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Les besoins de l'âme

 

Simone Weil

La notion d'obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n'est pas efficace par lui-même, mais seulement par l'obligation à laquelle il correspond ; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L'obligation est efficace dès qu'elle est reconnue. Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n'est reconnu par personne n'est pas grand-chose.

Cela n'a pas de sens de dire que les hommes ont, d'une part des droits, d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que des différences de point de vue. Leur relation est celle de l'objet et du sujet. Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations.

La notion de droit, étant d'ordre objectif, n'est pas séparable de celles d'existence et de réalité. Elle apparaît quand l'obligation descend dans le domaine des faits ; par suite elle enferme toujours dans une certaine mesure la considération des états de fait et des situations particulières. Les droits apparaissent toujours comme liés à certaines conditions. L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu'il est au-dessus de ce monde.

Les hommes de 1789 ne reconnaissaient pas la réalité d'un tel domaine. Ils ne reconnaissaient que celle des choses humaines. C'est pourquoi ils ont commencé par la notion de droit. Mais en même temps ils ont voulu poser des principes absolus. Cette contradiction les a fait tomber dans une confusion de langage et d'idées qui est pour beaucoup dans la confusion politique et sociale actuelle. Le domaine de ce qui est éternel, universel, inconditionné, est autre que celui des conditions de fait, et il y habite des notions différentes qui sont liées à la partie la plus secrète de l'âme humaine.

L'obligation ne lie que les êtres humains. Il n'y a pas d'obligations pour les collectivités comme telles. Mais il y en a pour tous les êtres humains qui composent, servent, commandent ou représentent une collectivité, dans la partie de leur vie liée à la collectivité comme dans celle qui en est indépendante.

Des obligations identiques lient tous les êtres humains, bien qu'elles correspondent à des actes différents selon les situations. Aucun être humain, quel qu'il soit, en aucune circonstance, ne peut s'y soustraire sans crime ; excepté dans les cas où, deux obligations réelles étant en fait incompatibles, un homme est contraint d'abandonner l'une d'elles.

L'imperfection d'un ordre social se mesure à la quantité de situations de ce genre qu'il enferme.

Mais même en ce cas il y a crime si l'obligation abandonnée n'est pas seulement abandonnée en fait, mais est de plus niée.

L'objet de l'obligation, dans le domaine des choses humaines, est toujours l'être humain comme tel. Il y obligation envers tout être humain, du seul fait qu'il est un être humain, sans qu'aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n'en reconnaîtrait aucune.

Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait, ni sur les jurisprudences, ni sur les coutumes, ni sur la structure sociale, ni sur les rapports de force, ni sur l'héritage du passé, ni sur l'orientation supposée de l'histoire. Car aucune situation de fait ne peut susciter une obligation.

Cette obligation ne repose sur aucune convention. Car toutes les conventions sont modifiables selon la volonté des contractants, au lieu qu'en elle aucun changement dans la volonté des hommes ne peut modifier quoi que ce soit.

Cette obligation est éternelle. Elle répond à la destinée éternelle de l'être humain. Seul l'être humain a une destinée éternelle. Les collectivités humaines n'en ont pas. Aussi n'y a-t-il pas à leur égard d'obligations directes qui soient éternelles. Seul est éternel le devoir envers l'être humain comme tel.

Cette obligation est inconditionnée. Si elle est fondée sur quelque chose, ce quelque chose n'appartient pas à notre monde. Dans notre monde, elle n'est fondée sur rien. C'est l'unique obligation relative aux choses humaines qui ne soit soumise à aucune condition.

Cette obligation a non pas un fondement, mais une vérification dans l'accord de la conscience universelle. Elle est exprimée par certains des plus anciens textes écrits qui nous aient été conservés. Elle est reconnue par tous dans tous les cas particuliers où elle n'est pas combattue par les intérêts ou les passions. C'est relativement à elle qu'on mesure le progrès.

La reconnaissance de cette obligation est exprimée d'une manière confuse et imparfaite, mais plus ou moins imparfaite selon les cas, par ce qu'on nomme les droits positifs. Dans la mesure où les droits positifs sont en contradiction avec elle, dans cette mesure exacte ils sont frappés d'illégitimité.

Quoique cette obligation éternelle réponde à la destinée éternelle de l'être humain, elle n'a pas cette destinée pour objet direct. La destinée éternelle d'un être humain ne peut être l'objet d'aucune obligation, parce qu'elle n'est pas subordonnée à des actions extérieures.

Le fait qu'un être humain possède une destinée éternelle n'impose qu'une seule obligation ; c'est le respect. L'obligation n'est accomplie que si le respect est effectivement exprimé, d'une manière réelle et non fictive ; il ne peut l'être que par l'intermédiaire des besoins terrestres de l'homme.

La conscience humaine n'a jamais varié sur ce point. Il y a des milliers d'années, les Égyptiens pensaient qu'une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : « Je n'ai laissé personne souffrir de la faim. » Tous les chrétiens se savent exposés à entendre un jour le Christ lui-même leur dire : « J'ai eu faim et tu ne m’as pas donné à manger. » Tout le monde se représente le progrès comme étant d'abord le passage à un état de la société humaine où les gens ne souffriront pas de la faim. Si on pose la question en termes généraux à n'importe qui, personne ne pense qu'un homme soit innocent si, ayant de la nourriture en abondance et trouvant sur le pas de sa porte quelqu'un aux trois quarts mort de faim, il passe sans rien lui donner.

C'est donc une obligation éternelle envers l'être humain que de ne pas le laisser souffrir de la faim quand on a l'occasion de le secourir. Cette obligation étant la plus évidente, elle doit servir de modèle pour dresser la liste des devoirs éternels envers tout être humain. Pour être établie en toute rigueur, cette liste doit procéder de ce premier exemple par voie d'analogie.

Par conséquent, la liste des obligations envers l'être humain doit correspondre à la liste de ceux des besoins humains qui sont vitaux, analogues à la faim.

Parmi ces besoins, certains sont physiques, comme la faim elle-même. Ils sont assez faciles à énumérer. Ils concernent la protection contre la violence, le logement, les vêtements, la chaleur, l'hygiène, les soins en cas de maladie.

D'autres, parmi ces besoins, n'ont pas rapport avec la vie physique, mais avec la vie morale. Comme les premiers cependant ils sont terrestres, et n'ont pas de relation directe qui soit accessible à notre intelligence avec la destinée éternelle de l'homme. Ce sont, comme les besoins physiques, des nécessités de la vie d'ici-bas. C'est-à-dire que s'ils ne sont pas satisfaits, l'homme tombe peu à peu dans un état plus ou moins analogue à la mort, plus ou moins proche d'une vie purement végétative,

Ils sont beaucoup plus difficiles à reconnaître et à énumérer que les besoins du corps. Mais tout le monde reconnaît qu'ils existent. Toutes les cruautés qu'un conquérant peut exercer sur des populations soumises, massacres, mutilations, famine organisée, mise en esclavage ou déportations massives, sont généralement considérées comme des mesures de même espèce, quoique la liberté ou le pays natal ne soient pas des nécessités physiques. Tout le monde a conscience qu'il y a des cruautés qui portent atteinte à la vie de l'homme sans porter atteinte à son corps. Ce sont celles qui privent l'homme d'une certaine nourriture nécessaire à la vie de l'âme.

Les obligations, inconditionnées ou relatives, éternelles ou changeantes, directes ou indirectes à l'égard des choses humaines dérivent toutes, sans exception, des besoins vitaux de l'être humain. Celles qui ne concernent pas directement tel, tel et tel être humain déterminé ont toutes pour objet des choses qui ont par rapport aux hommes un rôle analogue à la nourriture.

