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Interview avec Thich Nath Hanh[1]
Assis sous l’arbre de la Bodhi à Bodh Gaya, en Inde, Thich Nhat Hanh s’adresse à un groupe de disciples. On dit que c’est là que Gautama, le Bouddha, a atteint l’éveil, de même que tous les bouddhas du passé et du futur. Non loin de là se trouve le temple de Mahabodhi, construit par l’empereur Ashoka il y a deux mille ans. On y voit les pèlerins tibétains accomplir des circonvolutions et des centaines de milliers de prosternations. Les pratiquants bouddhistes viennent ici du monde entier à la recherche de l’état d’éveil dont la vie du Bouddha montra l’exemple. Depuis cinq cents ans, ce site est un phare pour tous ceux qui s’efforcent de comprendre leur esprit.
Thich Nhat Hanh, ou Thây, comme l’appellent affectueusement ces disciples, nous parle aujourd’hui de l’interdépendance, ou de la « loi des causes interdépendantes et simultanées ». C’était l’un des thèmes favoris du Bouddha, peut-être même la pierre angulaire de son enseignement. Des érudits ont consacré leur vie à l’étude de sa doctrine, la théorie des douze causes de l’interdépendance dans tous les aspects de la vie. Thich Nhat Hanh présente l’inter-être avec une telle simplicité et une telle élégance qu’il peut être compris par tous, même par un débutant. « Pouvez-vous voir le soleil dans un grain de riz, demande-t-il, car s’il n’y avait pas de soleil sur les rizières, il n’y aurait pas de riz ? Pouvez-vous voir le nuage dans une table en bois ? Car sans nuage, il n’y aurait pas de pluie pour arroser l’arbre et pas de bois pour faire une table. » Tout en l’écoutant parler, je regardais le groupe d’amis et de disciples assis avec Thây qui l’accompagnaient dans ce pèlerinage d’un mois consacré aux sept lieux sacrés du bouddhisme. La moitié du groupe était composée de réfugiés vietnamiens et l’autre moitié d’Occidentaux, en majorité des Américains. Bien que provenant de pays situés à des milliers de kilomètres de distance, nous étions pleinement reliés les uns aux autres. Quels étaient donc les liens qui nous unissaient ? Quels liens de souffrance ? Quels liens de compréhension ? Et quelles forces nous avaient réunis sous l’arbre de la Bodhi pour écouter une causerie sur l’interdépendance, tandis qu’un groupe de jeunes moines tibétains nous observaient en pouffant de rire et qu’une vieille femme tibétaine dansait comme une folle devant les temples ? *** Ce qui de toute évidence nous avait rassemblés en ce lieu, c’était la présence de Thich Nhat Hanh. Maître zen, poète et ardent défenseur de la paix, Nhat Hanh est devenu, à travers sa manière directe de présenter le Dharma, l’un des plus importants maîtres bouddhistes installés en Occident. Sa présence, semblable à celle d’un elfe, dégage néanmoins une réelle force, éphémère bien qu’enracinée, tel un arbre. Richard Baker Roshi a dit de lui qu’il était un « croisement entre un nuage, un escargot et un mécanisme d’industrie lourde ». Thich Nhat Hanh est né le 11 octobre 1926, dans un village situé au centre du Viêt-Nam. Après avoir passé une enfance heureuse entouré de l’affection de sa mère, il devient moine à l’âge de seize ans avec quatre de ses amis proches, convaincus comme lui que « ce serait quelque chose d’agréable à faire ». Il recevra plus tard le nom bouddhiste de Thich Nhat Hanh. Thich est la translittération de Shak(ya), le nom de famille du Bouddha (au Viêt-Nam, tous les moines et les moniales prennent ce nom), et Nhat Hanh signifie « une action ». Le jeune moine Thich Nhat Hanh étudie assidûment la voie de la pleine conscience : il observe attentivement chaque mouvement de son corps et de son esprit et pratique la méditation pour s’aider à revenir au moment présent. Mais dans l’ensemble, le système d’étude monastique lui paraît archaïque. Il proposera bien à ses supérieurs de compléter le cursus des moines par l’étude de la philosophie, des sciences et de la littérature ; mais voyant qu’il n’obtient aucune réponse, il décidera de quitter le monastère avec quelques amis pour aller vivre à Saigon dans un temple abandonné. Nhat Hanh s’occupera de diverses revues, dont le mensuel officiel des six plus grandes associations bouddhiques du Viêt-Nam. Il publiera quatre livres avant son vingtième anniversaire, dont un pamphlet intitulé Un bouddhisme pour aujourd’hui, et écrira quatre romans ou recueils de nouvelles à une époque où cette activité reste interdite aux moines. Ses deux premiers recueils de poésie, La Flûte d’automne et Enseignements bouddhiques sous forme de poésie populaire, datent de la même période. Dans les années cinquante, Thich Nhat Hanh fonde le premier lycée bouddhique du Viêt-Nam en parallèle au système éducatif colonial français. Il fonde aussi un monastère au centre du Viêt-Nam, où les moines, les moniales et les laïcs pourront venir se ressourcer. Au bout de quelques années, les responsables de l’Église commencent à s’intéresser au programme d’études proposé par Nhat Hanh et lui proposent d’être l’un des fondateurs de l’université bouddhique Van Hanh à Saigon. En 1961, à l’âge de trente-cinq ans, Thich Nhat Hanh quitte le Viêt-Nam pour la première fois et part aux États-Unis étudier la religion comparée à Princeton et à Columbia. Ses études et son travail d’assistant lui plaisent beaucoup, mais, au bout de deux ans et demi, ses amis moines du Viêt-Nam lui demandent de rentrer au pays afin de les aider à œuvrer pour la paix. Nhat Hanh retrouvera un pays ravagé par la guerre. En 1963, Thich Nhat Hanh écrit un livre intitulé Bouddhisme engagé, une expression qu’il a lui-même inventée pour décrire l’action bouddhique non-violente en faveur de la paix et de la justice sociale. Les moines et les nonnes qui doivent choisir entre continuer à méditer dans leurs temples au milieu des cris des blessés et des