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LES SCIENCES EXACTES – INTERACTION AVEC LES SCIENCES HUMAINES ET RÔLE
DANS LA SOCIÉTÉ* Physicien théoricien au CNRS, Université Paris 6 Membre de l’Académie Roumaine Président du Centre International de Recherches et Études
Transdisciplinaires (CIRET) 1. Introduction : Les deux cultures post-modernes Je
voudrais tout d’abord remercier Monsieur le Doyen Jarjoura Hardane pour
l’aimable invitation à cet important événement – la célébration du 25e
anniversaire de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines. Monsieur le
Professeur Hardane m’a suggéré de parler sur l’interaction contemporaine
entre les sciences exactes et les sciences humaines. *** Au
début de l’histoire humaine, science et culture étaient inséparables. Les mêmes
interrogations sur le sens de l’Univers et de la vie les animaient. À
la Renaissance, le lien n’était pas encore rompu. La première Université,
comme son nom l’indique, était censée étudier l’universel.
L’universel était incarné en ceux qui marquèrent du sceau de leur œuvre
l’histoire de la connaissance. Cardan, l’inventeur des nombres imaginaires
et du système de suspension qui porte son nom (le « cardan »), était
à la fois mathématicien, médecin et astrologue. Celui qui a établi
l’horoscope du Christ a été en même temps l’auteur du premier exposé
systématique du calcul de probabilités. Kepler était astronome et astrologue.
Newton était à la fois physicien, théologien et alchimiste. Il était également
passionné par la Trinité et par la géométrie et il passa plus de temps dans
son laboratoire d’alchimie que dans l’élaboration de Philosophiae
Naturalis Principia Mathematica. La
rupture entre la science et le sens, entre le Sujet et l’Objet, était présente,
certes, en germe au XVIIe siècle, quand la méthodologie de la
science moderne fut formulée, mais elle n’est devenue visible qu’au XIXe
siècle, quand le big-bang disciplinaire prit son essor. De
nos jours, la rupture est consommée. Science et culture n’ont plus rien en
commun, c’est pourquoi d’ailleurs on parle de la science et de la culture,
des sciences exactes ou dures (comme si les sciences humaines étaient
inexactes) et des sciences humaines ou molles (comme si les sciences exactes étaient
inhumaines ou surhumaines). La science n’a pas accès à la noblesse de la
culture et la culture n’a pas accès au prestige de la science. On
comprend le tollé déclenché par le concept de deux cultures – la culture scientifique et la culture humaniste
– introduit-il y a quatre décennies par C.P. Snow, à la fois romancier et
homme de science. La science est bien une partie de la culture, mais cette
culture scientifique est complètement séparée de la culture humaniste. Les
deux cultures sont perçues comme antagonistes. Chaque monde – le monde
scientifique ou le monde humaniste – est hermétiquement clos sur lui-même. Ces
derniers temps, les signes de rapprochement entre les deux cultures, entre
sciences humaines et sciences exactes, se multiplient, surtout dans le domaine
du dialogue entre la science et l’art, axe fondateur du dialogue entre la
culture scientifique et la culture humaniste. Mais
cette réconciliation est-elle possible ? La
situation est aujourd’hui encore plus compliquée qu’en 1959, quand C.P.
