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 Regards sur la matière*

 

Entretien avec Bernard d’Espagnat**

 

Qu’est-ce qui vous a amené à la physique ?

Bernard d’Espagnat : Dès mon adolescence, j’ai été intéressé par les problèmes philosophiques. Je voulais comprendre le monde. Mais pour cela, il ne suffisait pas d’étudier ce que les Anciens avaient dit à son sujet. C’est pourquoi, ayant étudié à la fois les mathématiques et la philosophie, je me suis ensuite orienté vers la physique. Après Polytechnique, je suis parti étudier avec Fermi à Chicago, puis avec Bohr à Copenhague, avant de devenir le premier physicien théoricien en poste au Cern, à Genève, en 1954.

Votre vision du monde vous a-t-elle été donnée par vos recherches ?

Pas totalement. J’avais, comme tout le monde, une vision de départ. Mais j’étais soucieux de la mettre à l’épreuve des données objectives. Elle n’était pas mécaniciste ; mais si j’avais découvert que le mécanicisme était une bonne vision des choses, j’aurais totalement abandonné ma vision première. Car, en tant que scientifique, si l’évolution des connaissances dément mes conceptions, je suis prêt à les abandonner. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Si bien sûr mes recherches ont fait évoluer la vision dont il s’agit, pour l’essentiel, elles l’ont renforcée, en complétant la perception quelque peu intuitive des choses qui était la mienne à l’origine.

Vous êtes d’une génération qui a participé à une évolution importante dans cette direction…

Oui, à l’époque, la pression en faveur du mécanicisme était plus forte qu’aujourd’hui, tout spécialement dans les milieux scientifiques ; plus exactement elle était moins contrebalancée qu’aujourd’hui par des pressions en sens inverse.

Parmi les découvertes qui ont contribué à renforcer cette vision non-mécaniste du monde, qu’est-ce qui vous paraît le plus important ?

Je regardais récemment une émission de télévision nous présentant les atomes comme ayant un noyau avec des petites billes rouges et noires (les neutrons et les protons) et avec des électrons qui tournent autour. C’était très joli, très facile à comprendre… mais complètement faux ! C’est cela l’apport essentiel de la physique quantique : les constituants fondamentaux des objets ne sont plus des objets ; on assiste à une « déchosification » de la matière.

Ainsi la vision des fondements de la matière, actuellement répandue dans notre société, est fausse ?

Oui. Je m’insurge contre ce fait que, non seulement des vulgarisateurs, mais aussi des collègues, propagent des idées qu’ils savent fausses. On reprochait aux prêtres du Moyen Âge de propager l’obscurantisme en affirmant que l’enfer est en bas et le ciel en haut. Mais ce que disent ces gens est à peu près aussi faux ! Ainsi une certaine vulgarisation propage de nos jours une sorte d’« obscurantisme scientifique ». Parfois ils me disent : « Tu comprends, c’est une première approximation. » Mais c’est comme dire aux gens que le Soleil est plus petit que la Terre et qu’il tourne autour d’elle et que cela constitue une bonne approximation de l’astronomie moderne.

En ce qui vous concerne, vous postulez donc un « réalisme non-physique » ?

Ah non ! Ce n’est pas un postulat, c’est une démonstration ! Ou enfin, presque. Pour être tout à fait exact, il y a bien un postulat à l’origine de ma démarche : c’est qu’il existe une réalité indépendante de nous et que cela a un sens de parler d’une telle réalité. J’ai des arguments en faveur d’une telle idée, mais on ne peut véritablement la démontrer. Certains soutiennent, à l’inverse, le « solipsisme collectif » (seuls nos esprits existent). C’est pourquoi, je dis qu’il y a là un postulat.