mourants ou prêter assistance aux victimes du conflit, décident de faire les deux, de méditer tout en se rendant utiles. Avec l’aide de nombreux jeunes, Nhat Hanh fonde en 1964 l’École du service social pour la jeunesse qui comptera dix mille membres en 1975. Sous les auspices de cette école, des moines, des nonnes et des étudiants essaimeront dans la campagne, tout d’abord à des fins éducatives et sanitaires, puis pour soigner les blessés et aider à reconstruire les villages détruits par les bombardements. Ils devront ainsi reconstruire un village quatre fois. En 1966, invité par le Mouvement international de réconciliation et l’université Cornell, Nhat Hanh part donner une série de conférences aux États-Unis pour apporter son témoignage sur la guerre et appeler à la cessation des combats. Il rencontrera le secrétaire à la Défense Robert McNamara, le célèbre moine trappiste Thomas Merton, les sénateurs William Fulbright et Edward Kennedy et surtout, Martin Luther King. L’un des fruits de cette visite sera la publication en anglais de Viêt-Nam : un lotus dans une mer de feu, un livre qui deviendra très vite un classique qu’on se passe sous le manteau dans les mouvements d’opposition américains et vietnamiens à la recherche d’une véritable solution pacifique au conflit. La rencontre avec Martin Luther King marquera le début d’une amitié empreinte de respect mutuel. Peu après leur première entrevue, M.L. King prendra position contre la guerre du Viêt-Nam, ce qui lui vaudra des critiques aussi bien de sa base – pour qui la question du Viêt-Nam fait diversion à la lutte des droits civiques –‚ que de ses adversaires – qui considèrent comme une trahison le simple fait de mettre en cause le rôle du gouvernement américain. King, bien sûr, continue à défendre la paix sans se laisser décourager, tout en sachant que ses positions font courir encore plus de risques. En janvier 1967, Martin Luther King propose que le prix Nobel de la Paix soit décerné à Thich Nhat Hanh. « À ma connaissance, dira-t-il, personne ne mérite plus le prix Nobel de la Paix que ce gentil moine bouddhiste du Viêt-Nam. » Mais la franchise des propos de Thich Nhat Hanh, en Amérique comme en Europe, où il rencontre le pape Paul VI, l’empêchera de rentrer au Viêt-Nam, où il aurait été arrêté dès son arrivée. Ayant obtenu le droit d’asile en France, il vit en exil depuis maintenant trente-trois ans. Une fois la guerre terminée, Thich Nhat Hanh essaie d’aider ses concitoyens, tant ceux qui sont restés au Viêt-Nam et vivent dans le plus grand dénuement que ceux qui fuient le pays. Il envoie des secours aux enfants sous-alimentés, constitue un réseau de travailleurs sociaux bouddhistes qui distribuent de la nourriture au risque de se faire arrêter, tente de sauver les boat people dans le golfe de Thaïlande, mais ses efforts n’ont pu aboutir, comme il l’explique dans l’interview suivante. Ne sachant comment poursuivre son action, Thich Nhat Hanh décide de se retirer dans un petit ermitage en France où il vivra pendant cinq ans en se consacrant à la méditation, au jardinage, à l’écriture et à la réception de visiteurs occasionnels. Régulièrement informé des nombreuses violations des Droits de l’homme au Viêt-Nam, il encourage ses amis à alerter l’opinion mondiale. Son engagement pour les Droits de l’homme lui vaut le respect d’une grande partie de la population au Viêt-Nam, où il est devenu un symbole d’inspiration pour ses concitoyens. Mais le gouvernement vietnamien considère Thich Nhat Hanh comme une menace et il répandra à deux reprises la nouvelle de sa mort, une première fois en 1982, avant que le gouvernement ne tente d’établir sa propre église bouddhique, puis en 1984, juste avant de procéder à une arrestation massive de moines, de moniales et d’écrivains importants. En 1982, Thich Nhat Hanh repart aux États-Unis donner une série de conférences. Impressionné par l’intérêt considérable que suscite le bouddhisme parmi les Américains, il décide de revenir l’année suivante, à la fois pour conduire des retraites de méditation et donner de nouvelles conférences publiques. Son prochain voyage aux États-Unis marquera le début d’une nouvelle phase dans sa vie, où il devient en Occident et en Orient l’inspirateur du « bouddhisme engagé ». Tout en enseignant la méditation assise et marchée, la respiration et le sourire conscients, Nhat Hanh exhorte ses disciples à rester éveillés dans leurs actions dans le monde, que ce soit en aidant les autres ou dans les petits détails de la vie quotidienne, et à prendre conscience de l’interdépendance de nos existences. Son enseignement commence alors à attirer des milliers de disciples inspirés tant par la simplicité et la lucidité de ses propos que par la force tranquille de sa personne, quand il dit par exemple : « Le vrai miracle n’est pas de marcher sur l’eau ou dans les airs, mais de marcher sur terre. » C’est en 1983, lors de son deuxième séjour aux États-Unis, que je l’ai rencontré pour la première fois, à l’occasion d’une interview qu’il m’a accordée au Centre zen du mont Temper, à New York. J’ai continué depuis à m’intéresser à ses enseignements (à travers des amis) et à ses écrits (à travers ses nombreux livres), et c’est avec un plaisir tout particulier que j’ai fait le voyage à Bodh Gaya en Inde en novembre 1988 pour l’interviewer une deuxième fois et me joindre pendant une semaine au groupe de pèlerins bouddhistes qui l’accompagnaient. Nous avons discuté pendant environ une heure dans la chambre qu’il occupait au temple vietnamien. Nhat Hanh a aujourd’hui 63 ans mais j’ai le plus grand mal à le croire en le voyant, tant la jeunesse de son visage et de ses gestes lui fait paraître au moins quinze ans de moins. Mais ses paroles montrent bien la sagesse de son âge. Il s’exprime avec poésie, même dans une langue qui n’est pas la sienne ; une poésie qui vient de son calme intérieur. Catherine Ingram ***