Snow a formulé le concept de deux cultures. Le mariage entre la science
fondamentale et la technologie est maintenant consommé, en engendrant la culture technoscientifique. Cette nouvelle culture est la source
de la force irrationnelle de la mondialisation sans visage humain, centrée sur
l’économie et qui peut effacer toute différence entre les cultures et entre
les religions. La culture humaniste a été déjà, en grande partie, phagocytée
par la culture technoscientifique. Devant cette nouvelle culture monolithique se
dresse ce que j’appelle la culture spirituelle, qui est, en fait, une
constellation d’une grande hétérogénéité de cultures, religions et
communautés spirituelles. La culture spirituelle, malgré sa nature
contradictoire, partage une foi commune dans la
double nature de l’être humain :
d’une part, sa nature physique, biologique et psychique et, d’autre part, sa
nature transcendante. Comme
scientifiques, participants actifs à la culture technoscientifique, nous avons
une grande responsabilité : éviter la désintégration de la culture
spirituelle, qui aurait comme conséquence probable la disparition de notre espèce
humaine de la surface de la terre. Il y a, donc, urgence à bâtir les ponts
entre la culture technoscientifique et la culture spirituelle. Mais, ces ponts
sont-ils concevables ou il ne s’agit que d’une illusion utopique ? Comme
praticien de la physique quantique je sais pertinemment que si nous nous
limitons aux aspects techniques de la science, aucun lien n’est possible. La
seule voie est celle du questionnement des axiomes de la science fondamentale et
des résultats les plus généraux de la science. C’est seulement en nous
situant sur la frontière de la science et à son centre que nous ayons une
possibilité de dialoguer avec la culture spirituelle. C’est seulement dans
l’espace entre, à travers et au-delà des disciplines que nous ayons une
chance d’établir des liens entre les deux cultures post-modernes, en intégrant
science et sagesse. Dans
la présente conférence, nous analysons comment la transdisciplinarité nous conduit à une fondation méthodologique
du dialogue entre les deux cultures post-modernes et entre les sciences humaines
et les sciences exactes. 2. L’obstacle épistémologique sur la voie du dialogue : un seul ou plusieurs niveaux de Réalité ? Devant
le succès indiscutable de la science moderne, les sciences humaines ont forcément
tenté sans cesse d’imiter les sciences exactes. La neutralité et l’objectivité
sont devenues ainsi les deux critères du caractère scientifique de ce qu’on
appelle les sciences humaines.
L’objectif asymptotique, avoué ou inavoué, est la formalisation mathématique. En fait, ce qui est imité est la
physique classique, aujourd’hui dépassée dans son horizon épistémologique. Il
convient donc d’interroger ce qu’on entend par « science moderne ». La
science moderne est née d’une rupture brutale avec l’ancienne vision du
monde. Elle est fondée sur l’idée, surprenante et révolutionnaire pour l’époque,
d’une séparation totale entre le sujet-connaisseur et la Réalité, supposée
être complètement indépendante du
sujet qui l’observe. Mais, en même temps, la science moderne se donnait trois
postulats fondamentaux, qui prolongeaient, à un degré suprême, sur le plan de
la raison, la quête de lois et de l’ordre :
Un
langage artificiel, différent du langage de la tribu – les mathématiques –
était ainsi élevé, par Galilée, au rang de langage commun entre Dieu et les
hommes. Les
succès extraordinaires de la physique classique, de Galilée, Kepler et Newton
jusqu’à Einstein, ont confirmé la justesse de ces trois postulats. En même
temps, ils ont contribué à l’instauration d’un paradigme de la simplicité,
qui est devenu prédominant au seuil du XIXe siècle. La physique
classique est parvenue à bâtir, au cours de deux siècles, une vision du monde
apaisante et optimiste prête à accueillir, sur le plan individuel et social,
le surgissement de l’idée de progrès. La
physique classique est fondée sur l’idée de continuité,
en accord avec l’évidence fournie par les organes des sens : on ne peut
pas passer d’un point à l’autre de l’espace et du temps sans passer par
tous les points intermédiaires. L’idée
de continuité est intimement liée à un concept-clé de la physique classique :
la causalité locale. Tout phénomène
physique pouvait être compris par un enchaînement continu de causes et
d’effets : à chaque cause à un point donné correspond un effet à un
point infiniment proche et à chaque effet à un point donné correspond une
cause à un point infiniment proche. On n’a point besoin d’une quelconque
action directe à distance. Le
concept de déterminisme pouvait faire
ainsi son entrée triomphale dans l’histoire des idées. Les équations de la
physique classique sont telles que, si on connaît les positions et les vitesses
des objets physiques à un moment donné, on peut prédire leurs positions et
leurs vitesses à n’importe quel autre moment du temps. Les lois de la
physique classique sont des lois déterministes. Les états physiques étant des
fonctions de positions et de vitesses, il en résulte que si l’on précise les
conditions initiales (l’état
physique à un moment donné du temps) on peut prédire complètement
l’état physique à n’importe quel autre moment donné du temps. Il
est bien évident que la simplicité et la beauté esthétique de tels concepts
– continuité, causalité locale, déterminisme – si opératifs dans la
Nature, aient fasciné les plus grands esprits. Il
restait un pas à franchir qui n’était plus de nature scientifique mais de
nature philosophique et idéologique : proclamer la physique reine des
sciences. Plus précisément, tout réduire à la physique, le biologique et le
psychique n’apparaissant que comme des étapes évolutives d’un seul et même
fondement. Ce pas a été facilité par les avancées indiscutables de la
physique. Ainsi est née l’idéologie
scientiste qui est apparue comme une idéologie d’avant-garde et qui a
connu un extraordinaire essor au XIXe siècle. Sur
le plan académique, les conséquences du scientisme ont été aussi considérables.