Par contre, le reste s’inspire, on pourrait même presque dire « découle », des principes de la physique quantique. Les énoncés de la physique classique sont à « objectivité forte ». Une proposition comme « deux corps s’attirent en fonction de leur masse et du carré de leur distance » est objective au sens fort ; elle ne dépend pas de nous. En physique quantique les énoncés sont de la forme « on » a fait ceci et « on » a observé cela. Ainsi le « on », l’observateur humain, fait partie de l’énoncé. Il s’agit d’un énoncé à « objectivité faible ». Or, malgré certaines tentatives, il semble impossible d’éviter de tels énoncés quand on veut décrire les fondements de la matière. Voilà pourquoi l’on n’a pas accès au réel « en soi », lorsqu’on effectue une démarche scientifique, mais au « réel empirique » ; voilà pourquoi le réel véritable est au-delà de la physique, au-delà des perceptions que nous pouvons avoir, au-delà des mesures que nous pouvons faire avec les instruments les plus perfectionnés existants ou pouvant être réalisés dans le futur.***

Les électrons, neutrons, protons ne sont pas des petites billes. Mais alors comment peut-on se représenter un atome ?

Il faut savoir se passer de représentation ! Mais, rassurez-vous, des allégories peuvent nous y aider. Par exemple celle de l’arc-en-ciel.

L’arc-en-ciel ?!

Oui, imaginez toute l’humanité rassemblée sur une petite île au milieu d’un fleuve. S’ils voient un arc-en-ciel, les hommes seront alors persuadés qu’il est aussi réel que l’Arc de Triomphe, qu’il prend appui sur le sol. Mais s’ils peuvent sortir de l’île, ils verront que, quand ils se déplacent, l’arc-en-ciel se déplace aussi ! Ainsi l’arc-en-ciel existe de façon indépendante de nous (il est lié à l’existence de la lumière et des gouttes d’eau), mais certaines de ses propriétés (sa position, par exemple) dépendent de nous ! Il en est de même pour l’atome : ce n’est pas un rêve, une illusion ; mais, à lui tout seul, ce n’est pas un objet, car une partie de ses propriétés dépendent de nous, les observateurs humains ! Ce n’est donc pas un objet « en soi ».

Un autre aspect important de la physique, c’est la non-séparabilité…

Oui, bien sûr. C’est très important, car c’est la première fois que l’on peut montrer scientifiquement que la proposition « Le tout est plus que la somme des parties » n’est pas un vœu pieux. Dans le langage courant, on pourrait dire que, dans les expériences qui ont montré la validité de cette notion de non-séparabilité, deux particules restent reliées par un lien étrange qui ne dépend pas de l’espace ni du temps. Comme le formalisme quantique l’avait prévu, toute action exercée sur l’une se répercute instantanément sur l’autre, quelle que soit la distance qui les sépare. Et cela, même s’il est vrai que cette non-séparabilité n’est pas exploitable pour l’action.

Peut-on dire que la non-séparabilité soit une caractéristique du réel véritable ?

Il faut être prudent. Lorsque l’on dit que le réel véritable n’est pas accessible à la physique, on ne peut pas dire que par des expériences de physique on a prouvé quelque chose concernant ce réel ! On peut faire une démonstration en « creux ». On peut dire que toute tentative de décrire le réel en soi comme quelque chose de séparable est vouée à l’échec !

Vous ne pouvez pas nous en dire plus sur la non-séparabilité ?

J’ai dit ce que j’avais le droit de dire. Maintenant, les développements de la physique moderne nous ouvrent beaucoup de portes… Mais le fait qu’une chose soit possible ne signifie pas qu’elle soit vraie. Néanmoins, on peut faire des conjectures…

Dans Un atome de sagesse vous écrivez : « Dans les zones tout à fait supérieures de la pensée, je fais une place à certains discrets intuitifs – et intuitives – au moins à tels ou tels moments privilégiés qu’ils ont connus. Un nombre infime d’entre eux est parvenu à s’exprimer par le moyen de la grande littérature. Les autres gardent le silence : mais je sais qu’ils sont là, présents. » Cette dernière phrase n’est plus une conjecture mais une affirmation…

Oui, j’ai connu un certain nombre de personnes – telle cette amie de ma mère, qui écrivit des recueils de poésie – qui avaient une vie intérieure très riche.

Vous pouvez m’en lire une ?

Lorsque ton cœur frémit d’une invisible approche,

Ne tourne pas la tête,

Laisse tes yeux se perdre au lointain de l’espace.

Ne cherche pas à connaître, cette présence,

Peut-être n’est-elle qu’un visage du silence et de la solitude…

Ose l’appeler en toi-même

d’un nom que tu croyais peut-être perdu à la Terre,

devenu ombre, souvenir,

et qui, arraché par l’amour à ton âme,

soudain ressuscité, jaillit d’entre les morts !