Interview de Thich Nhat Hanh Bodh Gaya, Inde (10 novembre 1988)
Catherine Ingram : Thây, vous m’avez expliqué au cours de notre dernier entretien que les bananes cultivées au Viêt-Nam ont servi de monnaie d’échange pour acheter des armes aux Russes. Pourriez-vous nous donner d’autres exemples d’interconnexion, sur le plan social et politique, où les superpuissances exploitent des pays du tiers-monde ? Thich Nhat Hanh : Par exemple le fait de manger de la viande et de boire de l’alcool, car en consommant moitié moins de viande et d’alcool, on pourrait changer la situation du tiers-monde : il y aurait beaucoup plus de céréales à partager. De toutes petites choses sont liées à cette exploitation, que ce soit dans notre manière de prendre le thé, d’utiliser le papier toilette ou d’acheter le journal. Savez-vous que l’édition du dimanche du New York Times est si volumineuse qu’il faut détruire toute une forêt pour l’imprimer ?! Mais le tiers-monde essaie aussi d’exploiter le premier monde. Chacun s’emploie à exploiter l’autre. C’est à celui qui sera le plus rusé pour parvenir à ses fins. C.I. : Ce sentiment que les gens essaient de nous exploiter est quelque chose que l’on voit souvent ici en Inde. T.N.H. : C’est vrai. Nous devons tous apprendre à profiter des bonnes choses que les autres peuvent nous offrir, mais sans les faire souffrir. Les pays du premier monde auraient beaucoup de choses à « exploiter » du tiers-monde. Par exemple, ici en Inde, les gens sont très pauvres et les Occidentaux ont tendance à se croire supérieurs quand ils arrivent. Mais en pratiquant le regard profond, nous verrons que ceux qui ont une attitude supérieure ne sont peut-être pas aussi heureux que ceux qui vivent dans une pauvreté extrême. L’autre jour, j’ai vu un jeune homme à Bénarès qui voulait absolument vendre quelque chose à un Occidental. On aurait dit qu’il allait mourir s’il n’arrivait pas à ses fins ! Mais j’ai remarqué qu’après, malgré son échec, il est reparti en chantant. En fait, il n’était pas du tout triste. C.I. : Il est parti en chantant ?! T.N.H. : Oui, comme si cela n’avait été qu’une sorte de théâtre. Et quand je suis arrivé à l’aéroport, l’agent de l’immigration a jeté un rapide coup d’œil sur mon passeport avant de regarder ailleurs et de se mettre à bavarder avec un collègue de l’autre côté du bureau. Ensuite, il a encore chanté deux chansons avant de mettre le tampon sur mon passeport. (Rires.) En Occident, il y a des gens qui se suicident parce qu’ils ont des problèmes affectifs ou qu’ils sont stressés. Ici les gens semblent beaucoup plus détendus ; ils ne courent pas comme des fous. Ils sont capables d’être heureux avec très peu de choses. Si le premier monde pouvait exploiter cette attitude du tiers-monde ce serait formidable. Ici en Inde, je suis particulièrement sensible à la condition des enfants. Je pense que pour les aider, il ne suffit pas de leur donner des roupies, mais qu’on pourrait les aider avec des choses comme le planning familial, de sorte que les femmes n’aient pas plus d’enfants qu’elles ne peuvent en élever. Si les enfants étaient mieux soignés, notamment grâce à la médecine préventive, je pense que les gens seraient bien plus heureux ici qu’en Occident. Avec le planning familial et la médecine pour les pauvres, la vie serait beaucoup plus agréable ici. Et les enfants, bien sûr, essaient d’exploiter les touristes à leur façon. Les Occidentaux ne sont pas les seuls à exploiter autrui. Les gens s’exploitent mutuellement. Il y a bien d’autres manières d’exploiter. Nous exploitons la terre, mais nous pouvons aussi la préserver. Un paysan aussi exploite la terre. Il y a donc deux façons de faire : l’une étant meilleure que l’autre car elle redonne à la terre. Pour vivre heureux avec l’autre ou la nature, il faut préserver sa beauté, ses ressources. Il en va de même pour la mendicité. Vous savez que je suis moi-même un mendiant, le terme bhikkhu signifiant « mendiant » en pāli[2]. Nous mendions la nourriture et, ce faisant, nous cultivons notre humanité, notre modestie. Nous essayons d’apprendre et de pratiquer un esprit d’égalité, car en mendiant nous n’avons pas le droit de choisir uniquement les maisons riches. Le Bouddha a dit à ses disciples de regarder chaque maison de la même manière. Nous devons nous arrêter devant une maison, puis aller vers la prochaine, pauvre ou riche, où nous rencontrerons peut-être des gens avec qui partager le Dharma[3]. Le fait de mendier comporte également d’autres qualités. Mendier peut rendre la vie très belle. Nous ne condamnons pas la mendicité ; ce qui compte c’est la façon de mendier. C.I. : La motivation de celui ou celle qui mendie… T.N.H. : Oui. C’est pourquoi je pense que les touristes ne devraient pas avoir une attitude qui encourage les enfants à mendier. Les choses ne sont pas bonnes ou mauvaises en soi ; c’est nous qui les rendons bonnes ou mauvaises. C.I. : Par nos intentions… T.N.H. : Oui. Ou par notre manque de regard profond. En rendant l’autre pauvre, nous devenons pauvres nous-mêmes. S’ils perdent leur dignité, nous perdons notre dignité. C.I. : Nous sommes également confrontés à d’autres formes d’exploitation, quand, par exemple, les grandes firmes pharmaceutiques et chimiques écoulent au rabais dans les pays pauvres des médicaments et des produits chimiques interdits dans les pays occidentaux. Il y a aussi le problème des laits maternisés. On a dit à toutes les femmes du tiers-monde qu’elles devaient donner du lait maternisé à leurs enfants pour qu’ils soient en bonne santé. Mais les mères mélangent ces laits hors de prix avec de l’eau polluée car elles n’ont souvent rien d’autre et les enfants en meurent, alors que le lait de leur mère leur apporterait l’immunité naturelle