On doit le respect à un champ de blé, non pas pour lui-même, mais parce que c'est de la nourriture pour les hommes.

D'une manière analogue, on doit du respect à une collectivité, quelle qu'elle soit – patrie, famille, ou toute autre –, non pas pour elle-même, mais comme nourriture d'un certain nombre d'âmes humaines.

Cette obligation impose en fait des attitudes, des actes différents selon les différentes situations. Mais considérée en elle-même, elle est absolument identique pour tous.

Notamment, elle est absolument identique pour ceux qui sont à l'extérieur.

Le degré de respect qui est dû aux collectivités humaines est très élevé, par plusieurs considérations.

D'abord, chacune est unique, et, si elle est détruite, n'est pas remplacée. Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. La nourriture qu'une collectivité fournit à l'âme de ceux qui en sont membres n'a pas d'équivalent dans l'univers entier.

Puis, de par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l'avenir. Elle contient de la nourriture, non seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d'êtres non encore nés qui viendront au monde au cours des siècles prochains.

Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l'unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l'unique organe de transmission par l'intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l'unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l'homme, c'est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération.

À cause de tout cela, il peut arriver que l'obligation à l'égard d'une collectivité en péril aille jusqu'au sacrifice total. Mais, il ne s'ensuit pas que la collectivité soit au-dessus de l'être humain. Il arrive aussi que l'obligation de secourir un être humain en détresse doive aller jusqu'au sacrifice total, sans que cela implique aucune supériorité du côté de celui qui est secouru.

Un paysan, dans certaines circonstances, peut devoir s'exposer, pour cultiver son champ, à l'épuisement, à la maladie ou même à la mort. Mais il a toujours présent à l'esprit qu'il s'agit uniquement de pain.

D'une manière analogue, même au moment du sacrifice total, il n'est jamais dû à aucune collectivité autre chose qu'un respect analogue à celui qui est dû à la nourriture.

Il arrive très souvent que le rôle soit renversé. Certaines collectivités, au lieu de servir de nourriture, tout au contraire mangent les âmes. Il y a en ce cas maladie sociale, et la première obligation est de tenter un traitement ; dans certaines circonstances il peut être nécessaire de s'inspirer des méthodes chirurgicales.

Sur ce point aussi, l'obligation est identique pour ceux qui sont à l'intérieur de la collectivité et pour ceux qui sont au-dehors.

Il arrive aussi qu'une collectivité fournisse aux âmes de ceux qui en sont membres une nourriture insuffisante. En ce cas il faut l'améliorer.

Enfin il y a des collectivités mortes qui, sans dévorer les âmes, ne les nourrissent pas non plus. S'il est tout à fait certain qu'elles sont bien mortes, qu'il ne s'agit pas d'une léthargie passagère, et seulement en ce cas, il faut les anéantir.

La première étude à faire est celle des besoins qui sont à la vie de l'âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir.

Il ne faut jamais les confondre avec les désirs, les caprices, les fantaisies, les vices. Il faut aussi discerner l'essentiel et l'accidentel. L'homme a besoin, non de riz ou de pommes de terre, mais de nourriture ; non de bois ou de charbon, mais de chauffage. De même pour les besoins de l'âme, il faut reconnaître les satisfactions différentes, mais équivalentes, répondant aux mêmes besoins. Il faut aussi distinguer des nourritures de l'âme les poisons qui, quelque temps, peuvent donner l'illusion d'en tenir lieu.

L'absence d'une telle étude force les gouvernements, quand ils ont de bonnes intentions, à s'agiter au hasard.

Voici quelques indications.

Les besoins de l’âme

1 - L'ordre

Le premier besoin de l'âme, celui qui est le plus proche de sa destinée éternelle, c'est l'ordre, c'est-à-dire un tissu de relations sociales tel que nul ne soit contraint de violer des obligations rigoureuses pour exécuter d'autres obligations. L'âme ne souffre une violence spirituelle de la part des circonstances extérieures que dans ce cas. Car celui qui est seulement arrêté dans l'exécution d'une obligation par la menace de la mort ou de la souffrance peut passer outre, et ne sera blessé que dans son corps. Mais celui pour qui les circonstances rendent en fait incompatibles les actes ordonnés par plusieurs obligations strictes, celui-là, sans qu'il puisse s'en défendre, est blessé dans son amour du bien.

Aujourd'hui, il y a un degré très élevé de désordre et d'incompatibilité entre les obligations.

Quiconque agit de manière à augmenter cette incompatibilité est un fauteur de désordre. Quiconque agit de manière à la diminuer est un facteur d'ordre. Quiconque, pour simplifier les problèmes, nie certaines obligations, a conclu en son cœur une alliance avec le crime.

On n'a malheureusement pas de méthode pour diminuer cette incompatibilité. On n'a même pas la certitude que l'idée d'un ordre où toutes les obligations seraient compatibles ne soit pas une fiction. Quand le devoir descend au niveau des faits, un si grand nombre de relations indépendantes entrent en jeu que l'incompatibilité semble bien plus probable que la compatibilité.

Mais nous avons tous les jours sous les yeux l'exemple de l'univers, où une infinité d'actions mécaniques indépendantes concourent pour constituer un ordre qui, à travers les variations, reste fixe. Aussi aimons-nous la beauté du monde, parce que nous sentons derrière elle la présence de quelque chose d'analogue à la sagesse que nous voudrions posséder pour assouvir notre désir du bien.

À un degré moindre, les œuvres d'art vraiment belles offrent l'exemple d'ensembles où des facteurs indépendants concourent, d'une manière impossible à comprendre, pour constituer une beauté unique.

Enfin le sentiment des diverses obligations procède toujours d'un désir du bien qui est unique, fixe, identique à lui-même, pour tout homme, du berceau à la tombe. Ce désir perpétuellement agissant au fond de nous empêche que nous puissions jamais nous résigner aux situations où les obligations sont incompatibles. Ou nous avons recours au mensonge pour oublier qu'elles existent, ou nous nous débattons aveuglément pour en sortir.

La contemplation des œuvres d'art authentiques, et bien davantage encore celle de la beauté du monde, et bien davantage encore celle du bien inconnu auquel nous aspirons peut nous soutenir dans l'effort de penser continuellement à l'ordre humain qui doit être notre premier objet.

Les grands fauteurs de violence se sont encouragés eux-mêmes en considérant comment la force mécanique, aveugle, est souveraine dans tout l'univers.

En regardant le monde mieux qu'ils ne font, nous trouverons un encouragement plus grand, si nous considérons comment les forces aveugles innombrables sont limitées, combinées en un équilibre, amenées à concourir à une unité, par quelque chose que nous ne comprenons pas, mais que nous aimons et que nous nommons la beauté.

Si nous gardons sans cesse présente à l'esprit la pensée d'un ordre humain véritable, si nous y pensons comme à un objet auquel on doit le sacrifice total quand l'occasion s'en présente, nous serons dans la situation d'un homme qui marche dans la nuit, sans guide, mais en pensant sans cesse à la direction qu'il veut suivre. Pour un tel voyageur, il y a une grande espérance.

Cet ordre est le premier des besoins, il est même au-dessus des besoins proprement dits. Pour pouvoir le penser, il faut une connaissance des autres besoins.

Le premier caractère qui distingue les besoins des désirs, des fantaisies ou des vices, et les nourritures des gourmandises ou des poisons, c'est que les besoins sont limités, ainsi que les nourritures qui leur correspondent. Un avare n'a jamais assez d'or, mais pour tout homme, si on lui donne du pain à discrétion, il viendra un moment où il en aura assez. La nourriture apporte le rassasiement. Il en est de même des nourritures de l'âme.