Une connaissance digne de ce nom ne peut être que scientifique, objective.
Toute connaissance autre que scientifique est repoussée dans l’enfer de la
subjectivité. L’objectivité,
érigée en critère suprême de vérité, a eu une conséquence inévitable :
la transformation du sujet en objet.
La mort de l’homme, qui annonce tant d’autres morts, est le prix à payer
pour une connaissance dite « objective ». Au fond, au-delà de
l’immense espoir qu’il a soulevé, le scientisme nous a légué une idée
persistante et tenace : celle de l’existence d’un seul niveau de Réalité. Une
nouvelle vision du monde – la vision quantique – allait ruiner les
fondements d’une pensée qui n’en finit pas de finir. Juste
au seuil du XXe siècle, Max Planck, fut confronté à un problème
de physique, d’apparence innocente, comme tous les problèmes de physique.
Mais, pour le résoudre, il fut conduit à une découverte qui provoqua en lui,
selon son propre témoignage, un véritable drame intérieur. Car il était
devenu le témoin de l’entrée de la discontinuité
dans le domaine de la physique. Selon la découverte de Planck, l’énergie a
une structure discrète, discontinue. Le « quantum » de Planck, qui
a donné son nom à la mécanique quantique, allait révolutionner toute la
physique et changer en profondeur notre vision du monde. Comment
comprendre la vraie discontinuité, c’est-à-dire imaginer qu’entre deux
points il n’y a rien, ni objets, ni atomes, ni molécules, ni particules,
juste rien ? Et même le mot « rien » est de trop. Mettre
en question la continuité revenait à mettre en question la causalité locale
et ouvrir ainsi une redoutable boîte de Pandore. Une
quantité physique a, selon la mécanique quantique, plusieurs valeurs
possibles, affectées de probabilités bien déterminées. Mais dans une mesure
expérimentale on obtient, bien évidemment, un seul
résultat pour la quantité physique en question. Cette abolition brusque de
la pluralité des valeurs possibles d’une « observable » physique,
par l’acte de mesure, avait une nature obscure, mais elle indiquait clairement
l’existence d’un nouveau type de causalité. Sept
décennies après la naissance de la mécanique quantique, la nature de ce
nouveau type de causalité a été éclaircie grâce à un résultat théorique
rigoureux – le théorème de Bell – et à des expériences d’une grande précision.
Un nouveau concept faisait ainsi son entrée dans la physique : la non-séparabilité. Les
entités quantiques continuent d’interagir quel que soit leur éloignement. Un
nouveau type de causalité apparaît ainsi dans l’histoire de la connaissance
– une causalité globale qui
concerne le système de toutes les entités physiques, dans leur ensemble. Un
autre pilier de la pensée classique – le déterminisme – allait, à son
tour, s’écrouler. Les
entités quantiques – les quantons
– sont à la fois corpuscules et ondes ou, plus précisément, ils ne sont ni
particules ni ondes. Les
célèbres relations de Heisenberg montrent, sans aucune ambiguïté, qu’il
est impossible de localiser un quanton dans un point précis de l’espace et
dans un point précis du temps. Autrement dit, il est impossible d’assigner
une trajectoire bien déterminée à une particule quantique. L’indéterminisme régnant à l’échelle quantique est un indéterminisme
constitutif, fondamental, irréductible qui ne signifie nullement hasard ou imprécision. L’impact
majeur culturel de la révolution quantique est certainement la remise en cause
du dogme philosophique contemporain de l’existence d’un seul niveau de Réalité. Donnons
au mot « réalité » son sens à la fois pragmatique et ontologique. Nous
entendons par Réalité, tout d’abord, ce qui résiste
à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations
mathématiques. La physique quantique nous a fait découvrir que l’abstraction
n’est pas un simple intermédiaire entre nous et la Nature, un outil pour décrire
la réalité, mais une des parties constitutives de la Nature. Il
faut donner une dimension ontologique à la notion de Réalité, dans la mesure
où la Nature participe de l’être du monde. La Réalité n’est pas
seulement une construction sociale, le consensus d’une collectivité, un
accord intersubjectif. Elle a aussi une dimension trans-subjective,
dans la mesure ou un simple fait expérimental peut ruiner la plus belle théorie
scientifique. Il
faut entendre par niveau de Réalité
un ensemble de systèmes invariant à l’action d’un nombre de lois générales :
par exemple, les entités quantiques soumises aux lois quantiques, lesquelles
sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. C’est dire que
deux niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l’un à l’autre, il y a rupture
des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité).
