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Une Lumière qui n’a ni commencement ni fin¥
Interview avec J. Krishnamurti
La vraie révolution doit se faire dans la pensée, non dans le sang ; et s’il y a une révolution correcte dans la pensée il n’y aura pas de sang. Mais s’il n’y a pas de pensée juste, de pensée vraie, il y aura du sang et il y en aura de plus en plus. Les moyens faux ne peuvent jamais produire des fins justes, parce que la fin est dans les moyens. - K (1948)
Q. : Krishnamurti, pourriez-vous nous dire comment vous vous situez par rapport aux doctrines hindoues ? R. : Je ne représente pas l’Inde, l’Inde traditionnelle, l’Inde du mysticisme, l’Inde mystérieuse, etc. Ce que je dis est tout à fait différent. Je suis parti de l’Inde quand j’étais très jeune, et je voyage beaucoup partout dans le monde. Donc je ne représente d’aucune manière l’Inde. Q. : Pourtant en Inde, chacun considère que vous représentez la doctrine traditionnelle dans sa forme la plus élevée. R. : Pour moi la tradition n’existe pas. La religion hindoue, comme les religions occidentales, est basée sur l’autorité : l’autorité d’une tradition ou d’un prêtre… Pour moi, la tradition et l’autorité sont néfastes ; ce n’est pas l’Homme. Q. : Qu’est-ce que l’Homme alors ? R. : Il me semble que l’Homme est beaucoup plus important que la doctrine, la tradition, l’autorité. L’Homme partout souffre, il est dans l’angoisse, il a peur. Alors il faut, il me semble, qu’il comprenne sa propre existence ; mais pas à travers l’autorité, la tradition, etc. Peut-il se libérer de tout cela ? C’est pour moi une chose importante de se libérer de ce conditionnement. Q. : Alors c’est une voie tout à fait personnelle ? R. : Non, pas personnelle. Cela concerne le monde, cela concerne l’humanité, cela concerne l’Homme. Je crois qu’il y a une différence entre l’individu et l’Humain. L’Humain est beaucoup plus grand que l’individu. Q. : Mais il semble que malgré les progrès de la connaissance psychologique, de la psychanalyse, qui ont apporté à l’homme une meilleure prise de conscience de l’Humain, le problème reste entier : c’est-à-dire le problème d’un doute par rapport à son destin, de la souffrance, de la négation, de le mort, qui continue à angoisser l’homme, même s’il se connaît mieux. R. : Dans le monde il existe deux problèmes : la violence et la souffrance. On a accepté une vie de violence et de souffrance comme naturelle. Peut-on se libérer de cette violence et de cette souffrance ? Pour moi c’est là la question essentielle. On a essayé de se libérer de la violence par les idées, par l’idéalisme de non-violence, etc. On n’a pas réussi. Donc il faut l’approcher d’une manière tout à fait différente. L’idéologie des partis politiques et des religions a conditionné l’homme ; étant conditionné, il n’a pas pu en sortir et il continue à exister dans cette violence et cette souffrance. Ainsi il y a conflit en soi-même et conflit entre l’homme et la société. Ce conflit, cette contradiction, amène la souffrance. Q. : Si je vous ai bien compris, en somme, l’homme s’est démis sur les religions ou sur les idéologies de la conduite de sa propre existence, de son propre destin et il ne semble pas pour autant plus heureux, plus apaisé. Alors dans quel sens doit-il chercher ? R. : D’abord, il faut qu’il comprenne comment VOIR ce qu’il est ; parce que nous voyons à travers les images, les idées. Les idées, les images sont notre conditionnement. Donc nous voyons à travers ce conditionnement qui nous empêche de sortir de nos problèmes. Peut-on voir n’importe quelle fleur, sa femme, son mari, etc., sans cette image, sans ces idées préconçues, ces idées du passé ? Si on peut voir sans l’intermédiaire des idées on est en relation directe avec soi-même, avec la société, avec n’importe quoi. Cette relation directe a beaucoup d’importance parce que nous ne sommes en relation directe avec personne, avec quoi que ce soit. Q. : Vous voulez dire que déjà nous sommes remplis d’images, de représentations, de croyances, qui nous sont données par la société, par les religions, par les autres, et qu’en somme, il faudrait avoir une intuition directe, presque comme un enfant qui vient de naître. R. : C’est ça. Je ne crois pas qu’on ait vraiment laissé les traditions, les