Le second caractère, lié au premier, c'est que les besoins s'ordonnent par couples de contraires, et doivent se combiner en un équilibre. L'homme a besoin de nourriture, mais aussi d'un intervalle entre les repas ; il a besoin de chaleur et de fraîcheur, de repos et d'exercice. De même pour les besoins de l'âme.

Ce qu'on appelle le juste milieu consiste en réalité à ne satisfaire ni l'un ni l'autre des besoins contraires. C'est une caricature du véritable équilibre par lequel les besoins contraires sont satisfaits l'un et l'autre dans leur plénitude.

Les besoins de l’âme

2 - La liberté

Une nourriture indispensable à l'âme humaine est la liberté. La liberté, au sens concret du mot, consiste dans une possibilité de choix. Il s'agit, bien entendu, d'une possibilité réelle. Partout où il y a vie commune, il est inévitable que des règles, imposées par l'utilité commune, limitent le choix.

Mais la liberté n'est pas plus ou moins grande selon que les limites sont plus étroites ou plus larges. Elle a sa plénitude à des conditions moins facilement mesurables.

Il faut que les règles soient assez raisonnables et assez simples pour que quiconque le désire et dispose d'une faculté moyenne d'attention puisse comprendre, d'une part l'utilité à laquelle elles correspondent, d'autre part les nécessités de fait qui les ont imposées. Il faut qu'elles émanent d'une autorité qui ne soit pas regardée comme étrangère ou ennemie, qui soit aimée comme appartenant à ceux qu'elle dirige. Il faut qu'elles soient assez stables, assez peu nombreuses, assez générales, pour que la pensée puisse se les assimiler une fois pour toutes, et non pas se heurter contre elles toutes les fois qu'il y a une décision à prendre.

À ces conditions, la liberté des hommes de bonne volonté, quoique limitée dans les faits, est totale dans la conscience. Car les règles s'étant incorporées à leur être même, les possibilités interdites ne se présentent pas à leur pensée et n'ont pas à être repoussées. De même l'habitude, imprimée par l'éducation, de ne pas manger les choses repoussantes ou dangereuses n'est pas ressentie par un homme normal comme une limite à la liberté dans le domaine de l'alimentation. Seul l'enfant sent la limite.

Ceux qui manquent de bonne volonté ou restent puérils ne sont jamais libres dans aucun état de la société.

Quand les possibilités de choix sont larges au point de nuire à l'utilité commune, les hommes n'ont pas la jouissance de la liberté. Car il leur faut, soit avoir recours au refuge de l'irresponsabilité, de la puérilité, de l'indifférence, refuge où ils ne peuvent trouver que l'ennui, soit se sentir accablés de responsabilité en toute circonstance par la crainte de nuire à autrui. En pareil cas les hommes, croyant à tort qu'ils possèdent la liberté et sentant qu'ils n'en jouissent pas, en arrivent à penser que la liberté n'est pas un bien.

Les besoins de l’âme

3 - L’obéissance

L'obéissance est un besoin vital de l'âme humaine. Elle est de deux espèces : obéissance à des règles établies et obéissance à des êtres humains regardés comme des chefs. Elle suppose le consentement, non pas à l'égard de chacun des ordres reçus, mais un consentement accordé une fois pour toutes, sous la seule réserve, le cas échéant, des exigences de la conscience. Il est nécessaire qu'il soit généralement reconnu, et avant tout par les chefs, que le consentement et non pas la crainte du châtiment ou l'appât de la récompense constitue en fait le ressort principal de l'obéissance, de manière que la soumission ne soit jamais suspecte de servilité. Il faut qu'il soit connu aussi que ceux qui commandent obéissent de leur côté ; et il faut que toute la hiérarchie soit orientée vers un but dont la valeur et même la grandeur soit sentie par tous, du plus haut au plus bas.

L'obéissance étant une nourriture nécessaire à l'âme, quiconque en est définitivement privé est malade. Ainsi toute collectivité régie par un chef souverain qui n'est comptable à personne se trouve entre les mains d'un malade.

C'est pourquoi, là où un homme est placé pour la vie à la tête de l'organisation sociale, il faut qu'il soit un symbole et non un chef, comme c'est le cas pour le roi d'Angleterre ; il faut aussi que les convenances limitent sa liberté plus étroitement que celle d'aucun homme du peuple. De cette manière, les chefs effectifs, quoique chefs, ont quelqu'un au-dessus d'eux ; d'autre part ils peuvent, sans que la continuité soit rompue, se remplacer, et par suite recevoir chacun sa part indispensable d'obéissance.

Ceux qui soumettent des masses humaines par la contrainte et la cruauté les privent à la fois de deux nourritures vitales, liberté et obéissance ; car il n'est plus au pouvoir de ces masses d'accorder leur consentement intérieur à l'autorité qu'elles subissent. Ceux qui favorisent un état de choses où l'appât du gain soit le principal mobile enlèvent aux hommes l'obéissance, car le consentement qui en est le principe n'est pas une chose qui puisse se vendre.

Mille signes montrent que les hommes de notre époque étaient depuis longtemps affamés d'obéissance. Mais on en a profité pour leur donner l'esclavage.

Les besoins de l’âme

4 - La responsabilité

L'initiative et la responsabilité, le sentiment d'être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l'âme humaine.

La privation complète à cet égard est le cas du chômeur, même s'il est secouru de manière à pouvoir manger, s'habiller et se loger. Il n'est rien dans la vie économique, et le bulletin de vote qui constitue sa part dans la vie politique n'a pas de sens pour lui.

Le manœuvre est dans une situation à peine meilleure.

La satisfaction de ce besoin exige qu'un homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes, grands ou petits, affectant des intérêts étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. Il faut aussi qu'il ait à fournir continuellement des efforts. Il faut enfin qu'il puisse s'approprier par la pensée l'œuvre tout entière de la collectivité dont il est membre, y compris les domaines où il n'a jamais ni décision à prendre ni avis à donner. Pour cela, il faut qu'on la lui fasse connaître, qu'on lui demande d'y porter intérêt, qu'on lui en rende sensible la valeur, l'utilité, et s'il y a lieu la grandeur, et qu'on lui fasse clairement saisir la part qu'il y prend.

Toute collectivité, de quelque espèce qu'elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres, est tarée et doit être transformée.

Chez toute personnalité un peu forte, le besoin d'initiative va jusqu'au besoin de commandement. Une vie locale et régionale intense, une multitude d'œuvres éducatives et de mouvements de jeunesse, doivent donner à quiconque n'en est pas incapable, l'occasion de commander pendant certaines périodes de sa vie.

Les besoins de l’âme

5 - L'égalité

L'égalité est un besoin vital de l'âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d'égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l'être humain comme tel et n'a pas de degrés.

Par suite, les différences inévitables parmi les hommes ne doivent jamais porter la signification d'une différence dans le degré de respect. Pour qu'elles ne soient pas ressenties comme ayant cette signification, il faut un certain équilibre entre l'égalité et l'inégalité.

Une certaine combinaison de l'égalité et de l'inégalité est constituée par l'égalité des possibilités. Si n'importe qui peut arriver au rang social correspondant à la fonction qu'il est capable de remplir, et si l'éducation est assez répandue pour que nul ne soit privé d'aucune capacité du seul fait de sa naissance, l'espérance est la même pour tous les enfants. Ainsi chaque homme est égal en espérance à chaque autre, pour son propre compte quand il est jeune, pour le compte de ses enfants plus tard.

