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Avant l’aspirine
Nazih
Abou Afach
Pense à
la souffrance. Comme Michel-Ange pensait au supplice de la pierre, pense à la souffrance. Pense à l’ennui du ver – vierge de la terre – nu et démuni, se glissant dans les boyaux de son désespoir et dévorant les ténèbres. Pense à la mélancolie des plantes, à ce qu’éprouve l’oiseau, à ce qu’endure la graine, à ce dont rêve la brindille arrachée. Pense à la migraine de l’escargot… (As-tu jamais songé à un escargot qui souffre ?) Pense à la perplexité de l’ânesse timide, au cri sanglant de son accouchement qui se déverse sur la couche de sa première maternité. Pense à la génisse vierge qui, sous la balance de sa mort, presse de son œil le vent et implore la tendresse de son frère le boucher. Pense à la souffrance. … … … … … … … … Pense au vacarme des souffrances avant qu’elles ne débouchent sur l’idée, aux hoquets de la musique avant qu’elle ne devienne la chanson nuptiale. Pense à la larme aride de la mère du soldat défunt qu’elle hurle devant l’objectif de l’Histoire : « Je suis fière de sa mort. » Pense à la souffrance. … … … … … … … … Je ne te dis pas : Pleure. Je ne t’invite pas à une messe de pitié, ni te supplie : Prie pour telle et telle chose… Pense, seulement ; pense autant que tu peux, le plus profondément possible. Pense que tu es l’escargot et l’oiseau et la femme et la brindille arrachée. Et plus : sois – toi-même – ceux-là et celles-ci. Pense que tu es – toi – ce qui souffre et que toi, peut être à cause de la honte, tu ne parviens pas à te dire : « Je souffre. » Toi, l’impuissant, lorsque tu supplies dans le secret, tu supplies des murs, des hommes et des icônes qui ne parviennent pas à guérir la souffrance. Pense et à « toi »… et à la souffrance. Mais attention : la souffrance n’est pas une simple idée. La souffrance est matière. La souffrance est la mémoire des éléments. … … … … … … … … Pense et crois à ce que tu penses ; parce que – comment le saurait-on ?! – peut être le vent n’est-il que le cri de la blessure de l’oiseau, les ténèbres, le gémissement du roc, le vert, la larme du cœur de la brindille. Pense à la souffrance. … … … … … … … … N’invoque le secours de quiconque et de nulle chose. Ce que tu cries n’est pas entendu, ce que tu agites, nul ne le voit. Le cri de la souffrance : le silence. Ainsi, pense la souffrance. … … … … … … … … Pense : (À ce qui était avant l’aspirine… quand les gens rêvaient la vie par leurs dents et soignaient les souffrances de la mort par les cris des cœurs désespérés. C’était avant l’aspirine… Avant les langues, les messages et les talismans, avant les grandes interrogations et les grandes révélations, avant les « Help me ! », les « À l’aide ! », et les « Panse de ta tendresse la souffrance de mon cœur ». C’était avant l’aspirine… Avant le feu, les tambours, les drapeaux et les bouteilles des marins en perdition qui flottent sur les toits des océans de la mort…). Pense aux cauchemars de ces temps anciens, aux clameurs de ces gens. Pense à la souffrance des créatures faibles, impuissantes, abasourdies, muettes. Pense à ceci et cela, à la souffrance de ceci et cela. Éprouve
ceci, cela, et encore cela, pas comme celui qui participe au festin du repentir ou au festin de la pitié, mais comme quelqu’un qui souffre pour l’ensemble d’une Création. Pense la souffrance et tu découvriras la langue originelle de ton illustre ancêtre : Dieu. 11
juillet 2003 ***
*** *** Traduction de l’arabe par Marie Llinas revue par Dimitri Avghérinos
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