dont ils ont besoin. Les laits maternisés sont, en grande partie, responsables de la mortalité infantile dans le tiers-monde. Il y a eu quelques mouvements de boycott en Occident pour mettre fin à ces pratiques, mais ces laits maternisés semblent revenir à la mode. Je pourrais citer d’autres exemples pour illustrer l’avidité des multinationales, par exemple, à exploiter les sociétés pauvres et moins éduquées. T.N.H. : Il s’agit en fait d’éthique en matière de consommation. En consommant, nous participons à ce genre de destruction et d’exploitation. Pour moi, pratiquer la pleine conscience dans notre manière de consommer est un acte de justice sociale fondamental. L’exploitation des marchés dans les pays en développement est quelque chose que nous faisons presque tous. Cela dit, les consommateurs peuvent jouer un rôle très important s’ils prennent conscience de la situation. En apprenant à consommer d’une façon juste, ils pourront mettre fin à ce genre d’exploitation. C’est pourquoi il est inutile de protester avec des mots : « Il ne faut pas exploiter les gens du tiers-monde » ou « vous ne devez pas polluer ». De telles paroles ne servent à rien. Ce n’est qu’en attaquant le problème à la source que nous pourrons changer les choses, par une éducation à la consommation. C.I. : Peut-être faudrait-il boycotter certains produits ? T.N.H. : Je pense que nous devons faire preuve de la plus grande prudence en choisissant les produits que nous consommons, et que nous devons aussi apprendre à consommer moins. C’est l’enseignement du Bouddha. Vous pouvez être heureux avec peu de choses. Le bonheur n’est pas quelque chose d’individuel. Vous ne pouvez pas être heureux tout seul. Prenons l’exemple d’un couple marié. Comment l’un des partenaires peut-il être heureux si l’autre ne l’est pas ?! C’est très clair. La seule façon d’être heureux est de rendre l’autre heureux. Notre situation dans le monde est tout à fait analogue. Les gens savent bien que si le tiers-monde s’effondre et ne peut rembourser sa dette, tout le système monétaire s’effondrera, y compris le premier monde. C’est pourquoi, en veillant à ne pas exploiter le tiers-monde et en essayant de les aider à devenir autonomes, nous aidons aussi le premier monde. Le bonheur n’est pas quelque chose d’individuel. Beaucoup l’ont compris. Mais comment passer à la pratique ? Nous devons nous réunir afin de trouver ensemble comment nous éduquer et éduquer nos amis et nos enfants. C.I. : Vous avez évoqué lors de notre dernier entretien une sorte de karma entre votre pays et le mien, le Viêt-Nam et les États-Unis. Dans ce pèlerinage, il y a beaucoup de Vietnamiens et d’Américains. Vous allez bientôt animer une retraite pour les vétérans du Viêt-Nam. Pouvez-vous approfondir cette idée de karma entre nos deux pays ? Pensez-vous qu’une guérison soit possible ? T.N.H. : La guérison est justement le thème de la retraite. En ce qui me concerne je ne pense pas avoir besoin de me réconcilier avec les Américains car je n’éprouve aucune colère envers eux. Je vois simplement que les deux pays sont victimes d’une perception erronée de la réalité de l’autre. Les Vietnamiens ne comprennent pas les Américains et les Américains ne comprennent pas les Vietnamiens. Peut-être qu’en voulant nous aider mutuellement nous nous faisons souffrir, comme dans un couple entre mari et femme. (Rires.) Vous aimez l’autre mais vous le faites souffrir. Vous lui dites : « Pour être heureux, vous devez être comme ceci ou comme ça. » Ou encore : « Nous devons vous libérer. » Or il ne s’agit pas tant de réconcilier, mais de guérir. Guérir et essayer de regarder plus profondément les racines de notre souffrance, car la souffrance continue au Viêt-Nam comme aux États-Unis et elle risque de durer encore longtemps si nous ne faisons pas un diagnostic pour savoir quel remède apporter. Une telle retraite sera une chance de s’asseoir ensemble, de respirer ensemble, de marcher ensemble pour regarder derrière nous. Regarder non pas le passé, mais en nous-mêmes, car c’est en regardant profondément en nous-mêmes que nous verrons toutes les racines, le passé et l’avenir, si bien que nous ne pourrons plus continuer à nous accuser mutuellement ou à blâmer l’une ou l’autre partie. Car nous voyons bien qu’en raison d’un manque de compréhension, nous avons causé de la souffrance, en nous et autour de nous. On m’a demandé un jour ce que je pensais de la situation en Amérique centrale et du rôle que l’Amérique devait jouer. J’ai répondu : « Eh bien cette fois, essayez de ne pas soutenir les anticommunistes mais plutôt les communistes, parce que votre argent servira à détruire les gens que vous voulez soutenir. Le gouvernement anticommuniste du Viêt-Nam du Sud est devenu corrompu à cause de votre argent ; alors cette fois essayez d’agir autrement. Donnez votre argent aux communistes. Comme ça ils deviendront corrompus et l’autre partie gagnera ! » Je l’ai peut-être dit sur le ton de la plaisanterie, mais il y a un fond de vérité dans tout cela, une invitation à regarder derrière nous. Ne soyez pas si attachés à votre argent et à votre technologie et essayez d’être humbles dans votre façon de regarder. Sachez que votre perception de ce qui se passe est peut-être erronée. Essayez de regarder plus profondément. Prenez par exemple un gouvernement sous pression et assailli de problèmes. C’est en essayant de voir ce dont ce gouvernement a vraiment besoin que vous pourrez agir sur lui avec votre cœur et le conseiller d’une manière qu’il soit capable d’écouter. Aimer votre gouvernement, c’est ce que vous avez de plus important à faire. Mais le mouvement pacifiste ne fait souvent que haïr le gouvernement, en criant et en essayant de… C.I. : … le renverser. T.N.H. : Oui. Si au lieu de cela nous aimons notre gouvernement, tout ce que nous voudrons lui