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Corps
L’homme
qui opte pour la non-violence choisit son corps pour construire contre la
violence un front de résistance. En lui faisant un barrage de son corps, il est
déterminé à lui signifier les limites qu’elle ne doit pas franchir. Ainsi,
le corps désarmé, refusant de solliciter la protection des armes, il
s’aventure et demeure en première ligne, s’expose dans toute sa vulnérabilité
aux dangers et aux menaces, défie la violence, la souffrance et la mort. De
tout son corps, il s’insurge (du verbe latin insurgere, se dresser)
contre l’injustice et vient prendre position sur la place publique afin de
porter témoignage aux yeux de tous en faveur de la justice. Par sa vulnérabilité,
celui qui avance le corps désarmé n’offre à ses adversaires aucune
justification de le tuer. Cependant le risque demeure et le meurtre est toujours
possible. Il
faut non seulement que la raison, mais aussi que le corps se décide à la
non-violence. L’homme est un être incarné, charnel, qui connaît la peur
face aux dangers de l’action. La peur est corporelle et, pour la dominer, le
sujet doit apprivoiser son corps. Les méthodes et les techniques qui permettent
à l’individu de mieux connaître et de mieux maîtriser son corps sont ici
fort utiles pour cheminer sur la voie de la non-violence. Si le corps est par
trop récalcitrant, s’il est paralysé par la peur et se cabre, il sera
difficile à la raison de le raisonner. Il importe de préparer, d’éduquer et
d’entraîner son corps pour maîtriser ses émotions et ses peurs. La
volonté de non-violence ne peut s’affirmer que dans l’unité de la
personne. L’homme a une tête, un cœur et un ventre : il est en même
temps un être guidé par la raison, par l’émotion et par l’instinct. Ces
trois facultés sont distinctes et peuvent se contredire, mais elles peuvent se
concerter et parvenir à être de connivence. Il est essentiel de récuser ici
les théories voulant une opposition entre l’esprit et le corps, comme si le
corps était affecté d’un coefficient négatif et contrariait les exigences
de l’esprit. Un tel dualisme n’existe pas. La condition corporelle de
l’homme – sa corporéité – n’est pas une déchéance : c’est
elle qui permet à l’homme de vivre, de s’émouvoir, d’aimer, de penser et
d’agir. La conscience morale s’enracine dans les sensations, les perceptions
et les impressions du corps. Toute
pensée est inséparable de son expression corporelle. La pensée du sujet
incarné s’enracine dans son corps et c’est dans l’action que le sujet
fait l’expérience corporelle de la non-violence. C’est dans l’action que
l’homme charnel peut penser la non-violence. Il n’est pas possible d’avoir
une pensée claire et précise de la non-violence si elle ne s’enracine pas
dans une expérience corporelle de l’action. La
philosophie est toujours une ré-flexion, c’est-à-dire un retour sur soi, sur
sa propre expérience, sur sa propre action. Et si le « philosophe »
n’a pas l’expérience corporelle de l’action non-violente, comment
pourrait-il élaborer une pensée rationnelle de la non-violence ? Il faut
avoir éprouver dans son corps que l’action non-violente est possible – ce
qui ne saurait signifier qu’elle est toujours victorieuse – pour parvenir à
une conception claire de la philosophie de la non-violence. Il ne suffit pas de
faire l’expérience de la violence pour comprendre la non-violence ; il
faut encore faire l’expérience de la non-violence, c’est-à-dire de l’action
non-violente. La non-violence, en définitive, ne peut pas être pensée si elle
n’est pas vécue. Aussi la philosophie de la non-violence n’est-elle
intelligible qu’à travers l’expérience de l’action non-violente. Si
l’homme reste extérieur à l’action non-violente, il n’en verra que les
limites, il n’en constatera que les faiblesses et sera incapable d’en
comprendre la dynamique interne qui lui donne sa force. Jeu
de rôles
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