Ce genre de poésie se rapproche de ce que je fais : elle évite d’en dire trop, de tenter de donner des « détails techniques » – des précisions sur cette réalité. Je trouve en cela un sens très profond : l’idée que chaque individu peut avoir une intimité avec quelque chose qui n’est pas simplement de l’ordre du biologique ou du psychologique, quelque chose qui n’est pas une illusion. Pour moi c’est cela l’essentiel, le centre de tout. Mais on ne peut pas nommer cette chose, il n’y a pas de mots pour la décrire. C’est un indicible, un inexprimable qui néanmoins peut être dit… mais sous forme poétique seulement. Alors je parle de « profondeur du réel », je tâche de me débrouiller… mais il n’y a pas de mots.

Peut-on résumer cela en disant que les connaissances scientifiques que vous avez acquises vont dans le sens de certaines appréhensions intuitives de la réalité ultime que vous avez ressenties, mais qu’il est impossible de transmettre par des mots ?

Oui, c’est cela. J’ajouterai que je crois que beaucoup de gens – la majorité des gens – sont comme moi, ou pourraient être comme moi. Mais c’est une chose sur laquelle on fait le silence, un silence total. Les gens n’osent même pas réaliser qu’ils ont ce genre de possibilité en eux, parce que ce n’est pas conforme à ce qu’on nous dit de penser, à ce qu’on voit à la télévision ; ce n’est pas à la mode ! Il y a, je crois, dans la plupart des hommes et des femmes, cette espèce de ressource là, qui est tue, cachée. Peut-être cela aiderait-il un certain nombre d’entre eux à exister plus pleinement s’ils la découvraient en eux-mêmes. C’est pour cela que je me sens en désaccord avec la civilisation actuelle ; parce qu’il y a eu une époque où ce genre de choses était moins rejeté dans les ténèbres extérieures que ce ne l’est maintenant.

Quels arguments avez-vous pour affirmer que cette dimension qu’il y a dans l’homme n’est pas illusoire, mais répond bien à un « appel de l’Être » ?

Là aussi j’ai des arguments indirects. Des arguments contre la vision opposée, celle qui consiste à dire : « Ce n’est pas sérieux de parler d’appel de l’Être à l’homme, parce que nous savons bien que l’éducation, l’affectivité, la psychanalyse, peuvent expliquer cela ; que pourrait-il y avoir d’autre, à l’origine de cela, que notre cerveau, qui n’est qu’une machine composée d’atomes, d’électrons et de quarks ? » Mais une telle vision suppose l’existence en soi, indépendante de nos aptitudes sensorielles et conceptuelles, de justement ces atomes, électrons et quarks… Or nous savons que cette conception-là n’est pas compatible avec la vision que la physique quantique nous donne de la matière.

Quelle est votre « conjecture » personnelle sur l’Être ? Vous citez souvent Spinoza ; est-ce à dire que vous êtes panthéiste ?

Tout d’abord, je réfute absolument l’épithète de « panthéiste » appliquée à Spinoza. Il dit qu’il y a la substance (qu’il appelle Dieu) et que cette substance a deux modes d’expression : la pensée et l’étendue. Ainsi la substance n’est pas l’étendue seule, n’est pas la matière.

En ce qui me concerne, je suis assez proche d’une telle vision. L’Être est avant la scission Sujet-Objet ; ce serait donc le réduire que de parler de lui comme un Sujet ou comme un Objet. Par contre, il importe de faire la différence pour nous entre « réel empirique » et « réel indépendant ». Par exemple, j’ai été intéressé par Teilhard de Chardin dans ma jeunesse, mais sa vision est un petit peu trop matérialiste ; il prend trop la matière pour un « en soi ».

Néanmoins, bien que nous soyons dans le monde de la séparabilité, je ne vois pas pourquoi un certain lien avec l’Être n’aurait pas pu être conservé. Il me semble que c’est le cas et que notre esprit est peut-être une image déformée de certaines structures de cet Être.

Pensez-vous que la diffusion d’une telle vision puisse être positive pour la société ?