dire ou lui écrire sera exprimé dans un langage qu’il pourra entendre. Alors si ce que nous disons est important, notre gouvernement devra nous écouter, non pas parce que nous le menaçons, mais parce que nous sommes une source d’énergie pouvant l’aider à prendre conscience de certains sujets importants. Ce doit être un mouvement populaire. C.I. : Pensez-vous que le gouvernement soit toujours aussi contesté ? C’était effectivement le cas à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix ; mais j’ai l’impression qu’il y a plus d’apathie actuellement. Pensez-vous qu’il y ait toujours un clivage entre le mouvement pacifiste et le gouvernement américain ? Que le mouvement pacifiste n’a pas appris à « être en paix » ? T.N.H. : À votre avis, les organisations pacifistes se sont-elles montrées positives à l’égard du gouvernement, ont-elles essayé de le conseiller sur ce qu’il devrait faire ou ne pas faire dans un esprit de paix ? Si tel est le cas, alors il y a une différence. Il y a des gens qui voient les choses ainsi. Nous devrions les réunir pour prendre le thé ensemble, pratiquer la méditation de la marche, sourire et respirer de manière à pouvoir envisager les choses sous cet angle. C.I. : Je sais que vous avez influencé Martin Luther King dans sa façon de comprendre le Viêt-Nam et ce qui s’y passait. Quelle influence a-t-il exercée sur vous ? T.N.H. : Avant même notre première rencontre à Chicago, où nous avons donné une conférence de presse ensemble, je lui avais écrit une lettre du Viêt-Nam qui a été publiée dans la presse avec comme titre : « À la recherche de l’ennemi en l’homme ». Un an plus tard, il a pris la décision de s’opposer à la guerre du Viêt-Nam, même si bon nombre de ses amis pensaient que ce n’était pas raisonnable. Nous avons été très proches par la suite. La dernière fois que je l’ai vu, c’était à Genève, à l’occasion de la conférence Pacem en Terris (en latin, « paix sur terre »). Un matin, il m’a invité à prendre le petit déjeuner avec lui et nous avons eu une longue conversation. Je lui ai dit : « Vous savez, Martin, au Viêt-Nam on vous considère comme un bodhisattva. » J’étais content d’avoir pu le lui dire car trois mois après, il était assassiné. Le jour où j’ai appris son assassinat, j’ai éprouvé de la colère car nous avions une personne comme lui et nous n’avions pas su la préserver. C’était facile de communiquer avec Martin. Il comprenait tout de suite ce que vous n’aviez pas dit. De même, j’ai été très influencé par sa compréhension de la non-violence sans que cela passe par les mots. Son enthousiasme, sa sincérité et sa présence m’ont fait croire à la voie de l’action non-violente. J’ai le sentiment qu’en général, les gens ont une compréhension très superficielle du principe de non-violence, comme s’il s’agissait plus d’une technique d’action que d’une source de force. On met trop l’accent sur la distinction entre non-violence et violence, entre gens non-violents et violents. Mais en réalité, on ne peut pas prendre parti aussi facilement. On ne peut jamais être certain du fait qu’une personne est complètement du côté de la non-violence ou telle autre complètement du côté de la violence. La non-violence est une direction et non une ligne de démarcation ; elle n’a pas de frontières. Si je suis végétarien, je peux penser que je suis non-violent dans ma façon de manger. Je ne mange pas d’êtres vivants comme du poulet ou du bœuf et j’éprouve peut-être une certaine fierté à ne manger que des légumes. Mais en regardant les choses plus profondément, je m’aperçois que mon attitude n’est pas entièrement non-violente. Quand je fais cuire des légumes, je détruis des milliers d’êtres vivants. Même si étant végétarien, je vais dans la direction de plus de non-violence, de moins de violence, je ne peux pas dire que je sois complètement non-violent. Quand il marchait, buvait et mangeait, même le Bouddha ne pouvait être entièrement non-violent en raison de ce qu’il faut faire pour être vivant. Ce n’est donc pas juste de considérer le Pentagone ou l’Armée comme notre ennemi, – ce n’est pas vrai. Il y a des généraux ou des commandants qui dirigent des opérations militaires en évitant le massacre d’innocents, et d’autres qui, par ambition, sont prêts à sacrifier autant de civils que nécessaire. Nous voyons bien que de ces deux personnes, l’une est plus violente que l’autre et qu’il est toujours possible de pratiquer la non-violence en étant officier dans l’armée. Pourquoi ne pas devenir l’ami de l’armée afin de l’aider à commettre moins de violence ? C’est la même chose avec votre président ou votre député. Vous ne pouvez pas tirer un trait définitif entre, d’un côté, les gens auxquels vous vous opposez et, de l’autre, ceux que vous défendez. C.I. : Ce qui reviendrait à dire que nous participons tous à des degrés divers de violence et de non-violence. Chacun est au niveau où il se trouve, et personne n’est si différent de l’autre. T.N.H. : Oui, c’est pourquoi il ne faut laisser personne de côté, et ne pas considérer l’autre comme notre ennemi mais comme quelqu’un de très violent. Nous devons aller vers lui. Sinon, qui va l’aider à devenir plus non-violent ? Si nous défendons la non-violence sur la base de la colère, nous allons à l’encontre de nous-mêmes. Vous savez, le mouvement pacifiste est censé être non-violent ; mais, d’une certaine façon, il a pris de la force avec sa colère. Si vous êtes en colère, vous pouvez crier, etc. Mais il n’y a aucune paix en cela, car la paix est la voie, non un objectif ou une fin. Si vous pensez que les modes d’action non pacifiques apportent la paix, vous faites erreur. Le mouvement pacifiste sera solide s’il repose sur le regard profond et la compréhension, qui sont la fondation de l’amour et de l’intérêt pour autrui. Il doit y avoir dans ce mouvement des gens qui