Mais cette combinaison, quand elle joue seule et non pas comme un facteur parmi d'autres, ne constitue pas un équilibre et enferme de grands dangers.

D'abord, pour un homme qui est dans une situation inférieure et qui en souffre, savoir que sa situation est causée par son incapacité, et savoir que tout le monde le sait, n'est pas une consolation, mais un redoublement d'amertume ; selon les caractères, certains peuvent en être accablés, certains autres menés au crime.

Puis il se crée ainsi inévitablement dans la vie sociale comme une pompe aspirante vers le haut. Il en résulte une maladie sociale si un mouvement descendant ne vient pas faire équilibre au mouvement ascendant. Dans la mesure où il est réellement possible qu'un enfant, fils de valet de ferme, soit un jour ministre, dans cette mesure il doit être réellement possible qu'un enfant, fils de ministre, soit un jour valet de ferme. Le degré de cette seconde possibilité ne peut être considérable sans un degré très dangereux de contrainte sociale.

Cette espèce d'égalité, si elle joue seule et sans limites, donne à la vie sociale un degré de fluidité qui la décompose.

Il y a des méthodes moins grossières pour combiner l'égalité et la différence. La première est la proportion. La proportion se définit comme la combinaison de l'égalité et de l'inégalité, et partout dans l'univers elle est l'unique facteur de l'équilibre.

Appliquée à l'équilibre social, elle imposerait à chaque homme des charges correspondantes à la puissance, au bien-être qu'il possède, et des risques correspondants en cas d'incapacité ou de faute. Par exemple, il faudrait qu'un patron incapable ou coupable d'une faute envers ses ouvriers ait beaucoup plus à souffrir, dans son âme et dans sa chair, qu'un manœuvre incapable, ou coupable d'une faute envers son patron. De plus, il faudrait que tous les manœuvres sachent qu'il en est ainsi. Cela implique, d'une part, une certaine organisation des risques, d'autre part, en droit pénal, une conception du châtiment où le rang social, comme circonstance aggravante, joue toujours dans une large mesure pour la détermination de la peine. À plus forte raison l'exercice des hautes fonctions publiques doit comporter de graves risques personnels.

Une autre manière de rendre l'égalité compatible avec la différence est d'ôter autant qu'on peut aux différences tout caractère quantitatif. Là où il y a seulement différence de nature, non de degré, il n'y a aucune inégalité.

En faisant de l'argent le mobile unique ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses, on a mis le poison de l'inégalité partout. Il est vrai que cette inégalité est mobile ; elle n'est pas attachée aux personnes, car l'argent se gagne et se perd ; elle n'en est pas moins réelle.

Il y a deux espèces d'inégalités, auxquelles correspondent deux stimulants différents. L'inégalité à peu près stable, comme celle de l'ancienne France, suscite l'idolâtrie des supérieurs – non sans un mélange de haine refoulée – et la soumission à leurs ordres. L'inégalité mobile, fluide, suscite le désir de s'élever. Elle n'est pas plus proche de l'égalité que l'inégalité stable, et elle est tout aussi malsaine. La Révolution de 1789, en mettant en avant l'égalité, n'a fait en réalité que consacrer la substitution d'une forme d'inégalité à l'autre.

Plus il y a égalité dans une société, moindre est l'action des deux stimulants liés aux deux formes d'inégalité, et par suite il en faut d'autres.

L'égalité est d'autant plus grande que les différentes conditions humaines sont regardées comme étant, non pas plus ou moins l'une que l'autre, mais simplement autres. Que la profession de mineur et celle de ministre soient simplement deux vocations différentes, comme celles de poète et de mathématicien. Que les duretés matérielles attachées à la condition de mineur soient comptées à l'honneur de ceux qui les souffrent.

En temps de guerre, si une armée a l'esprit qui convient, un soldat est heureux et fier d'être sous le feu et non au quartier général ; un général est heureux et fier que le sort de la bataille repose sur sa pensée ; et en même temps le soldat admire le général et le général admire le soldat. Un tel équilibre constitue une égalité. Il y aurait égalité dans les conditions sociales s'il s'y trouvait cet équilibre.

Cela implique pour chaque condition des marques de considération qui lui soient propres, et qui ne soient pas des mensonges.

Les besoins de l’âme

6 - La hiérarchie

La hiérarchie est un besoin vital de l'âme humaine. Elle est constituée par une certaine vénération, un certain dévouement à l'égard des supérieurs, considérés non pas dans leurs personnes ni dans le pouvoir qu'ils exercent, mais comme des symboles. Ce dont ils sont les symboles, c'est ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l'expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables. Une véritable hiérarchie suppose que les supérieurs aient conscience de cette fonction de symbole et sachent qu'elle est l'unique objet légitime du dévouement de leurs subordonnés. La vraie hiérarchie a pour effet d'amener chacun à s'installer moralement dans la place qu'il occupe.

Les besoins de l’âme

7 - L’honneur

L'honneur est un besoin vital de l'âme humaine. Le respect dû à chaque être humain comme tel, même s'il est effectivement accordé, ne suffit pas à satisfaire ce besoin ; car il est identique pour tous et immuable ; au lieu que l'honneur a rapport à un être humain considéré, non pas simplement comme tel, mais dans son entourage social. Ce besoin est pleinement satisfait, si chacune des collectivités dont un être humain est membre lui offre une part à une tradition de grandeur enfermée dans son passé et publiquement reconnue au-dehors.

Par exemple, pour que le besoin d'honneur soit satisfait dans la vie professionnelle, il faut qu'à chaque profession corresponde quelque collectivité réellement capable de conserver vivant le souvenir des trésors de grandeur, d'héroïsme, de probité, de générosité, de génie, dépensés dans l'exercice de la profession.

Toute oppression crée une famine à l'égard du besoin d'honneur, car les traditions de grandeur possédées par les opprimés ne sont pas reconnues, faute de prestige social.

C'est toujours là l'effet de la conquête. Vercingétorix n'était pas un héros pour les Romains. Si les Anglais avaient conquis la France au XVe siècle, Jeanne d'Arc serait bien oubliée, même dans une large mesure par nous. Actuellement, nous parlons d'elle aux Annamites, aux Arabes ; mais ils savent que chez nous on n'entend pas parler de leurs héros et de leurs saints ; ainsi l'état où nous les maintenons est une atteinte à l'honneur.

L'oppression sociale a les mêmes effets. Guynemer, Mermoz sont passés dans la conscience publique à la faveur du prestige social de l'aviation ; l'héroïsme parfois incroyable dépensé par des mineurs ou des pêcheurs a à peine une résonance dans les milieux de mineurs ou de pêcheurs.

Le degré extrême de la privation d'honneur est la privation totale de considération infligée à des catégories d'êtres humains. Tels sont en France, avec des modalités diverses, les prostituées, les repris de justice, les policiers, le sous-prolétariat d'immigrés et d'indigènes coloniaux... De. telles catégories ne doivent pas exister.

Le crime seul doit placer l'être qui l'a commis hors de la considération sociale, et le châtiment doit l'y réintégrer.

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8 - Le châtiment

Le châtiment est un besoin vital de l'âme humaine. Il est de deux espèces, disciplinaire et pénal. Ceux de la première espèce offrent une sécurité contre les défaillances, à l'égard desquelles la lutte serait trop épuisante s'il n'y avait un appui extérieur. Mais le châtiment le plus indispensable à l'âme est celui du crime. Par le crime un homme se met lui-même hors du réseau d'obligations éternelles qui lie chaque être humain à tous les autres. Il ne peut y être réintégré que par le châtiment, pleinement s'il y a consentement de sa part, sinon imparfaitement. De même que la seule manière de témoigner du respect à celui qui souffre de la faim est de lui donner à manger, de même le seul moyen de témoigner du respect à celui qui s'est mis hors la loi est de le réintégrer dans la loi en le soumettant au châtiment qu'elle prescrit.

