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Animaux
Selon
Gandhi, l’exigence de non-violence à laquelle l’homme doit conformer sa
conduite ne concerne pas seulement les autres hommes, mais aussi tous les êtres
vivants du monde animal et du monde végétal. En cela, il s’inscrit dans la
grande tradition philosophique indienne qui s’enracine à la fois dans
l’hindouisme, le jaïnisme et le bouddhisme. La vie sur terre est une et
indivisible, et l’homme a la vocation de vivre en harmonie avec tous les êtres
vivants. Toute violence perpétrée à l’encontre du moindre d’entre eux
rompt cette harmonie et crée un désordre dont l’homme, en définitive, est
lui-même victime. Pour autant, Gandhi a parfaitement conscience qu’il est
impossible à l’homme de vivre une non-violence absolue. Ne serait-ce que pour
survivre, il est bien obligé de se soumettre à la loi de la nécessité qui le
contraint à commettre de nombreuses violences à l’égard des animaux et des
végétaux. Force
est de reconnaître que l’Occident a largement ignoré l’exigence de respect
à l’égard des êtres vivants du monde animal et végétal. L’homme
occidental a considéré l’animal comme un être taillable et corvéable à
merci, mis à sa disposition pour satisfaire ses propres besoins. L’animal est
donc classifié comme un bien saisissable que l’homme peut s’approprier sans
avoir de compte à rendre à personne. La bête n’a aucun droit et l’homme
n’a aucun devoir envers elle. Une violence perpétrée à son encontre n’est
pas considérée comme une violence. On estime que la violence contre l’animal
s’inscrit dans l’ordre naturel des choses et qu’elle échappe ainsi au
jugement de l’éthique. Dès lors, elle n’est pas un mal et l’individu qui
la commet peut avoir la conscience parfaitement tranquille. Il n’aura donc généralement
aucun scrupule à recourir aux pires moyens de la violence pour exercer sur les
animaux une domination sans retenue à la seule fin de combler ses propres appétences.
À tel point que ceux-là mêmes qui croient devoir protester contre la
violence faite aux animaux sont suspectés d’être les victimes d’une
sensibilité maladive. Mais quand tout a été dit, il reste à affirmer qu’il
n’est certainement pas dans la vocation de l’homme d’être sur la terre le
plus cruel des prédateurs. La
tradition philosophique occidentale n’a voulu penser l’identité animale que
de manière négative et privative en affirmant sans faire aucune distinction :
l’animal est cet être sans langage, sans raison, sans liberté et sans
conscience. L’animal n’est pas pensé pour lui-même, mais seulement par
rapport à l’homme. Son comportement n’est apprécié que par comparaison
avec celui de l’être humain. Il est identifié par ce qui le différencie de
l’homme. Seuls apparaissent alors ses manquements. L’animal est ainsi perçu
comme un être essentiellement indigent. Parce qu’il ne possède aucune des
qualités de l’homme, il ne possède aucun droit. Cependant,
nous savons que, si l’animal n’est pas un être raisonnable, il est un être
sensible, c’est-à-dire capable de plaisir et de souffrance. L’animal a un
regard qui, déjà, configure un visage. Et par la rencontre de ce regard,
l’homme peut comprendre que l’animal n’est pas une simple machine, un
simple mécanisme, mais un être vivant avec son mystère. L’accueil
de la douleur de l’animal désarme le désir de violence de l’homme à son
encontre. L’indifférence face à cette souffrance est en définitive
inhumaine. Car l’humanité exige la compassion devant la souffrance, et
exclure l’animal de cette compassion est une marque de cécité et
d’inhumanité. Ici, bravant tous les sarcasmes, la pensée philosophique ne
doit pas avoir honte d’affirmer que le respect de l’animalité est
l’une des exigences de la vertu d’humanité. Mais il ne s’agit évidemment
pas de vouloir humaniser l’animal pour affirmer qu’il est un sujet de droit.
L’animal doit être respecté dans son identité propre, c’est-à-dire dans
le respect de la différence radicale qui le distingue de l’homme. Il
importe de récuser avec la plus extrême détermination l’idée selon
laquelle le respect manifesté envers l’animal se ferait au détriment du
respect dû à l’homme, comme si, en définitive, la reconnaissance de droits
à l’animal était une trahison de l’homme. C’est l’inverse qui est vrai :
la facilité avec laquelle l’homme accepte de dominer, d’exploiter, de
maltraiter, de brutaliser, de faire souffrir et de tuer l’animal n’est pas
sans influencer son comportement vis-à-vis de l’autre homme. Pour mieux
justifier ses violences à l’encontre de son ennemi, l’homme prétexte
qu’il ne mérite pas d’être traité comme un homme en faisant valoir
qu’il ne se comporte pas comme un homme. Il existe une concordance et une
connivence entre la légitimation de la tuerie des animaux et la justification
du meurtre des hommes. L’homme a besoin de déshumaniser son ennemi pour légitimer
ses violences à son encontre, pour s’autoriser à le violenter et, si besoin
est, à le tuer. Et le déshumaniser revient forcément à laisser entendre
qu’il se conduit comme un animal, comme une bête, parfois pire. C’est
pourquoi il existe nombre d’injures qui s’expriment à travers un langage
animalier. Ainsi,
l’autre homme, l’inconnu, l’étranger, l’adversaire, l’ennemi,
l’intrus, celui qui s’introduit dans notre espace vital et qui, par sa
propre existence, projette sur nous l’ombre de sa menace, nous l’affligeons
d’un caractère d’inhumanité qui lui confère une ressemblance avec
l’animal. Nous sommes alors dispensés de le traiter comme un homme. Il faut
tenir, une fois pour toutes, que le respect envers l’animal ne contrarie pas
le respect envers l’homme, mais qu’il le fortifie. Le respect de
l’animalité apparaît ainsi comme une propédeutique au respect de
l’humanité.
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