pratiquent réellement le regard profond – ce qui est impossible à faire si l’on est trop affairé. Cela ne veut pas dire qu’ils doivent passer tout leur temps dans la salle de méditation, mais que dans leurs écrits, leurs actes et leur façon de regarder les choses, ils doivent pratiquer le regard profond. C.I. : En quoi Gandhi vous a-t-il influencé ? T.N.H. : Peut-être que si Gandhi n’avait pas réussi, il n’aurait pas eu une telle influence sur moi, tout au moins au début. Il m’a influencé par son succès plus que par sa théorie ou sa compréhension, ce qui n’est pas le genre d’influence le plus profond. On ne peut en effet juger la valeur d’une action sur sa réussite, mais en rapport avec l’action elle-même. Je n’en étais pas alors capable, ce qui explique cette forme d’influence assez superficielle. Ce n’est pas très bien. Je pense que même si nous échouons dans nos efforts, nous pouvons réussir dans l’action juste quand cette dernière est véritablement non-violente, fondée sur la compréhension et l’amour. Mais il faut parfois plus de conditions pour réussir et si le moment n’est pas venu, nous échouons. Par exemple, au Viêt-Nam, les jeunes, et parmi eux beaucoup d’étudiants, ont participé en grand nombre à nos actions non-violentes pour la paix. Nous avons parfois pris la souffrance sur nous pour faire bouger les autres, quand par exemple des frères moines se sont immolés par le feu, etc. Mais nous étions pris en étau entre les deux principales puissances mondiales. Et même si, de temps en temps, nos voix ont pu se faire entendre à l’extérieur, ceux qui étaient assez forts pour nous soutenir étaient eux-mêmes divisés. Aux États-Unis, les gens devaient prendre position pour ou contre la guerre. Vous vouliez la paix, mais vous pensiez qu’une victoire d’un côté allait apporter la paix plus vite. Alors nous nous sommes sentis un peu seuls, et nous avions besoin de plus de conditions, comme votre soutien, pour réussir. Quand je regarde en arrière, le mouvement non-violent pour la paix au Viêt-Nam me semble très beau. S’il n’a pas vraiment abouti, ce n’est pas parce qu’il avait tort, mais parce que toutes les conditions n’étaient pas réunies. C.I. : Ce qui n’a pas été le cas pour Gandhi. En son temps, de nombreuses conditions étaient réunies. T.N.H. : Oui, contrairement à ce qui s’est passé en 1977 quand j’ai tenté de sauver des boat people au large des côtes d’Indochine. À cette époque-là, on en parlait encore très peu, mais nous étions au courant, et nous avons commencé à affréter des bateaux pour porter secours aux réfugiés à l’insu des gouvernements de Singapour, de Malaisie et d’Indonésie qui ne nous auraient pas laissé faire. Nous avons sauvé des centaines de réfugiés, dans l’espoir de les faire passer clandestinement à Guam ou en Australie. Nous avions l’intention d’informer la presse pour que le monde s’intéresse à leur sort et qu’ils ne soient pas renvoyés chez eux sur leurs embarcations, comme cela s’était déjà produit en Malaisie, en Indonésie et dans d’autres pays où des milliers de gens avaient été refoulés en haute mer pour finalement périr noyés. Nous étions sur le point de réussir, mais il y a eu des fuites et nous avons appris que l’un de nos amis avait parlé aux journalistes. Suite à l’article qu’ils ont publié sur nous dans la presse, la police est venue nous arrêter à minuit. J’ai dû remettre les réfugiés à l’UNHCR [le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies] et ils sont restés dans des camps en Malaisie pendant des mois et des années. Ce fut très éprouvant. Nous avions pourtant mené ces opérations en méditation. Nous vivions, si je puis dire, comme des saints, en prière et en méditation à chaque instant, sachant que des vies humaines dépendaient de notre pleine conscience. Si nous n’avions pas été en pleine conscience, peut-être y aurait-il eu plus de morts encore. Nous restions assis jusque tard dans la nuit, puis nous chantions le Soutra du cœur comme si nous avions été dans un monastère. Je n’ai rien à redire sur les opérations que nous avons menées, mais les conditions n’étaient pas bonnes. La presse est parfois bien frivole. Ce qui les intéresse, c’est juste de faire un papier. C.I. : Ils ne se soucient pas des vies humaines qui sont sacrifiées. C’est très triste. Nous vivons une époque dangereuse. De nombreuses menaces pèsent sur notre monde : qu’il s’agisse de l’environnement, des tensions politiques entre des pays possédant des armes capables d’une destruction inégalée, du nombre sans cesse croissant de personnes qui sont dans le besoin à l’échelle de la planète. En même temps, le Dharma prospère. Nombreux sont les gens qui cherchent la lumière dans l’obscurité. Quel est votre sentiment au sujet de l’avenir de la planète ? Comment voyez-vous les choses ? Je sais que vous pratiquez la présence à l’instant, mais vous arrive-t-il aussi de penser à l’avenir ? Croyez-vous qu’un futur soit possible ? T.N.H. : Pour répondre à cette question, il suffit de regarder simplement le présent. L’avenir est contenu dans le présent. Nous pouvons voir que notre façon de vivre, ce que nous sommes et ce que nous serons, sont le résultat de ce que nous sommes et de notre mode de vie actuel. C.I. : Ce n’est pas tant ma personne ni la vôtre qui me préoccupent… T.N.H. : Je sais bien. C.I. : … que notre avenir en tant qu’espèce humaine. Il y a aujourd’hui tant de gens motivés par l’avidité, la haine et les illusions qui disposent des moyens de nous faire tous sauter comme cela ne s’est encore jamais vu dans notre histoire. T.N.H. : Cela ne sert à rien de se dire que nous avons ou que nous n’avons pas d’avenir. Dans tous les cas cela n’aide pas. Dire que nous avons un avenir peut donner de faux espoirs aux gens. Ce n’est pas bien. Et si nous disons qu’il n’y a pas d’avenir, les gens seront encore plus désespérés, ce qui n’est pas bien non plus. C’est pourquoi je serais tenté de dire que l’avenir est dans le présent. Regardez et voyez pour vous-même. Ce qui compte, c’est d’essayer de vivre heureux dans le moment présent ; et si le bonheur est vraiment là, alors nous aurons un avenir.