Le besoin de châtiment n'est pas satisfait là où, comme c'est généralement le cas, le code pénal est seulement un procédé de contrainte par la terreur.

La satisfaction de ce besoin exige d'abord que tout ce qui touche au droit pénal ait un caractère solennel et sacré ; que la majesté de la loi se communique au tribunal, à la police, à l'accusé, au condamné, et cela même dans les affaires peu importantes, si seulement elles peuvent entraîner la privation de la liberté. Il faut que le châtiment soit un honneur, que non seulement il efface la honte du crime, mais qu'il soit regardé comme une éducation supplémentaire qui oblige à un plus grand degré de dévouement au bien public. Il faut aussi que la dureté des peines réponde au caractère des obligations violées et non aux intérêts de la sécurité sociale.

La déconsidération de la police, la légèreté des magistrats, le régime des prisons, le déclassement définitif des repris de justice, l'échelle des peines qui prévoit une punition bien plus cruelle pour dix menus vols que pour un viol ou pour certains meurtres, et qui même prévoit des punitions pour le simple malheur, tout cela empêche qu'il existe parmi nous quoi que ce soit qui mérite le nom de châtiment.

Pour les fautes comme pour les crimes, le degré d'impunité doit augmenter non pas quand on monte, mais quand on descend l'échelle sociale. Autrement les souffrances infligées sont ressenties comme des contraintes ou même des abus de pouvoir, et ne constituent pas des châtiments. Il n'y a châtiment que si la souffrance s'accompagne à quelque moment, fût-ce après coup, dans le souvenir, d'un sentiment de justice. Comme le musicien éveille le sentiment du beau par les sons, de même le système pénal doit savoir éveiller le sentiment de la justice chez le criminel par la douleur, ou même, le cas échéant, par la mort. Comme on dit de l'apprenti qui s'est blessé que le métier lui entre dans le corps, de même le châtiment est une méthode pour faire entrer la justice dans l'âme du criminel par la souffrance de la chair.

La question du meilleur procédé pour empêcher qu'il s'établisse en haut une conspiration en vue d'obtenir l'impunité est un des problèmes politiques les plus difficiles à résoudre. Il ne peut être résolu que si un ou plusieurs hommes ont la charge d'empêcher une telle conspiration, et se trouvent dans une situation telle qu'ils ne soient pas tentés d'y entrer eux-mêmes.

Les besoins de l’âme

9 - La liberté d’opinion

La liberté d'opinion et la liberté d'association sont généralement mentionnées ensemble. C'est une erreur. Sauf le cas des groupements naturels, l'association n'est pas un besoin, mais un expédient de la vie pratique.

Au contraire, la liberté d'expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu'elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l'intelligence. Par suite c'est un besoin de l'âme, car quand l'intelligence est mal à l'aise, l'âme entière est malade. La nature et les limites de la satisfaction correspondant à ce besoin sont inscrites dans la structure même des différentes facultés de l'âme. Car une même chose peut être limitée et illimitée, comme on peut prolonger indéfiniment la longueur d'un rectangle sans qu'il cesse d'être limité dans sa largeur.

Chez un être humain, l'intelligence peut s'exercer de trois manières. Elle peut travailler sur des problèmes techniques, c'est-à-dire chercher des moyens pour un but déjà posé. Elle peut fournir de la lumière lorsque s'accomplit la délibération de la volonté dans le choix d'une orientation. Elle peut enfin jouer seule, séparée des autres facultés, dans une spéculation purement théorique d'où a été provisoirement écarté tout souci d'action.

Dans une âme saine, elle s'exerce tour à tour des trois manières, avec des degrés différents de liberté. Dans la première fonction, elle est une servante. Dans la seconde fonction, elle est destructrice et doit être réduite au silence dès qu'elle commence à fournir des arguments à la partie de l'âme qui, chez quiconque n'est pas dans l'état de perfection, se met toujours du côté du mal. Mais quand elle joue seule et séparée, il faut qu'elle dispose d'une liberté souveraine. Autrement il manque à l'être humain quelque chose d'essentiel.

Il en est de même dans une société saine. C'est pourquoi il serait désirable de constituer, dans le domaine de la publication, une réserve de liberté absolue, mais de manière qu'il soit entendu que les ouvrages qui s'y trouvent publiés n'engagent à aucun degré les auteurs et ne contiennent aucun conseil pour les lecteurs. Là pourraient se trouver étalés dans toute leur force tous les arguments en faveur des causes mauvaises. Il est bon et salutaire qu'ils soient étalés. N'importe qui pourrait y faire l'éloge de ce qu'il réprouve le plus. Il serait de notoriété publique que de tels ouvrages auraient pour objet, non pas de définir la position des auteurs en face des problèmes de la vie, mais de contribuer, par des recherches préliminaires, à l'énumération complète et correcte des données relatives à chaque problème. La loi empêcherait que leur publication implique pour l'auteur aucun risque d'aucune espèce.

Au contraire, les publications destinées à influer sur ce qu'on nomme l'opinion, c'est-à-dire en fait sur la conduite de la vie, constituent des actes et doivent être soumises aux mêmes restrictions que tous les actes. Autrement dit, elles ne doivent porter aucun préjudice illégitime à aucun être humain, et surtout elles ne doivent jamais contenir aucune négation, explicite ou implicite, des obligations éternelles envers l'être humain, une fois que ces obligations ont été solennellement reconnues par la loi.

La distinction des deux domaines, celui qui est hors de l'action et celui qui en fait partie, est impossible à formuler sur le papier en langage juridique. Mais cela n'empêche pas qu'elle soit parfaitement claire. La séparation de ces domaines est facile à établir en fait, si seulement la volonté d'y parvenir est assez forte.

Il est clair, par exemple, que la presse quotidienne et hebdomadaire tout entière se trouve dans le second domaine. Les revues également, car elles constituent toutes un foyer de rayonnement pour une certaine manière de penser ; seules celles qui renonceraient à cette fonction pourraient prétendre à la liberté totale.

De même pour la littérature. Ce serait une solution pour le débat qui s'est élevé récemment au sujet de la morale et de la littérature, et qui a été obscurci par le fait que tous les gens de talent, par solidarité professionnelle, se trouvaient d'un côté, et seulement des imbéciles et des lâches de l'autre.

Mais la position des imbéciles et des lâches n'en était pas moins dans une large mesure conforme à la raison. Les écrivains ont une manière inadmissible de jouer sur les deux tableaux. Jamais autant qu'à notre époque ils n'ont prétendu au rôle de directeurs de conscience et ne l'ont exercé. En fait, au cours des années qui ont précédé la guerre, personne ne le leur a disputé excepté les savants. La place autrefois occupée par des prêtres dans la vie morale du pays était tenue par des physiciens et des romanciers, ce qui suffit à mesurer la valeur de notre progrès. Mais si quelqu'un demandait des comptes aux écrivains sur l'orientation de leur influence, ils se réfugiaient avec indignation derrière le privilège sacré de l'art pour l'art.

Sans aucun doute, par exemple, Gide a toujours su que des livres comme Les Nourritures terrestres ou Les Caves du Vatican ont eu une influence sur la conduite pratique de la vie chez des centaines de jeunes gens, et il en a été fier. Il n'y a dès lors aucun motif de mettre de tels livres derrière la barrière intouchable de l'art pour l'art, et d'emprisonner un garçon qui jette quelqu'un hors d'un train en marche. On pourrait tout aussi bien réclamer les privilèges de l'art pour l'art en faveur du crime. Autrefois les surréalistes n'en étaient pas loin. Tout ce que tant d'imbéciles ont répété à satiété sur la responsabilité des écrivains dans notre défaite est, par malheur, certainement vrai.

