui ose braver les dogmes
établis et tente de faire valoir les exigences de la conscience et de la raison
risque d’être brisé par les instruments de violence dont la fonction est de
rétablir le silence et l’ordre. Et il ne manque jamais d’hommes assez lâches
ou assez faibles pour abdiquer leur propre raison, se laisser enrôler par
l’idéologie et devenir les gardiens armés de son orthodoxie. Toute idéologie se sert de la violence et justifie la
violence qui la sert. Toute idéologie est une idéologie de la violence nécessaire,
légitime et honorable. Au nom du réalisme politique, les idéologues affirment
que la violence est seule efficace pour agir dans l’histoire. Nous savons
aujourd’hui qu’un tel « réalisme », qui s’accommode de la
violence et fait de l’efficacité le critère absolu de l’action politique,
est réellement criminel. La légitimation idéologique de la violence est un
procédé de dissimulation qui vise à nier son inhumanité. L’idéologie
permet à l’individu de commettre le mal avec la conscience de faire le bien.
Le meurtre idéologique n’est pas considéré comme un mal, mais comme le
moyen de lutter contre le mal. Il est donc un bien. Légitimer la violence,
c’est à la fois l’autoriser et l’innocenter. On utilise la violence et on
la justifie en affirmant qu’elle est nécessaire. Mais, en réalité, c’est
l’utilisation et la légitimation de la violence qui la rendent nécessaire.
L’idéologie prétend que la violence est la solution, alors qu’en réalité
elle est le problème. Et cela d’autant plus que le recours à la violence
rend impossible la recherche de la véritable solution. Bien sûr, c’est le désir de violence qui est en
l’homme qui crée l’idéologie de la violence, et non l’inverse. Mais la
fonction de l’idéologie est précisément de permettre à l’homme violent
de justifier, de légitimer sa violence. Il s’établit ainsi une dialectique
entre la violence et l’idéologie. Elles s’étayent, se soutiennent,
s’affermissent et se renforcent mutuellement. La violence engendre l’idéologie
et l’idéologie nourrit la violence. Si la violence est une passion, ce
n’est pas l’idéologie qui déclenche la violence ; c’est la violence
qui enclenche l’idéologie. La violence a besoin de se couvrir d’arguments
rationnels qui lui donnent raison et fassent taire les objections, les
indignations ou les hésitations de la conscience. L’idéologie n’allume pas
le feu de la violence, mais elle concourt à le propager. L’idéologie est une
propagande ; elle permet à la violence de s’im-planter (le verbe
latin pro-pagere vient de pangere qui signifie « planter »)
dans les esprits et les cœurs. L’idéologie cultive et entretient la
violence. En définitive, c’est la violence, et non l’idéologie, qui se
trouve à l’origine du mouvement de la dialectique. C’est pourquoi il ne
suffit pas de déconstruire l’idéologie pour éliminer la violence. Il faut,
dans le même temps, épuiser la violence en domestiquant le désir et l’énergie
qui l’animent. La philosophie se situe sur un tout autre
registre que celui de l’idéologie. Tandis que celle-ci est l’affirmation
orgueilleuse et tapageuse d’un dogme définitif et infaillible, celle-là est la
recherche humble, patiente et silencieuse de la vérité. L’idéologie a
le terrible pouvoir de rassembler les hommes. Mais elle ne les unit pas, elle
les agglomère, les amasse et les entasse. Il ne s’agit pas d’une
association d’hommes libres, mais d’un troupeau d’hommes aliénés.
L’adhésion à l’idéologie se fait par un entraînement collectif qui prive
l’homme de toute autonomie de pensée. Tout au contraire, la recherche
philosophique procède d’une démarche personnelle qui engage pleinement la
responsabilité de l’individu en quête de sa propre humanité. L’engagement
philosophique est toujours un désir de liberté qui provoque une rupture. Et
cette rupture est un risque. L’un des défis majeurs du XXIe siècle
est de reconstruire, sur les décombres des idéologies qui ont répandu le
malheur et la mort aux quatre coins du monde, une philosophie qui redonne un
sens à l’existence des hommes et une espérance à leur histoire. Il arrive que la non-violence soit accusée d’être
une idéologie par ceux qui récusent son refus radical de transiger avec la
violence. En réalité, l’enjeu de la non-violence n’est rien moins qu’idéologique :
il s’agit de savoir si nous avons le droit de meurtrir l’autre homme qui
nous fait face ou de s’accommoder de son meurtre. Philosophie
Vérité
|
|
|