Personne n’a réussi à trouver un formalisme mathématique qui permet le
passage rigoureux d’un monde à l’autre. En
fait, Werner Heisenberg, dans ces écrits philosophiques, s’est beaucoup
rapproché du concept de « niveau de Réalité ». Dans son célèbre
Manuscrit de 1942 (publié en allemand
seulement en 1984 et traduit en français en 1998), Heisenberg, qui a bien connu
Husserl, a introduit l’idée de trois régions
de la réalité, aptes à nous fournir l’accès au concept de « réalité »
lui-même : la première région est celle de la physique classique, la
deuxième – de la physique quantique et des phénomènes biologiques et
psychiques et la troisième est celle des expériences religieuses,
philosophiques et artistiques. Cette classification a un fondement subtil :
celui de la proximité de plus en plus grande entre le Sujet et l’Objet. L’émergence
de niveaux de Réalité différents dans l’étude des systèmes naturels est
un événement capital dans l’histoire de la connaissance. Elle peut nous
conduire à repenser le dialogue entre les sciences humaines et les sciences
exactes. La transdisciplinarité m’apparaît comme le médiateur inévitable
de ce dialogue. 3. Multi-, inter- et transdisciplinarité La
croissance sans précédent des savoirs à notre époque rend légitime la
question de l’adaptation des mentalités à ces savoirs. Tout particulièrement,
la mondialisation est une source potentielle d’une nouvelle décadence. Les
deux dangers extrêmes de la mondialisation sont l’homogénéisation
culturelle, religieuse et spirituelle et le paroxysme des conflits ethniques et
religieux, comme réaction d’autodéfense des cultures et des civilisations.
La francophonie (ou plutôt la francité,
selon le si beau mot de Salah Stétié), la latinité, la civilisation méditerranéenne
constituent autant de réseaux de résistance
à ces deux dangers d’homogénéisation et d’hétérogénéisation extrêmes. L’harmonie
entre les mentalités et les savoirs présuppose que ces savoirs soient
intelligibles, compréhensibles. Mais une compréhension peut-elle encore
exister à l’ère du big-bang disciplinaire et de la spécialisation à
outrance ? Le
besoin indispensable de liens entre
les différentes disciplines s’est traduit par l’émergence, vers le milieu
du XXe siècle, de la pluridisciplinarité et de
l’interdisciplinarité. La
pluridisciplinarité
concerne l’étude d’un objet d’une
seule et même discipline par plusieurs disciplines à la fois. La recherche
pluridisciplinaire apporte un plus à
la discipline en question, mais ce « plus » est au service exclusif
de cette même discipline. L’interdisciplinarité
concerne le transfert des méthodes
d’une discipline à l’autre. Par exemple, le transfert des méthodes de
la mathématique aux phénomènes météorologiques ou ceux de la bourse a
engendré la théorie du chaos. L’interdisciplinarité déborde les
disciplines, mais sa finalité reste aussi
inscrite dans la recherche disciplinaire. La
transdisciplinarité
concerne, comme le préfixe latin « trans- » l’indique, ce qui est à la fois entre les
disciplines, à travers les différentes
disciplines et au-delà de toute
discipline. Sa finalité est la compréhension
du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la
connaissance. Le mot « transdisciplinarité » a été introduit en
1970 par Jean Piaget. La
recherche transdisciplinaire est radicalement distincte de la recherche
disciplinaire, tout en lui étant complémentaire. La recherche disciplinaire concerne, tout au plus, un seul et même
niveau de Réalité ;
d’ailleurs, dans la plupart des cas, elle ne concerne que des fragments d’un
seul et même niveau de Réalité. En revanche, la transdisciplinarité s’intéresse à la dynamique engendrée par
l’action de plusieurs niveaux de Réalité à la fois. La découverte de
cette dynamique passe nécessairement par la connaissance disciplinaire. La
disciplinarité, la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité et la
transdisciplinarité sont les quatre flèches d’un seul et même arc :
celui de la connaissance. La
connaissance plénière est un nouveau type de connaissance – la connaissance
transdisciplinaire (CT), qui correspond à une connaissance in vivo. Cette nouvelle connaissance est concernée par la
correspondance entre le monde extérieur de l’Objet et le monde intérieur du
Sujet. La connaissance CT est réellement une connaissance
du tiers. Par définition, la connaissance CT inclut un système de valeurs
(voir Tableau). Il
est important de réaliser que la connaissance disciplinaire et la connaissance
transdisciplinaire ne sont pas antagonistes mais complémentaires.