Si un écrivain, à la faveur de la liberté totale accordée à l'intelligence pure, publie des écrits contraires aux principes de morale reconnus par la loi, et si plus tard il devient de notoriété publique un foyer d'influence, il est facile de lui demander s'il est prêt à faire connaître publiquement que ces écrits n'expriment pas sa position. Dans le cas contraire, il est facile de le punir. S'il ment, il est facile de le déshonorer. De plus, il doit être admis qu'à partir du moment où un écrivain tient une place parmi les influences qui dirigent l'opinion publique, il ne peut pas prétendre à une liberté illimitée. Là aussi, une définition juridique est impossible, mais les faits ne sont pas réellement difficiles à discerner. Il n'y a aucune raison de limiter la souveraineté de la loi au domaine des choses exprimables en formules juridiques, puisque cette souveraineté s'exerce aussi bien par des jugements d'équité.

De plus, le besoin même de liberté, si essentiel à l'intelligence, exige une protection contre la suggestion, la propagande, l'influence par obsession. Ce sont là des modes de contrainte, une contrainte particulière, que n'accompagnent pas la peur ou la douleur physique, mais qui n'en est pas moins une violence. La technique moderne lui fournit des instruments extrêmement efficaces. Cette contrainte, par sa nature, est collective, et les âmes humaines en sont victimes.

L'État, bien entendu, se rend criminel s'il en use lui-même, sauf le cas d'une nécessité criante de salut public. Mais il doit de plus en empêcher l'usage. La publicité, par exemple, doit être rigoureusement limitée par la loi ; la masse doit en être très considérablement réduite ; il doit lui être strictement interdit de jamais toucher à des thèmes qui appartiennent au domaine de la pensée.

De même, il peut y avoir répression contre la presse, les émissions radiophoniques, et toute autre chose semblable, non seulement pour atteinte aux principes de moralité publiquement reconnus, mais pour la bassesse du ton et de la pensée, le mauvais goût, la vulgarité, pour une atmosphère morale sournoisement corruptrice. Une telle répression peut s'exercer sans toucher si peu que ce soit à la liberté d'opinion. Par exemple, un journal peut être supprimé sans que les membres de la rédaction perdent le droit de publier où bon leur semble, ou même, dans les cas les moins graves, de rester groupés pour continuer le même journal sous un autre nom. Seulement, il aura été publiquement marqué d'infamie et risquera de l'être encore. La liberté d'opinion est due uniquement, et sous réserves, au journaliste, non au journal ; car le journaliste seul possède la capacité de former une opinion.

D'une manière générale, tous les problèmes concernant la liberté d'expression s'éclaircissent si l'on pose que cette liberté est un besoin de l'intelligence, et que l'intelligence réside uniquement dans l'être humain considéré seul. Il n'y a pas d'exercice collectif de l'intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d'expression, parce que nul groupement n'en a le moins du monde besoin.

Bien au contraire, la protection de la liberté de penser exige qu'il soit interdit par la loi à un groupement d'exprimer une opinion. Car lorsqu'un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. Tôt ou tard les individus se trouvent empêchés, avec un degré de rigueur plus ou moins grand, sur un nombre de problèmes plus ou moins considérables, d'exprimer des opinions opposées à celles du groupe, à moins d'en sortir. Mais la rupture avec un groupe dont on est membre entraîne toujours des souffrances, tout au moins une souffrance sentimentale. Et autant le risque, la possibilité de souffrance, sont des éléments sains et nécessaires de l'action, autant ce sont choses malsaines dans l'exercice de l'intelligence. Une crainte, même légère, provoque toujours soit du fléchissement, soit du raidissement, selon le degré de courage, et il n'en faut pas plus pour fausser l'instrument de précision extrêmement délicat et fragile que constitue l'intelligence. Même l'amitié à cet égard est un grand danger. L'intelligence est vaincue dès que l'expression des pensées est précédée, explicitement ou implicitement, du petit mot « nous ». Et quand la lumière de l'intelligence s'obscurcit, au bout d'un temps assez court l'amour du bien s'égare.

La solution pratique immédiate, c'est l'abolition des partis politiques. La lutte des partis, telle qu'elle existait dans la Troisième République, est intolérable ; le parti unique, qui en est d'ailleurs inévitablement l'aboutissement, est le degré extrême du mal ; il ne reste d'autre possibilité qu'une vie publique sans partis. Aujourd'hui, pareille idée sonne comme quelque chose de nouveau et d'audacieux. Tant mieux, puisqu'il faut du nouveau. Mais en fait c'est simplement la tradition de 1789. Aux yeux des gens de 1789, il n'y avait même pas d'autre possibilité ; une vie publique telle que la nôtre au cours du dernier demi-siècle leur aurait paru un hideux cauchemar ; ils n'auraient jamais cru possible qu'un représentant du peuple pût abdiquer sa dignité au point de devenir le membre discipliné d'un parti.

Rousseau d'ailleurs avait montré clairement que la lutte des partis tue automatiquement la République. Il en avait prédit les effets. Il serait bon d'encourager en ce moment la lecture du Contrat Social. En fait, à présent, partout où il y avait des partis politiques, la démocratie est morte. Chacun sait que les partis anglais ont des traditions, un esprit, une fonction tels qu'ils ne sont comparables à rien d'autre. Chacun sait aussi que les équipes concurrentes des États-Unis ne sont pas des partis politiques. Une démocratie où la vie publique est constituée par la lutte des partis politiques est incapable d'empêcher la formation d'un parti qui ait pour but avoué de la détruire. Si elle fait des lois d'exception, elle s'asphyxie elle-même. Si elle n'en fait pas, elle est aussi en sécurité qu'un oiseau devant un serpent.

Il faudrait distinguer deux espèces de groupements, les groupements d'intérêts, auxquels l'organisation et la discipline seraient autorisées dans une certaine mesure, et les groupements d'idées, auxquels elles seraient rigoureusement interdites. Dans la situation actuelle, il est bon de permettre aux gens de se grouper pour défendre leurs intérêts, c'est-à-dire les gros sous et les choses similaires, et de laisser ces groupements agir dans des limites très étroites et sous la surveillance perpétuelle des pouvoirs publics. Mais il ne faut pas les laisser toucher aux idées. Les groupements où s'agitent des pensées doivent être moins des groupements que des milieux plus ou moins fluides. Quand une action s'y dessine, il n'y a pas de raison qu'elle soit exécutée par d'autres que par ceux qui l'approuvent.

Dans le mouvement ouvrier par exemple, une telle distinction mettrait fin à une confusion inextricable. Dans la période qui a précédé la guerre, trois orientations sollicitaient et tiraillaient perpétuellement tous les ouvriers. D'abord la lutte pour les gros sous ; puis les restes, de plus en plus faibles, mais toujours un peu vivants, du vieil esprit syndicaliste de jadis, idéaliste et plus ou moins libertaire ; enfin les partis politiques. Fréquemment, au cours d'une grève, les ouvriers qui souffraient et luttaient auraient été bien incapables de se rendre compte s'il s'agissait de salaires, ou d'une poussée du vieil esprit syndical, ou d'une opération politique menée par un parti ; et personne non plus ne pouvait s'en rendre compte du dehors.