Les gens pensent qu’ils seront heureux en consommant beaucoup et en devenant riches. Aussi devons-nous les aider à voir en quoi une telle vie ne les rendra pas forcément heureux, et à trouver le vrai bonheur en regardant vraiment le ciel bleu, un enfant ou une fleur. Quand les gens ont une base de vrai bonheur, ils abandonnent le reste. C’est peut-être le plus important à faire si nous voulons avoir l’avenir et le présent. Si nous avons le présent, alors nous avons aussi l’avenir. C.I. : En d’autres termes, à partir du moment où les gens comprennent ce qui conduit vraiment au bonheur et à la paix de l’esprit… T.N.H. : … ils abandonnent ce qui détruit. C.I. : Avez-vous eu d’autres prises de conscience depuis que vous êtes sur cette terre du Bouddha, à l’endroit même où le Bouddha est parvenu à l’éveil ? D’autres sentiments ou moments de satori[4] ? T.N.H. : J’essaie d’être simple. La dernière fois que je suis venu ici, c’était il y a vingt ans et c’était plus simple. Je préférais. Les enfants étaient plus simples, pas comme ce que l’on voit aujourd’hui. Ce matin, j’ai dit que le plus difficile était de se frayer un chemin jusqu’à l’arbre de la Bodhi parmi les enfants en train de mendier. Mais si vous ne voyez pas les enfants, vous ne voyez pas le Bouddha. J’ai expliqué aux gens que ces enfants sont des bouddhas vivants, mais des bouddhas difficiles à approcher parce que nous les mettons à un niveau qui obscurcit leur nature de Bouddha. L’un de mes sujets de méditation, c’est de savoir comment venir sur la terre du Bouddha et apprécier le Bouddha sans détruire les enfants ou le bouddhisme. J’ai appris qu’un hôtel Holiday Inn allait bientôt ouvrir à Bodh Gaya. Ce sont des choses qui me font peur. Cela ne va pas aider les enfants. Et même si cela donne un peu de travail, cela ne compensera jamais les dommages causés. Il est temps de ramener le bouddhisme en Inde. Pas n’importe quel genre de bouddhisme, mais le genre de bouddhisme dont l’Inde a besoin maintenant, car le bouddhisme est une religion universelle. Autrefois, le bouddhisme n’était qu’indien ; mais il a pris, depuis, une dimension universelle. Les laboratoires de recherche en Occident devraient se pencher sur son efficacité dans la vie moderne et sa capacité à aider les gens de notre temps à résoudre les problèmes sociaux, politiques et psychologiques. C’est en parvenant à développer ce genre de bouddhisme que nous pourrons ramener le bouddhisme en Inde. C.I. : Dire que le bouddhisme a besoin d’être réintroduit dans son pays d’origine ! T.N.H. : Oui, parce que les intellectuels et les jeunes Indiens sont différents et qu’ils ont besoin d’un bouddhisme différent de celui d’autrefois. C.I. : Depuis notre dernière entrevue, le bouddhisme a bien pris racine aux États-Unis. Quelle est, d’après vous, la saveur particulière du bouddhisme en Amérique et son influence sur le bouddhisme ? T.N.H. : Les différentes écoles du bouddhisme sont florissantes aux États-Unis et c’est un pays où l’on peut étudier dans de nombreuses traditions. J’ai dit l’an dernier, lors d’une retraite au mont Madonna en Californie, avec la « sangha volante »‚ que le bouddhisme américain pourrait être composé d’une majorité de laïcs. La famille doit devenir un champ de pratique et le centre bouddhique un lieu où les familles peuvent venir pratiquer. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir de bouddhisme monastique, mais qu’il doit exister en étroite liaison avec d’autres formes de bouddhisme. La démocratie, la science et les arts doivent aussi apporter leur contribution. Nous devons construire le bouddhisme en partant de ce qui se fait sur place. Il y a dans votre pays beaucoup de choses qui peuvent servir à construire le bouddhisme. C.I. : Comme par exemple… T.N.H. : Tout. La musique, la littérature, les arts – tout. J’ai dit ce matin que le bouddhisme est fait d’éléments non bouddhistes. Avec la pleine conscience, vous savez sur quoi vous pouvez compter. Vous faites appel à vos propres ressources pour construire le bouddhisme. Prenez le téléphone, par exemple. La sonnerie du téléphone n’est pas très agréable, mais j’y ai introduit une dimension bouddhique[5]. La « méditation au volant » est aussi très efficace. Elle est très appréciée par tous ceux qui la pratiquent. Ils disent se sentir beaucoup mieux après. À New York, nous avons pratiqué la « méditation du métro » pour aller de la salle de méditation au Central Park. J’ai inventé la méditation du métro pour que les gens ne détestent pas ce moyen de transport et qu’ils y prennent plaisir. Ce fut une réussite. Quelqu’un m’a dit qu’il prenait le métro depuis vingt-cinq ans et que c’était la première fois qu’il avait apprécié de le prendre. C’est pareil pour tout le reste : si vous le faites en pleine conscience, avec toute votre attention, ce sera toujours agréable. C.I. : Pensez-vous que le monachisme ait encore une place en cette période de l’histoire et que les gens doivent se retirer du monde pour se consacrer à la méditation ? T.N.H. : Il y a beaucoup de gens très actifs et engagés, mais s’ils ne sont pas en paix ou heureux ; les actions qu’ils entreprennent ne font que créer davantage de problèmes et de colère, ce qui aggrave la situation. Au lieu de dire : « Ne restez pas assis, mais agissez », on devrait dire le contraire : « Arrêtez-vous et asseyez-vous. » L’assise nous rend plus lucides, plus paisibles et elle renforce notre compassion, ce qui rendra nos actions dans le monde plus efficaces. Dès lors, l’action et l’être ne sont plus différents. Si