Sans aller jusqu’aux valeurs, je crois que cela peut nous donner une échelle d’importance pour nos actes. Nous avons tous besoin d’exister. Alors il est évident que pour ceux dont les besoins vitaux ne sont pas satisfaits, nos considérations ne seront pas d’un grand secours. Mais comment existe-t-on dans notre société occidentale, où ces besoins sont remplis pour la très grande majorité de la population ? En acquérant du pouvoir, de l’argent ou les deux. Ainsi les actes de bien de nos concitoyens sont dirigés dans ce seul but. Ils se lancent dans l’action pure, l’action pour l’action.

Je pense ainsi que quand nous avons compris ce que nous venons de dire, il en découle qu’il y a d’autres façons d’exister, et donc on peut orienter sa vie autrement. Bien que je ne me sente pas une âme de cénobite, je crois qu’il faut prendre en compte la manière d’exister que nous enseignent les moines (et pas seulement les moines chrétiens), car elle se situe aux antipodes des tendances actuelles. Notre société serait un petit peu meilleure si une grande partie des gens avaient un peu du moine en eux.

On pourrait vous objecter qu’il y avait déjà des civilisations qui avaient une vision non matérialiste, et qui pourtant n’ont pas été très charitables…

Bien sûr, mais c’est parce qu’il leur manquait quelque chose de fondamental : le sens critique. C’est pour cela que les gens s’entre-tuaient pour des détails. J’ai ici un texte de Grégoire de Tours qui décrit des batailles sanglantes entre gens qui n’étaient pas d’accord… sur la date de Pâques ! Les conflits entre religions sont dus à l’absence de sens critique ! Et ils sont d’autant plus absurdes, qu’il y a dans toutes les religions des théologiens pour dire que Dieu est indicible, donc indescriptible… et que ces gens se tuent parce que chacun veut décrire Dieu à sa manière !

Or la Science donne le sens critique. C’est pourquoi il faut que chacun, à défaut de faire de la Science, ait une bonne connaissance des fondements de la connaissance scientifique. Dans la situation quelque peu morose qui est la nôtre, il y a là un véritable espoir : voir surgir une société qui aurait à la fois une aspiration à une intimité avec l’Être et un sens critique largement développé. Une telle société représenterait un réel progrès par rapport aux situations antérieures.

Mais comment peut-on faire évoluer la société ?

D’une certaine manière, j’aime assez le mouvement hippie. Aux États-Unis, ils ont failli réussir à changer la société, justement en refusant de vivre simplement pour l’argent, le pouvoir ou le statut social.

Mais c’est un mouvement qui a souvent dégénéré : drogue, nihilisme… N’était-ce pas par manque de fondements ?

Vous avez tout à fait raison. Si je citais cet exemple, c’est pour montrer que tout espoir n’est pas perdu, et qu’un mouvement porteur de certaines des valeurs qui nous sont chères peut influencer une société.

Et pour l’avenir…

Je fonde un certain espoir sur l’écologie. C’est un bon moyen de changer les choses en montrant qu’il y a un autre but à la vie que l’activité pour l’activité. Le sentiment de la Nature, c’est quelque chose qui est accessible à beaucoup de gens, alors que mes livres ne sont pas accessibles à tous, bien que je fonde quelque espoir sur le dernier.

Mais pour avoir une consistance durable, il faut que l’écologie soit complétée par une démarche visant, à partir des ouvertures apportées par la Science, à prendre conscience de cette profondeur du réel. Si les responsables écologistes comprennent que c’est là qu’ils pourront trouver des fondements à leurs actions, il y a un espoir que, petit à petit, les choses puissent évoluer grâce à cette double redécouverte : celle de la nécessité d’une quête de l’Être et celle de la nécessité d’autres rapports avec la Nature.

*** *** ***

©Les Humains Associés


* Regards sur la Matière (écrit en collaboration avec Etienne Klein), Fayard, 1993.

** Ancien directeur du laboratoire de physique théorique et particules élémentaires de l’université d’Orsay, a enseigné la philosophie des sciences à la Sorbonne et fut le premier théoricien en poste au CERN à Genève.

*** Pour plus d’information consultez : À la recherche du réel, Bordas, Paris, 1979.

 

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