Une telle situation est impossible. Quand la guerre a éclaté, les syndicats en France étaient morts ou presque, malgré les millions d'adhérents ou à cause d'eux. Ils ont repris un embryon de vie, après une longue léthargie, à l'occasion de la résistance contre l'envahisseur. Cela ne prouve pas qu'ils soient viables. Il est tout à fait clair qu'ils avaient été tués ou presque par deux poisons dont chacun séparément était mortel.

Des syndicats ne peuvent pas vivre si les ouvriers y sont obsédés par les sous au même degré que dans l'usine, au cours du travail aux pièces. D'abord parce qu'il en résulte l'espèce de mort morale toujours causée par l'obsession de l'argent. Puis parce que, dans les conditions sociales présentes, le syndicat, étant alors un facteur perpétuellement agissant dans la vie économique du pays, finit inévitablement par être transformé en organisation professionnelle unique, obligatoire, mise au pas dans la vie officielle. Il est alors passé à l'état de cadavre.

D'autre part, il est non moins clair que le syndicat ne peut pas vivre à côté des partis politiques. Il y a là une impossibilité qui est de l'ordre des lois mécaniques. Pour une raison analogue, d'ailleurs, le parti socialiste ne peut pas vivre à côté du parti communiste, parce que le second possède la qualité de parti, si l'on peut dire, à un degré beaucoup plus élevé.

D'ailleurs l'obsession des salaires renforce l'influence communiste, parce que les questions d’argent, si vivement qu'elles touchent presque tous les hommes, dégagent en même temps pour tous les hommes un ennui si mortel que la perspective apocalyptique de la révolution, selon la version communiste, est indispensable pour compenser. Si les bourgeois n'ont pas le même besoin d'apocalypse, c'est que les chiffres élevés ont une poésie, un prestige qui tempère un peu l'ennui lié à l'argent, au lieu que quand l'argent se compte en sous, l'ennui est à l'état pur. D'ailleurs le goût des bourgeois grands et petits pour le fascisme montre que, malgré tout, eux aussi s'ennuient.

Le gouvernement de Vichy a créé en France pour les ouvriers des organisations professionnelles uniques et obligatoires. Il est regrettable qu'il leur ait donné, selon la mode moderne, le nom de corporation, qui désigne en réalité quelque chose de tellement différent et de si beau. Mais il est heureux que ces organisations mortes soient là pour assumer la partie morte de l'activité syndicale. Il serait dangereux de les supprimer. Il vaut bien mieux les charger de l'action quotidienne pour les gros sous et les revendications dites immédiates. Quant aux partis politiques, s'ils étaient tous rigoureusement interdits dans un climat général de liberté, il faut espérer que leur existence clandestine serait au moins difficile.

En ce cas, les syndicats ouvriers, s'il y reste encore une étincelle de vie véritable, pourraient redevenir peu à peu l'expression de la pensée ouvrière, l'organe de l'honneur ouvrier. Selon la tradition du mouvement ouvrier français, qui s'est toujours regardé comme responsable de tout l'univers, ils s'intéresseraient à tout ce qui touche à la justice – y compris, le cas échéant, les questions de gros sous, mais de loin en loin et pour sauver des êtres humains de la misère.

Bien entendu, ils devraient pouvoir exercer une influence sur les organisations professionnelles selon des modalités définies par la loi.

Il n'y aurait peut-être que des avantages à interdire aux organisations professionnelles de déclencher une grève, et à le permettre aux syndicats, avec des réserves, en faisant correspondre des risques à cette responsabilité, en interdisant toute contrainte, et en protégeant la continuité de la vie économique.

Quant au lock-out, il n'y a pas de motif de ne pas l'interdire tout à fait.

L'autorisation des groupements d'idées pourrait être soumise à deux conditions. L'une, que l'excommunication n'y existe pas. Le recrutement se ferait librement par voie d'affinité, sans toutefois que personne puisse être invité à adhérer à un ensemble d'affirmations cristallisées en formules écrites ; mais un membre une fois admis ne pourrait être exclu que pour faute contre l'honneur ou délit de noyautage ; délit qui impliquerait d'ailleurs une organisation illégale et par suite exposerait à un châtiment plus grave.

Il y aurait là véritablement une mesure de salut public, l'expérience ayant montré que les États totalitaires sont établis par les partis totalitaires, et que les partis totalitaires se forgent à coups d'exclusions pour délit d'opinion.

L'autre condition pourrait être qu'il y ait réellement circulation d'idées, et témoignage tangible de cette circulation, sous forme de brochures, revues ou bulletins dactylographiés dans lesquels soient étudiés des problèmes d'ordre général. Une trop grande uniformité d'opinions rendrait un groupement suspect.

Au reste, tous les groupements d'idées seraient autorisés à agir comme bon leur semblerait, à condition de ne pas violer la loi et de ne contraindre leurs membres par aucune discipline.

Quant aux groupements d'intérêts, leur surveillance devrait impliquer d'abord une distinction ; c'est que le mot intérêt exprime quelquefois le besoin et quelquefois tout autre chose. S'il s'agit d'un ouvrier pauvre, l'intérêt, cela veut dire la nourriture, le logement, le chauffage. Pour un patron, cela veut dire autre chose. Quand le mot est pris au premier sens, l'action des pouvoirs publics devrait consister principalement à stimuler, soutenir, protéger la défense des intérêts. Au cas contraire, l'activité des groupements d'intérêts doit être continuellement contrôlée, limitée, et toutes les fois qu'il y a lieu réprimée par les pouvoirs publics. Il va de soi que les limites les plus étroites et les châtiments les plus douloureux conviennent à celles qui par nature sont les plus puissantes.

Ce qu'on a appelé la liberté d'association a été en fait jusqu'ici la liberté des associations. Or les associations n'ont pas à être libres ; elles sont des instruments, elles doivent être asservies. La liberté ne convient qu'à l'être humain.

Quant à la liberté de pensée, on dit vrai dans une large mesure quand on dit que sans elle il n'y a pas de pensée. Mais il est plus vrai encore de dire que quand la pensée n'existe pas, elle n'est pas non plus libre. Il y avait eu beaucoup de liberté de pensée au cours des dernières années, mais il n'y avait pas de pensée. C'est à peu près la situation de l'enfant qui, n'ayant pas de viande, demande du sel pour la saler.

Les besoins de l’âme

10 - La sécurité

La sécurité est un besoin essentiel de l'âme. La sécurité signifie que l'âme n'est pas sous le poids de la peur ou de la terreur, excepté par l'effet d'un concours de circonstances accidentelles et pour des moments rares et courts. La peur ou la terreur, comme états d'âme durables, sont des poisons presque mortels, que la cause en soit la possibilité du chômage, ou la répression policière, ou la présence d'un conquérant étranger, ou l'attente d'une invasion probable, ou tout autre malheur qui semble surpasser les forces humaines.

Les maîtres romains exposaient un fouet dans le vestibule à la vue des esclaves, sachant que ce spectacle mettait les âmes dans l'état de demi-mort indispensable à l'esclavage. D'un autre côté, d'après les Égyptiens, le juste doit pouvoir dire après la mort : « Je n'ai causé de peur à personne. »

Même si la peur permanente constitue seulement un état latent, de manière à n'être que rarement ressentie comme une souffrance, elle est toujours une maladie. C'est une demi-paralysie de l'âme.

Les besoins de l’âme

11 - Le risque

Le risque est un besoin essentiel de l'âme. L'absence de risque suscite une espèce d'ennui qui paralyse autrement que la peur, mais presque autant. D'ailleurs il y a des situations qui, impliquant une angoisse diffuse sans risques précis, communiquent les deux maladies à la fois.