par une nuit de tempête vous traversez l’océan sur une petite embarcation et que tout le monde se met à paniquer, le bateau coulera. Mais il suffit qu’une seule personne reste calme pour inspirer la confiance, et le bateau sera ainsi hors de danger. C’est cela le sens de l’éveil ou de la méditation. C.I. : Vous vivez en exil de votre pays depuis très longtemps. En tant que moine, vous avez appris le détachement et, comme vous l’avez rappelé il y a quelques instants, le Bouddha nous invite à considérer chaque maison de la même manière. Avez-vous parfois la nostalgie du Viêt-Nam ? Votre pays vous manque-t-il beaucoup ? J’ai discuté récemment avec des Tibétains en exil à Dharamsala. Ils ne se sentent pas vraiment chez eux en Inde, même si cela fait près de trente ans qu’ils y vivent. Quel est votre sentiment en tant que réfugié ? T.N.H. : D’une certaine façon mon pays me manque beaucoup car j’ai presque toujours travaillé avec des Vietnamiens. J’ai écrit des livres pour les Vietnamiens, j’ai passé du temps dans les écoles vietnamiennes auprès des moines et des nonnes novices. C’est donc une habitude. Au cours de ma première année à l’étranger, j’ai souvent rêvé d’un retour chez moi ; mais dans mon rêve il y avait toujours quelque chose qui m’empêchait de retrouver mon monastère. Ce rêve est revenu souvent, mais j’ai continué à pratiquer. Je vois maintenant la beauté d’autres lieux. Les Français, les Anglais et les Américains sont très gentils avec moi et très désireux d’apprendre le Dharma. Et j’ai appris à apprécier les fines herbes qu’on trouve ici en Occident. Je me dis que j’ai la chance de vivre avec des arbres qui n’existent pas au Viêt-Nam, comme les magnolias. Avec le temps, j’ai cessé de rêver à un retour au Viêt-Nam. Je me sens chez moi là où je vis aujourd’hui. Mais je suis privilégié car, en même temps, je suis toujours très présent au Viêt-Nam où les gens continuent à lire mes livres. Même sous le régime communiste, nous avons pu leur envoyer mes livres en vietnamien. C.I. : Sont-ils autorisés ou circulent-ils clandestinement ? T.N.H. : Les gens les recopient à la main pour les diffuser clandestinement. Cela m’a permis de continuer à offrir ma vision et mes instructions pour la pratique du bouddhisme au Viêt-Nam, et d’aider les gens qui souffrent à cause du régime actuel. Ils apprécient d’autant plus mes enseignements. Je me sens très présent dans mon pays. Je suis toujours au Viêt-Nam et le Viêt-Nam est en Thây. Je ne ressens donc pas la douleur de la perte ; mais tous mes compatriotes ne sont pas arrivés au même état de paix. Beaucoup d’entre eux continuent de souffrir. C.I. : Quels conseils pourriez-vous leur donner, et, au-delà, quels conseils donneriez-vous à tous les réfugiés – Cambodgiens, Tibétains ou citoyens d’Amérique centrale ? Il y a de plus en plus de gens qui vivent maintenant sans réel espoir de rentrer un jour dans leur pays et très peu d’entre eux ont la chance que vous avez de se sentir chez eux là où ils se trouvent et de pratiquer le Dharma. Ils ont souvent des systèmes de croyance différents de ceux de leur pays d’accueil. En tant que moine et réfugié qui s’est bien adapté, quels conseils pourriez-vous leur donner ? T.N.H. : Je pense que la meilleure chose à faire est de partager mon expérience avec eux, ma souffrance au cours des deux premières années et la façon dont je me suis finalement adapté, en apprenant à voir que la Terre entière est chez moi, et pas seulement une portion de la terre. C’est possible. Dans une nouvelle intitulée Le Bambou qui montait jusqu’à la lune, je raconte l’histoire d’une jeune fille exploitée par sa belle-mère qui arrive un jour sur la lune après avoir escaladé une tige de bambou. Elle s’y marie mais son ancien amoureux de la terre se languit d’elle ; il la rejoint sur la lune et parvient à la convaincre de revenir sur terre. C’est alors au mari de la lune d’être en mal de la jeune femme. La lune et la terre deviennent des symboles du Viêt-Nam et de l’étranger. J’ai écrit cette histoire pour les réfugiés. À ce moment-là de l’interview, nous entendons le gong de la pleine conscience et restons assis en silence le temps de trois respirations. Nous l’entendrons sonner à différents moments de la journée tout au long du pèlerinage. T.N.H. : Je pense que chacun d’entre nous devrait voir qu’il est son propre pays, que sa chair et ses os sont sa nation. En adaptant les valeurs de ce pays sur son lieu de vie, il retrouvera ces belles choses. C’est une façon d’être heureux et de contribuer à la richesse du pays où l’on vit. *** *** *** [1] Interview extraite du livre d’entretiens de Catherine Ingram Dans les traces de Gandhi : La force de la non-violence, publié aux Éditions Dangles, collection « Spiritualités », 1998. (Éditeurs) [2] Bhikkhu désigne généralement un moine bouddhiste. Dans la plupart des traditions bouddhistes, les moines ne reçoivent que la nourriture qui leur est offerte par les laïcs. Le pāli était l’une des langues parlées à l’époque du Bouddha. [3] Dharma est un mot sanscrit qui signifie, entre autres, la « vérité » ou la « loi ». [4] Satori est un terme du zen japonais qui désigne l’expérience de l’éveil. Dans le présent contexte, il s’agit d’un moment fort de prise de conscience. [5] La sonnerie du téléphone peut être une façon de nous ramener à la pleine conscience. La pratique de la « méditation du téléphone », proposée par Thich Nhat Hanh, consiste à laisser sonner le téléphone trois fois avant de répondre, à respirer et à sourire calmement et consciemment. « C’est tout à fait faisable, dit Nhat Hanh, parce que si l’autre personne a quelque chose d’important à vous dire, elle attendra au moins trois sonneries. Une telle pratique améliore considérablement la qualité de nos conversations. » |
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