Leurs deux méthodologies sont fondées
sur l’esprit scientifique.
Tableau. Comparaison entre la
connaissance disciplinaire (CD) et la
connaissance transdisciplinaire (CT). La transdisciplinarité est une voie de témoignage de notre présence au monde et de notre expérience vécue à travers les fabuleux savoirs de notre époque. La vision transdisciplinaire, qui est à la fois une vision transculturelle et trans-religieuse, conduit, sur le plan social, à un changement radical de perspective et d’attitude. 4.
Méthodologie de la transdisciplinarité La
méthodologie de la transdisciplinarité est fondée sur trois postulats : i.
L’existence,
dans la Nature et dans notre connaissance de la Nature, de différents niveaux
de Réalité. ii.
Le
passage d’un niveau de Réalité à un autre niveau de Réalité s’effectue
par la logique du tiers inclus. iii.
La
structure de l’ensemble des niveaux de Réalité est une structure complexe :
chaque niveau est ce qu’il est parce que tous les autres niveaux existent à
la fois. Historiquement,
les deux premiers postulats sont justifiés par la physique quantique, tandis
que le troisième trouve sa source non seulement en physique quantique mais
aussi dans d’autres sciences exactes et humaines. Il
est important de souligner que la validité des trois postulats de la
transdisciplinarité peut être supposée sans référence à leur source
historique. En d’autres termes, la transdisciplinarité ne résulte pas d’un
transfert effectué à partir de la science moderne, ce qui serait une procédure
fausse sur le plan épistémologique et philosophique. La science moderne, par
ses aspects les plus généraux, nous a permis d’identifier les trois
postulats de la transdisciplinarité, mais, une fois formulés, ils ont une
validité beaucoup plus large, tout particulièrement dans le domaine de l’éducation
et de la culture. Nous
avons déjà discuté la signification du premier postulat. Le troisième
postulat concerne la complexité,
notion largement discutée ailleurs. Il convient de dire quelques mots sur la
signification du deuxième postulat. Deux
niveaux différents de Réalité sont reliés par la logique du tiers inclus,
une nouvelle logique par rapport à la logique classique. La
logique classique est fondée sur trois axiomes :
Si
on accepte néanmoins cette logique qui, après tout, a régné pendant deux
millénaires et qui continue de dominer la pensée d’aujourd’hui, on arrive
immédiatement à la conclusion que les couples de contradictoires mis en évidence
par la physique quantique – onde et
corpuscule, continuité et discontinuité,
séparabilité et non-séparabilité,
causalité locale et causalité
globale, symétrie et brisure de symétrie,
réversibilité et irréversibilité
du temps, etc. – sont mutuellement exclusifs, car on ne peut affirmer en même
temps la validité d’une chose et son contraire : A et non-A. La
plupart des logiques quantiques ont modifié le deuxième axiome de la logique
classique – l’axiome de non-contradiction – en introduisant la
non-contradiction à plusieurs valeurs de vérité à la place de celle du
couple binaire (A, non-A). Ce fut le mérite historique de Stéphane Lupasco
(1900-1988) d’avoir montré que la
logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée,
multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire. La
compréhension de l’axiome du tiers inclus – il
existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A – s’éclaire
complètement lorsque la notion de « niveaux de Réalité » est
introduite. Pour
obtenir une image claire du sens du tiers inclus, imaginons les trois termes de
la nouvelle logique – A, non-A et T – et leurs dynamismes associés comme étant
représentés par un triangle dont l’un des sommets se situe à un niveau de Réalité
et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l’on reste à
un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre
deux éléments contradictoires. Le troisième dynamisme, celui de l’état T,
s’exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni
est en fait uni, et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme
non-contradictoire. C’est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité
qui produit l’apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs. La
logique du tiers inclus est capable de décrire la cohérence entre tous les
niveaux de Réalité par un processus itératif. Ce processus continuera à
l’infini, jusqu’à l’épuisement de tous les niveaux de Réalité, connus
ou concevables, sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètement unifiée.