Le risque est un danger qui provoque une réaction réfléchie ; c'est-à-dire qu'il ne dépasse pas les ressources de l'âme au point de l'écraser sous la peur. Dans certains cas, il enferme une part de jeu ; dans d'autres cas, quand une obligation précise pousse l'homme à y faire face, il constitue le plus haut stimulant possible.

La protection des hommes contre la peur et la terreur n'implique pas la suppression du risque ; elle implique au contraire la présence permanente d'une certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale ; car l'absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l'âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. Il faut seulement que le risque se présente dans des conditions telles qu'il ne se transforme pas en sentiment de fatalité.

Les besoins de l’âme

12 - La propriété privée

La propriété privée est un besoin vital de l'âme. L'âme est isolée, perdue, si elle n'est pas dans un entourage d'objets qui soient pour elle comme un prolongement des membres du corps. Tout homme est invinciblement porté à s'approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie. Ainsi un jardinier, au bout d'un certain temps, sent que le jardin est à lui. Mais là où le sentiment d'appropriation ne coïncide pas avec la propriété juridique, l'homme est continuellement menacé d'arrachements très douloureux.

Si la propriété privée est reconnue comme un besoin, cela implique pour tous la possibilité de posséder autre chose que les objets de consommation courante. Les modalités de ce besoin varient beaucoup selon les circonstances ; mais il est désirable que la plupart des gens soient propriétaires de leur logement et d'un peu de terre autour, et, quand il n'y a pas impossibilité technique, de leurs instruments de travail. La terre et le cheptel sont au nombre des instruments du travail paysan.

Le principe de la propriété privée est violé dans le cas d'une terre travaillée par des ouvriers agricoles et des domestiques de ferme aux ordres d'un régisseur, et possédée par des citadins qui en touchent les revenus. Car de tous ceux qui ont une relation avec cette terre, il n'y a personne qui, d'une manière ou d'une autre, n'y soit étranger. Elle est gaspillée, non du point de vue du blé, mais du point de vue de la satisfaction qu'elle pourrait fournir au besoin de propriété.

Entre ce cas extrême et l'autre cas limite du paysan qui cultive avec sa famille la terre qu'il possède, il y a beaucoup d'intermédiaires où le besoin d'appropriation des hommes est plus ou moins méconnu.

Les besoins de l’âme

13 - La propriété collective

La participation aux biens collectifs, participation consistant non pas en jouissance matérielle, mais en un sentiment de propriété, est un besoin non moins important. Il s'agit d'un état d'esprit plutôt que d'une disposition juridique. Là où il y a véritablement une vie civique, chacun se sent personnellement propriétaire des monuments publics, des jardins, de la magnificence déployée dans les cérémonies, et le luxe que presque tous les êtres humains désirent est ainsi accordé même aux plus pauvres. Mais ce n'est pas seulement l'État qui doit fournir cette satisfaction, c'est toute espèce de collectivité.

Une grande usine moderne constitue un gaspillage en ce qui concerne le besoin de propriété. Ni les ouvriers, ni le directeur qui est aux gages d'un conseil d'administration, ni les membres du conseil qui ne la voient jamais, ni les actionnaires qui en ignorent l'existence, ne peuvent trouver en elle la moindre satisfaction à ce besoin.

Quand les modalités d'échange et d'acquisition entraînent le gaspillage des nourritures matérielles et morales, elles sont à transformer.

Il n'y a aucune liaison de nature entre la propriété et l'argent. La liaison établie aujourd'hui est seulement le fait d'un système qui a concentré sur l'argent la force de tous les mobiles possibles. Ce système étant malsain, il faut opérer la dissociation inverse.

Le vrai critérium, pour la propriété, est qu'elle est légitime pour autant qu'elle est réelle. Ou plus exactement, les lois concernant la propriété sont d'autant meilleures qu'elles tirent mieux parti des possibilités enfermées dans les biens de ce monde pour la satisfaction du besoin de propriété commun à tous les hommes.

Par conséquent, les modalités actuelles d'acquisition et de possession doivent être transformées au nom du principe de propriété. Toute espèce de possession qui ne satisfait chez personne le besoin de propriété privée ou collective peut raisonnablement être regardée comme nulle.

Cela ne signifie pas qu'il faille la transférer à l'État, mais plutôt essayer d'en faire une propriété véritable.

Les besoins de l’âme

14 - La vérité

Le besoin de vérité est plus sacré qu'aucun autre. Il n'en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s'est une fois rendu compte de la quantité et de l'énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l'eau d'un puits douteux.

Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s'instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n'a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela a-t-il d'alléguer que les auteurs sont de bonne foi ? Eux ne travaillent pas physiquement huit heures par jour. La société les nourrit pour qu'ils aient le loisir et se donnent la peine d'éviter l'erreur. Un aiguilleur cause d'un déraillement serait mal accueilli en alléguant qu'il est de bonne foi.

À plus forte raison est-il honteux de tolérer l'existence de journaux dont tout le monde sait qu'aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s'il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.

Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu'un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l'erreur.

Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l'organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c'est un crime impunissable. Qu'est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu'elle a été reconnue comme criminelle ? D'où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C'est une des plus monstrueuses déformations de l'esprit juridique.

Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu'on est résolu, si on a en l'occasion, à punir tous les crimes ?

Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité.

La première serait l'institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée.

Par exemple un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : « les plus grands penseurs de l'antiquité n'avaient pas songé à condamner l'esclavage », traduirait Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit parvenu sur l'esclavage, celui d'Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : « quelques-uns affirment que l'esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison ». Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n'aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l'antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu'il lui était si facile d'éviter l'erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu'involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l'obligation de porter à la connaissance du public le blâme du tribunal, et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.

Le jour où Gringoire publia in extenso un discours attribué à un anarchiste espagnol qui avait été annoncé comme orateur dans une réunion parisienne, mais qui en fait, au dernier moment, n'avait pu quitter l'Espagne, un pareil tribunal n'aurait pas été superflu. La mauvaise foi étant dans un tel cas plus évidente que deux et deux font quatre, la prison ou le bagne n'auraient peut-être pas été trop sévères.

Dans ce système, il serait permis à n'importe qui, ayant reconnu une erreur évitable dans un texte imprimé ou dans une émission de la radio, de porter une accusation devant ces tribunaux.

La deuxième mesure serait d'interdire absolument toute propagande de toute espèce par la radio ou par la presse quotidienne. On ne permettrait à ces deux instruments de servir qu'à l'information non tendancieuse.

Les tribunaux dont il vient d'être question veilleraient à ce que l'information ne soit pas tendancieuse.

Pour les organes d'information ils pourraient avoir à juger, non seulement les affirmations erronées, mais encore les omissions volontaires et tendancieuses.

Les milieux où circulent des idées et qui désirent les faire connaître auraient droit seulement à des organes hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels. Il n'est nullement besoin d'une fréquence plus grande si l'on veut faire penser et non abrutir.

La correction des moyens de persuasion serait assurée par la surveillance des mêmes tribunaux, qui pourraient supprimer un organe en cas d'altération trop fréquente de la vérité. Mais ses rédacteurs pourraient le faire reparaître sous un autre nom.

Dans tout cela il n'y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l'âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l'erreur.

Mais qui garantit l'impartialité des juges ? objectera-t-on. La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c'est qu'ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu'ils soient naturellement doués d'une intelligence étendue, claire et précise, et qu'ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu'ils s'y accoutument à aimer la vérité.

Il n'y a aucune possibilité de satisfaire chez un peuple le besoin de vérité si l'on ne peut trouver à cet effet des hommes qui aiment la vérité.

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