religions, l’autorité. Si on les a vraiment abandonnées, alors on est profondément seul. Q. : Et de cette solitude chacun a peur ? R. : Voilà. L’homme a peur de cette solitude, alors il accepte l’autorité. Q. : L’homme a peur d’un face à face avec lui-même ? R. : Voilà. S’il peut voir sans écran, alors il est en contact direct ; il n’y a pas cette division entre l’observateur et la chose observée. Cette division crée le conflit. Q. : C’est obtenir une intuition directe du monde, des êtres, de soi-même. Mais comment, à l’heure actuelle, dans la civilisation moderne, où l’homme est envahi justement par des images, par des mots, par des slogans, par toutes ces communications qui se croisent au-dessus de lui et qu’il fabrique, comment peut-il arriver, maintenant plus que jamais, à se trouver ? R. : Oui, je sais. Mais l’homme est le résultat de la société que lui-même a créée, et en réalité il n’y a pas de division entre la société et l’homme. La société est créée par l’homme et l’homme est attrapé dans ce piège. Il doit se libérer. Donc si on fait table rase de tout cela, on commence à regarder la vie d’une manière tout à fait différente. Q. : Je pense que c’est un long travail ? R. : Il faut travailler. C’est beaucoup plus important de travailler ainsi que de travailler dans un bureau… Q. : Bien sûr, mais le quotidien est là qui nous oblige à vivre… R. : Il faut vivre, mais c’est beaucoup plus important de se libérer. Q. : Chaque individu peut-il trouver cette force ? R. : S’il s’intéresse à la question, oui. Mais les hommes en général veulent s’amuser ; ils ne sont pas sérieux. Q. : Ils veulent le plaisir, des satisfactions… R. : Oui, voilà. Donc ils ne sont pas sérieux. S’ils étaient sérieux, il n’y aurait pas cette division entre las nationalités, entre les races, etc. ; toutes ces irréalités disparaîtraient. Mais pour l’homme de notre époque, le divertissement est beaucoup plus important que d’être sérieux. Q. : Mais l’homme de nos jours a beaucoup plus de mal, plus de mal que jamais, parce qu’il vit dans une société de consommation, de loisirs ; enfin tout le sollicite… R. : Je sais, je sais. Q. : Comment le définiriez-vous cet état qui est le principe du renouvellement ? R. : IL FAUT MOURIR CHAQUE JOUR POUR RENAÎTRE. Q. : Mais de ce travail sur lui-même, tout être n’est pas capable et un nouveau risque va surgir, celui de rencontrer sur son chemin de faux messages, de faux maîtres… R. : Oui, sûrement. Donc il faut avoir une éducation tout à fait différente. Il faut avoir une révolution morale dans la conscience ; pas une révolution sociale, économique. On a essayé cola, ça n’a abouti à rien. Q. : En somme, l’homme croit se convertir pour que la société actuelle se convertisse. R. : Oui, Oui… Q. : Ce n’est pas un changement des structures de la société mais un changement plus invisible ? R. : Beaucoup plus profond. Q : Alors quel va être le comportement de cet homme, d’abord pour se libérer, et puis, une fois libéré, vis-à-vis de tout ce qui l’entoure ? Comment peut-il y arriver dans la vie de chaque jour ? R. : D’abord, il doit prendre conscience de lui-même. C’est très difficile de le faire, parce qu’il est conscient superficiellement de tant de choses. Être conscient profondément demande une attention, une intensité, un sérieux. Après, il faut qu’il apprenne à regarder ce qu’il est. Cela demande attention, cela demande discipline. Q. : Je crois que dans cette prise de conscience il doit se débarrasser de son affectivité, de tout ce qui l’affecte, et regarder les choses et les êtres autour du lui… R. : C’est ça. Et ce qu’il fera lorsqu’il sera libre, c’est une question je crois un peu inutile. Q. : D’ailleurs je pense que cette libération est toujours à faire. On n’en a jamais fini, je crois… R. : Il vient un moment où tout cela est fini. Q. : Si je vous ai bien compris, il n’y a pas de voie particulière, il n’y a pas de recette, il n’y a pas de système ? R. : Il n’y a pas de système, il n’y a pas do recette, il n’y a pas do voie. C’EST COMME UNE LUMIÈRE QUI N’A PAS DE COMMENCEMENT NI DE FIN ; CELA RESTE TOUJOURS LA LUMIÈRE. *** *** *** ¥ Texte d’une interview de Krishnamurti en langue française diffusée sur France Culture, septembre 1966. |
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