Dans ce sens, nous pouvons parler d’une évolution
de la connaissance, sans jamais pouvoir aboutir à une non-contradiction
absolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissance est à
jamais ouverte. Il
y a certainement une cohérence entre
les différents niveaux de Réalité, tout du moins dans le monde naturel. En
fait, une vaste autoconsistance – un
bootstrap cosmique – semble régir l’évolution de l’univers, de
l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’infiniment bref à
l’infiniment long. Un flux d’information se transmet d’une manière cohérente
d’un niveau de Réalité à un autre niveau de Réalité de notre univers
physique. Cette cohérence est orientée :
il y a une flèche associée à la transmission de l’information d’un niveau
à l’autre. Par conséquent, la cohérence, si elle est limitée aux seuls
niveaux de Réalité, s’arrête au niveau le plus « haut » et au
niveau le plus « bas ». Pour que la cohérence continue au-delà de
ces deux niveaux limites, pour qu’il y ait une unité ouverte, il faut considérer
que l’ensemble des niveaux de Réalité se prolonge par une zone
de non-résistance à nos expériences, représentations, descriptions,
images ou formalisations mathématiques. Dans
cette zone, il n’y a aucun niveau de Réalité. La
non-résistance de cette zone de transparence absolue est due, tout simplement,
aux limitations de notre corps et de nos organes des sens, quels que soient les
instruments de mesure qui prolongent ces organes des sens. La zone de non-résistance
correspond à ce qui ne se soumet à
aucune rationalisation. Il convient de se rappeler la distinction importante
faite par Edgar Morin entre rationnel et
rationalisation. La zone de non-résistance
est rationnelle, mais elle n’est pas rationalisable. Elle traduit
l’existence d’une interaction entre le Sujet et l’Objet, irréductible au
Sujet ou à l’Objet. Cette interaction est tout d’abord une expérience,
qui se traduit par un sentiment de ce qui relie les êtres et les choses et, par
conséquent, il induit dans les tréfonds de l’être humain le
respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même
Terre. La
structure ouverte de l’ensemble des niveaux de Réalité est en accord avec un
des résultats scientifiques les plus importants du XXe siècle :
le théorème de Gödel, concernant l’arithmétique. Le théorème de Gödel
nous dit qu’un système d’axiomes suffisamment riche conduit inévitablement
à des résultats soit indécidables, soit contradictoires. La portée du théorème
de Gödel a une importance considérable pour toute théorie moderne de la
connaissance car il ne concerne pas que le seul domaine de l’arithmétique,
mais aussi toute mathématique qui inclut l’arithmétique. La structure gödelienne
de l’ensemble des niveaux de Réalité, associée à la logique du tiers
inclus, implique l’impossibilité de bâtir une théorie complète pour décrire
le passage d’un niveau à l’autre et, a
fortiori, pour décrire l’ensemble des niveaux de Réalité. L’unité
reliant tous les niveaux de Réalité, si elle existe, doit nécessairement être
une unité ouverte. Un
nouveau Principe de Relativité émerge
de la coexistence entre la pluralité complexe et l’unité ouverte : aucun
niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d’où l’on puisse
comprendre tous les autres niveaux de Réalité. Un niveau de Réalité est
ce qu’il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Ce
Principe de Relativité est fondateur d’un nouveau regard sur la culture, la
religion, la politique, l’art, l’éducation, la vie sociale. Et lorsque
notre regard sur le monde change, le monde change. « Dire un mot vrai équivaut
à la transformation du monde » – écrit le grand pédagogue brésilien
Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés. Selon
la vision transdisciplinaire, la
connaissance n’est ni extérieure, ni intérieure : elle est à la fois
extérieure et intérieure. L’étude de l’Univers et l’étude de l’être
humain se soutiennent l’une l’autre. Les sciences exactes et les sciences
humaines sont complémentaires. C’est la transdisciplinarité qui est le tiers
permettant leur interaction. On
peut conclure que les sciences exactes, les sciences humaines et la
transdisciplinarité constituent le ternaire de la connaissance, permettant l’émergence
d’une nouvelle forme d’humanisme qui offre à chaque être humain la capacité
maximale de développement culturel et spirituel. Il s’agit de chercher ce
qu’il y a entre, à
travers et au-delà des êtres humains – ce qu’on peut appeler l’Être
des êtres. ***
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Conférence au Colloque « Les sciences humaines – Interaction avec
les sciences exactes et rôle dans la société », Université
Saint-Joseph, Beyrouth, 13 décembre 2002. |
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